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Chapitre IV. Acteurs !

Cette année-là, M. Gigleux, le professeur de cinquième, qui se plaignait depuis longtemps de douleurs rhumatismales, se trouva contraint, presque au lendemain de la rentrée, de résilier ses fonctions et sollicita sa mise à la retraite. Il fut provisoirement remplacé par le plus âgé des maîtres d’étude, M. Mazin.

En écrivant ce nom, ma main tremble, mon cœur se prend à battre plus vite, mes yeux se troublent, se ferment à demi, et j’aperçois, comme dans un lointain lumineux, mille scènes typiques, je vois renaître mille émouvants et inoubliables épisodes.

Pauvre et cher M. Mazin ! Par suite de quelles infortunes était-il venu échouer dans notre coin de province ? D’où sortait-il ? Qui était-il ? Autant de questions que je me suis souvent posées plus tard, sans jamais arriver à les résoudre.

Malheureux, besogneux, M. Mazin devait l’être ; sa mise — ce long manteau à capuchon, ce caban verdâtre, tout râpé, qui ne le quittait pas de l’hiver, même en classe, et qu’il remplaçait l’été par une jaquette d’alpaga défraîchie, à reflets roussâtres, — le révélait suffisamment. Il était marié, disait-on, père d’une ribambelle d’enfants ; il avait laissé cette smala à Paris ; mais il lui fallait fournir la pâtée à tous ces petits becs, la niche à tout ce petit monde, et son costume, à lui, s’en ressentait.

Il pouvait avoir alors de trente à trente-cinq ans. Il avait débuté, contait-on, par être acteur, et la chose est effectivement fort probable ; mais rien, absolument rien, dans son physique ni son allure, ne rappelait cette profession. Au lieu du visage glabre, des joues terreuses et bleuâtres, ordinaires aux hommes forcés chaque soir de se farder et se grimer, il avait un magnifique collier de barbe copieusement fournie, toute rousse, et qui frisait naturellement ; il portait de longs cheveux châtain clair, qui tombaient en belles boucles jusque sur le collet, toujours graisseux, hélas ! de son manteau ou de sa jaquette ; il avait le front vaste et hautement dégagé, l’œil bleu, luisant et caressant — une tête imposante et superbe, une vraie tête de Christ.

Comme on avait reconnu notre faiblesse en français et qu’on cherchait à y remédier, il avait été décidé qu’une des classes de la semaine, la séance du mercredi soir, serait enlevée au latin et consacrée à une dictée d’orthographe, une révision des règles de la syntaxe, et à des récitations et explications d’auteurs français.

C’est grâce à cette modification de programme qu’il nous a été loisible de faire connaissance avec les écrivains favoris de M. Mazin, d’être initiés d’ores et déjà aux beautés de Corneille, de Racine et de Molière, à celles de nos contemporains surtout, de Victor Hugo, d’Alfred de Vigny, de Lamartine, voire de Casimir Delavigne, qui n’était pas alors démodé comme il l’est si injustement devenu depuis.

La dictée d’orthographe ne durait pas plus de dix minutes, et, aussitôt après, la « récitation » commençait, la vraie séance s’ouvrait.

Pour me résumer d’un mot, je dirai que M. Mazin nous jouait alors et nous faisait jouer la comédie.

C’était charmant, amusant et entraînant au possible !

Nous avions tout un répertoire de monologues et de scènes détachées à deux, trois, quatre, cinq personnages, qui s’accroissait chaque semaine et alimentait nos… représentations.

C’était le récit du combat du Cid, les imprécations de Camille, les fureurs d’Oreste, le songe d’Athalie ; aussi bien que la véhémente et éloquente prosopopée de la Patrie, au début de Marino Faliero :

….. O bien, qu’aucun bien ne peut rendre !
O patrie ! ô doux nom que l’exil fait comprendre !

et la célèbre apostrophe de Triboulet, dans le Roi s’amuse :

Je vais donc me venger ! Enfin la chose est prête !

et les Fantômes, et la Prière pour tous, et le Crucifix.

C’étaient maintes scènes de Polyeucte et de Britannicus, du Misanthrope et des Femmes savantes ; mais surtout de Louis XI et des Enfants d’Édouard, de Marie Tudor, d’Hernani et de Ruy Blas.

Sauf son penchant pour Corneille, M. Mazin avait, il faut bien en convenir, un faible particulier pour les modernes ; et comme un jour je le priais de nous dire le récit de Théramène :

A peine nous sortions des portes de Trézène,
Il était sur son char….

« Oh ! c’est bien rococo ! » me répliqua-t-il, oubliant en ce moment qu’il nous avait déclamé lui-même et appris plus d’une tirade de Racine.

Il fallait le voir déclamer ! Il fallait l’entendre ! Il était admirable.

Il descendait de sa chaire ou s’y accoudait bien d’aplomb, et, avec sa voix chaude, sonore et si flexible, tour à tour grave ou enjouée, douce et insinuante, ou menaçante et terrifiante, avec sa physionomie si mobile et si expressive, ses froncements d’yeux, ses retroussements de lèvres, ses gestes sobres, si pleins de naturel et d’aisance et, à l’occasion, d’ampleur, d’énergie et de majesté, il nous tenait sous le charme, en extase.

Qu’il ait paru sur une véritable scène, appartenu plus ou moins longtemps au monde théâtral, la chose pour nous n’était pas douteuse : où aurait-il appris toutes ces comédies et ces drames ? Mais jamais je n’en ai découvert la preuve certaine et palpable, jamais je n’ai retrouvé, par exemple, son nom, son nom de Mazin, inscrit sur une liste d’acteurs. Il faut donc admettre qu’il jouait sous un pseudonyme ; mais lequel ?

C’était, avouons-le, plus pour lui peut-être que pour nous, plus pour son plaisir que pour notre instruction, qu’il nous débitait ainsi tant et tant de morceaux de son immense répertoire.

Cela est si vrai, qu’il ne se bornait pas aux séances réglementaires du mercredi soir, et que la « déclamation » envahissait peu à peu, illicitement et sournoisement, bien des fins de classe les autres jours, prenait une demi-heure ici, le lendemain trois quarts d’heure, une heure et davantage le surlendemain.

Mais qu’importe ! Que toutes ces belles harangues fussent pour nous ou seulement pour la propre satisfaction et intime jouissance de notre professeur, l’effet n’en était pas moins produit ; le but, atteint ; de hautes et fortifiantes pensées nous étaient révélées, et nos maîtres écrivains comptaient des admirateurs de plus.

« Allons, mes enfants, il n’est pas la demie : nous avons le temps encore de répéter le second acte de Cinna. Herbelot, levez-vous. Vous ferez le rôle de Maxime. Vous, Frussotte, celui de Cinna. Moi, je prends celui d’Auguste. N’allez pas trop vite surtout, quand viendra votre tour. Je commence :

Que chacun se retire, et qu’aucun n’entre ici.
Vous, Cinna, demeurez, et vous, Maxime, aussi.
Cet empire absolu sur la terre et sur l’onde,
Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le monde,
Cette grandeur sans borne.     .     .     .     .     .     .     .
.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     . »

De ce qui précède, on conclura sans peine que l’idée de monter un théâtre et jouer la comédie, en dehors de nos heures de classe, ne devait pas tarder à nous venir.

C’est en effet ce qui eut lieu.

Edme Frussotte fut, il me semble bien, le promoteur de l’entreprise. Il avait été tellement saisi, tellement empoigné — et nous tous aussi, d’ailleurs ! — par les éloquentes leçons de M. Mazin, qu’il ne parlait plus que de se faire acteur.

« Oui, dès que j’aurai l’âge, dès qu’on voudra me laisser partir, j’irai à Paris, je me présenterai au Conservatoire, nous déclarait-il. Et vous verrez ! vous verrez ! »

A l’exemple des comédiens de province et aussi de Paris, et de leurs sempiternels : « M’as-tu vu dans ce rôle ? Ah ! mon cher ! M’as-tu vu ici ? M’as-tu vu là ? » Frussotte nous rebattait les oreilles et nous assourdissait avec ses : « Quand vous me verrez dans Louis XI ! Ah ! quand vous me verrez dans Tyrrel des Enfants d’Édouard ! Quand vous me verrez dans Ruy Blas ! Quand vous me verrez… ! »

Par malheur, Frussotte « n’avait pas l’âge » encore. De plus, il était sous la tutelle d’une cousine, qui l’avait recueilli à la mort de ses parents, Mme Wuillaume, veuve d’un ancien notaire de Popey, paisible et pieuse bourgeoise, charitable et excellente personne, mais qui, pour rien au monde, n’aurait consenti à avoir un neveu « qui monte sur les planches », un neveu « histrion et baladin ».

Aussi avait-elle poussé des cris de stupeur et d’effroi lorsque Edme s’était hasardé à lui révéler sa « vocation ».

« Tu feras ce que tu voudras, mon ami ! Il est évident que je ne peux pas t’empêcher … Tu es libre ! Mais je t’en avertis…. Retiens-le bien ! Si tu as le malheur de te mettre acteur, je ne te verrai plus. Ce sera fini ! Je te renierai, je te déshériterai ! »

Herbelot aussi parlait de s’engager plus tard dans une troupe théâtrale ; moi également, et j’avais même déjà pressenti ma bonne grand’mère à ce sujet.

« Nous avons tout loisir de songer à cela, m’avait-elle répliqué, avec son fin et malicieux sourire. Tu changeras probablement encore plus d’une fois d’avis avant que l’époque de te décider soit venue, mon trésor ! »

Quoi qu’il en soit, nous avions monté un théâtre chez Maurice Herbelot. La maison qu’habitaient ses parents était une des plus vastes de notre Ville-Haute, si vaste que la plupart des pièces du premier étage restaient inoccupées et vides. Mme Herbelot avait bien voulu nous en abandonner une, une immense, au fond de laquelle une alcôve, avec deux cabinets clairs, était ménagée.

C’est cette alcôve qui servait de scène à notre troupe, composée d’Herbelot, de Frussotte, Guerpont, Digeaux et moi. La sœur de Maurice, la petite Emma, qui n’avait eu de cesse de prendre part à notre nouveau jeu et à qui nous avions, comme je l’ai dit, confié le rôle de souffleur, se tenait assise, avec le livre ou le texte en main, dans le cabinet de gauche, devant la petite porte, laissée ouverte, qui donnait dans l’alcôve. Nous entrions sur la scène, nous, les acteurs, par l’autre cabinet, qui communiquait avec une chambre, dont nous avions fait notre magasin d’habillements et d’accessoires et notre « loge » commune.

En face de l’alcôve, chaque après-midi de jeudi, des sièges étaient correctement alignés pour le « public », les invités de Mme Herbelot, quatre ou cinq vieilles dames du voisinage, dont deux sourdes comme des pots, et un vieux monsieur à demi aveugle, mari de l’une d’elles, le commandant en retraite Pierrard, qui, ne sachant que faire de leur temps, avaient l’extrême bonté de venir applaudir de confiance à nos tirades, et s’y morfondre.

C’est devant cette assemblée d’élite que nous débitions le répertoire de M. Mazin, des scènes tirées de Corneille, de Racine, de Molière, de Regnard, de Victor Hugo, de Casimir Delavigne, d’Eugène Scribe même.

Au début, notre émotion se traduisait souvent par d’inextinguibles fous rires, et je me rappelle encore une représentation du Misanthrope, scène I, qui ne put jamais être achevée, tant Digeaux et moi, nous nous tordions et nous esclaffions.

Et puis c’était la toile qui, je ne sais par quel sortilège, venait à se dérouler soudain, au milieu de nos plus beaux effets, et nous séparait brusquement de notre auditoire. Il fallut remédier à ce vice de construction ; et, au lieu de manœuvrer le rideau horizontalement, de bas en haut et de haut en bas, le diviser en deux parties et le mouvoir verticalement, du centre vers les extrémités, à l’aide d’un cordon de tirage, comme un double rideau de fenêtre.

Il y avait aussi Mlle Coquette, la petite chienne d’Emma, qui se refusait absolument à quitter sa jeune maîtresse, et qu’on ne pouvait faire taire. Dès que nous entrions en scène, elle sautait sur nous, et se mettait à japper sans discontinuer, aussitôt que nous ouvrions la bouche et entamions notre rôle. Herbelot la prit un jour par le cou, malgré les protestations d’Emma, et alla l’enfermer dans le grenier ; mais Mlle Coquette faisait un tel ramage là-haut, que toute la maison en résonnait.

« C’est intolérable ! Emma, nous ne pouvons pas te garder avec nous, à cause de cette bête-là ! Va-t’en au jardin avec elle !

— Mais non ! Si vous ne l’agaciez pas, elle resterait tranquille. Elle m’obéit toujours si bien !

— En voilà la preuve !

— Peut-on dire !

— Elle ne t’obéit pas du tout !

— Mais si ! C’est vous qui….

— Nous ! Nous ne nous occupons pas d’elle, nous ne pouvons donc pas l’agacer ! »

Enfin on décida que, tous les jeudis, l’insupportable Mlle Coquette passerait son après-midi dans le pavillon situé à l’extrémité du jardin ; et comme cette remuante et bruyante petite personne était par-dessus le marché très gourmande, on lui adoucit les douleurs de l’exil au moyen d’une copieuse et exquise pâtée.

A plusieurs reprises nous parlâmes à M. Mazin de nos divertissements et représentations du jeudi. Nous essayâmes même de l’y attirer : quel succès s’il eût accédé à nos instances ! Mais, on le comprend de reste, il s’y déroba toujours : ce n’était pas là sa place, la place d’un professeur, même intérimaire, du lycée impérial de Popey.

Ce fut d’ailleurs la dernière année qu’il passa dans cet établissement. Nous apprîmes, à la rentrée suivante, qu’il ne faisait plus partie du personnel ; il s’était, racontait-on, embarqué pour l’Algérie avec toute sa petite famille, et était allé chercher fortune là-bas. La fortune, ai-je su vaguement, ne lui a pas plus souri là-bas qu’ici, et il est mort, m’a-t-on dit encore, mort prématurément….

Cher et excellent Maître, je ne vous ai jamais revu depuis ces jours lointains ; jamais je n’ai reçu de vous des nouvelles directes et précises ; jamais il ne m’a été accordé de vous dire quelle reconnaissance je vous ai vouée, quel affectueux, profond et ineffaçable souvenir j’ai gardé de vous.

Ces sentiments, jamais sans doute vous ne les connaîtrez ; car cette mort, prématurée et incertaine il y a trente ans, est devenue aujourd’hui probable et normale.

Mais où que vous soyez, par delà les mers ou au delà des espaces célestes, à travers l’infini, j’envoie à votre mémoire le plus respectueux et le plus tendre hommage.

Cher monsieur Mazin ! C’est vous qui m’avez ouvert — à moi comme à nombre de mes condisciples — les portes de ce palais enchanté des Lettres et de l’Esprit humain, vous qui m’avez introduit et fait faire mes premiers pas dans le domaine du Beau, du Bon et du Vrai. Aux heures sombres de la vie, c’est vers vous que je me suis toujours reporté ; ce sont toutes les mâles et sagaces pensées, toutes les éloquentes et sublimes sentences que vous nous aviez enseignées, que j’ai évoquées, qui sont accourues en foule bercer ma douleur, éclairer mon jugement, réconforter mon âme. Pas plus que vous, je n’ai su ce que c’était que « faire des affaires » et n’ai réussi à m’enrichir ; et cependant de quelle aisance je jouis grâce à vous, quels trésors vous m’avez légués !

Cher, bien cher monsieur Mazin, du fond du cœur, de toutes mes forces, je vous crie : Merci ! merci !

Avec M. Jamont, professeur de quatrième, la déclamation et les brillantes fantaisies à travers le monde poétique et romantique disparurent, et nous nous retrouvâmes astreints à suivre pas à pas et terre à terre le programme ministériel, à nous conformer rigoureusement à l’« emploi du temps ».

Mais l’année suivante, en troisième, de nouvelles éclaircies se produisirent dans notre ciel, et nous vîmes renaître nos belles fugues dans l’azur.

Nous étions avec M. Hesnand, qui, lui aussi, avait l’amour du théâtre, et qui sûrement se serait mis acteur, comme son frère Julien, s’il n’avait pas été affligé d’une claudication très prononcée.

M. Édouard Hesnand, malgré cette infirmité, qui datait de son bas âge et provenait de la maladresse ou de la brutalité d’une servante, était un élégant et gracieux petit homme, toujours rasé de frais, bien peigné, frisé, adonisé, superbement cravaté, tiré à quatre épingles, — un des « fashionables » de la ville. Il était très répandu et ne se faisait pas trop prier pour chanter la chansonnette, en sortant de table, dans les maisons où il était convié. Il avait une jolie voix, mais sans grande vigueur, sans la puissance, par exemple, et la vibrante ampleur de celle de M. Mazin.

Il n’allait pas, à la fin de nos séances de classe, jusqu’à entonner quelque gai refrain ; non : c’eût été trop demander. Il ouvrait un livre, un tome de Molière ou de La Fontaine, un recueil de Lamartine ou d’Hugo, et nous en lisait quelques pages. C’était pour nous une sorte de récréation anticipée et de récompense. Il lisait avec art, âme et esprit, faisait on ne peut mieux ressortir la valeur des mots et toutes les nuances des idées. C’était vraiment un très habile et très agréable diseur, mais un diseur de salon, non, comme M. Mazin, un véritable acteur rompu aux planches, possédant toute la sûreté, l’aplomb et la désinvolture que donne l’habitude du public, d’un nombreux public. Avec sa jambe torte et traînante, ses déhanchements saccadés, il eût été du reste impossible à M. Hesnand de se mouvoir et se démener sur une scène ou estrade sans provoquer le rire. Lui-même tout le premier l’avait compris ; mais comme il avait dû lui en coûter de laisser son frère Julien partir seul à la conquête des applaudissements, des « rappels » et des lauriers !

Stimulés par ces magistrales lectures, nous nous remîmes de plus belle à célébrer et massacrer Corneille, Hugo et Delavigne sur notre théâtre d’occasion, devant les complaisants invités de Mme Herbelot.

Derechef Mme Wuillaume entendit son jeune cousin et pupille, Edme Frussotte, lui déclarer péremptoirement qu’il voulait être acteur, qu’il serait acteur envers et contre tous ; et de nouveau elle lança contre lui l’anathème :

« Je te renierai, tu peux en être sûr ! Je te déshériterai ! »

Dans son zèle et son feu — feu sacré, — Edme avait contracté l’habitude de déclamer à plein gosier dans sa chambre, en se postant devant sa glace, afin d’observer ses mouvements et l’expression de sa physionomie. Il restait là des heures entières à donner de la voix, rouler de la prunelle, étendre, hausser ou arrondir les bras, si bien que sa cousine n’ignorait rien de ses études et exercices et pouvait suivre la marche de ses progrès.

De plus en plus inquiète, tracassée et angoissée, elle résolut de faire auprès de M. Hesnand une démarche qu’elle avait eu jadis envie de tenter auprès de M. Mazin. Mais ce dernier était étranger à la ville ; elle ne l’avait jamais abordé, ne l’avait même peut-être jamais vu ; aussi n’avait-elle pas osé se présenter à lui et s’immiscer dans son enseignement. M. Hesnand, au contraire, était un de ses concitoyens, un enfant de Popey comme elle ; elle le connaissait, et de longue date, ainsi que son frère, sa mère, tous les siens. Elle savait qu’elle serait courtoisement accueillie par lui, si indiscrète et insolite que fût son intervention.

Un certain jeudi, au moment même où notre ami Edme Frussotte était en train de jouer sur notre théâtre-alcôve le rôle de Glocester des Enfants d’Édouard, Mme Wuillaume s’en alla donc traîtreusement sonner à la porte de la petite maison de la rue des Tanneurs, où demeurait M. Hesnand.

Introduite près de lui, elle lui exposa sa requête, ses griefs. Ne serait-il pas possible de supprimer, dans les leçons données à Edme, ces « morceaux choisis », ces chefs-d’œuvre en vers ou en prose, qu’il avait à apprendre ? N’était-il pas suprêmement imprudent de lui fourrer dans la cervelle tous ces dialogues et monologues, et le pousser ainsi dans cette voie ?…

« Une voie où il n’a déjà que trop de tendance à s’engager, cher monsieur Hesnand, mais où je serais désespérée… — je vous en demande pardon,… j’en demande pardon à votre frère Julien !… — désespérée de le voir entrer. Que voulez-vous ! je suis vieille, j’ai tous les préjugés d’une autre époque…. »

M. Hesnand s’inclina avec déférence.

« Vers quelle carrière comptez-vous diriger Edme ? demanda-t-il.

— D’abord j’ai le plus ferme désir qu’il termine ses classes et se fasse recevoir bachelier. Il irait ensuite à Paris faire son droit.

— Pour devenir avocat ?

— Ou acheter une étude d’avoué à Popey ou ailleurs.

— Il n’est cependant pas mauvais, madame ; pour un futur avocat, de s’exercer au maniement de la parole ; ni même pour un avoué présomptif, puisque chez nous, comme vous le savez, les avoués ont, en maintes affaires, qualité pour plaider. Laissez donc Edme se préparer à cette profession que vous lui souhaitez ; laissez-le étudier de son mieux et débiter à cœur joie tous ces fragments d’ode ou de tragédie, qui vous épouvantent tant. Il n’est jamais dangereux d’apprendre de belles choses. Nous n’avons pas à redouter qu’il interrompe ses classes, qu’il abandonne le lycée par un coup de tête….

— Ah ! monsieur Hesnand, je n’affirme rien ! Je ne suis pas si rassurée que vous, moi, au contraire ! Je tremble toujours qu’il ne lui prenne quelque foucade et qu’il n’aille s’enrôler dans une troupe de comédiens !

— Non, madame Wuillaume, non, très certainement non ! Edme a bien le goût de la littérature et du théâtre, mais il se rend compte aussi de l’utilité du travail, il a l’amour de l’étude et de la science. Il est très bien noté, très sérieux et réfléchi ; je n’ai qu’à me louer de lui, et je le garantis incapable de commettre cette incartade, que vous appréhendez si vivement.

— Mais si le mal n’est que retardé, objecta Mme Wuillaume, si une fois ses classes achevées, une fois à Paris, il se détourne de son but….

— Pour entrer au Conservatoire ? repartit M. Hesnand. Il sera trop tard alors, on ne l’admettra pas. Non, madame, tranquillisez-vous. A Paris, si Edme va au théâtre — et il ira souvent, j’en ai peur ; à la Comédie-Française notamment, — ce sera, non pour s’exhiber sur la scène, mais pour s’asseoir au parterre ou à l’orchestre, tout simplement. Croyez-en ma prédiction. »

Les craintes de Mme Wuillaume ne se réalisèrent pas, en effet ; Edme Frussotte échappa au démon tentateur. Son droit terminé, il regagna sa ville natale, où il est aujourd’hui l’avocat le plus en renom.

Mais voyez l’ironie du destin et la malchance !

Quoiqu’il ait satisfait à tous les désirs de sa cousine Wuillaume, qu’il lui ait complu en tout, pas un liard de sa succession, qui se montait à plus de six cent mille francs, ne lui est échu : cette fortune tout entière, par un de ces hasards si fréquents en matière d’hoirie, s’en est allée à un cousin d’une autre branche, un M. Babillon, qui, précisément, — pauvre dame Wuillaume ! — est propriétaire de l’immeuble où se trouve aménagée la salle de théâtre de Popey-sur-Ornain.


Albert Cim, Mes amis et moi. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1893 ; 1 vol. (253 p.), in-16 ; illustré de 16 vignettes d’après A. Ferdinandus et Slom.
Texte retranscrit d’après le fac-similé numérique d’Internet Archive, chapitre IV (pp. 57-79).