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X. Encore le plus terrible des quatre

Les relations de Daniel Hémon avec Willem Van Parys, le neveu du professeur de dessin, se resserraient de plus en plus. En dehors des heures de classes, Daniel passait presque tout son temps dans la petite maison de la rue du Baile, proche du vieux château, et d’où l’on découvrait une charmante vue sur le coteau de Corotte et la gorge verdoyante au fond de laquelle ondule le blanc liséré de la route de Véel. L’atelier du peintre ainsi que la chambre de son neveu se trouvaient situés sur le derrière de la maison, construite en terrasse, et donnaient directement sur ce gracieux site.

Daniel ne se bornait plus à noircir du papier à l’aide de fusain et de crayon Conté : les leçons de dessin étaient bonnes pour le lycée ; rue du Baile, il s’essayait à la peinture, et, guidé par Willem, s’exerçait au maniement de la palette et du pinceau.

Toujours grave, froid, réservé et concentré, M. Walter Van Parys hasardait à peine, à la vue de ces ébauches, un mot de critique ou d’encouragement : « Trop lâché… Trop noir… Mieux… Pas mal… Cela va… » ; tandis que sa femme, née Rosalie Cabriac, une sémillante et exubérante petite Toulousaine, à la taille épaisse, au teint mat, à l’œil brillant, aux cheveux de jais fortement ondulés sur le front et les tempes, me cessait de s’exclamer, à la vue des efforts de Daniel : « Ah ! couquinn’ dé sort ! Vous méritez bien de réussir, vous ! Avec de la persévérance on arrive toujours, et vous en avez, vous, de la persévérance ! Ah oui ! c’est affaire à vous, couquinn’ dé sort ! »

« Coquin de sort ! » C’était l’exclamation favorite de Mme Rosalie Van Parys, qui trouvait moyen de glisser et insinuer cette anodine objurgation, articulée d’une voix chantante et avec un accent particulier : « Couquinn’ dé sort ! » dans presque toutes les phrases qui sortaient de sa bouche.

Le jeudi, dans l’après-midi, volontiers Daniel et Willem se donnaient campo[1] et allaient se promener aux environs de Chanteraine. En partie construit sur une haute et abrupte colline, tout entourée de vignes et dominée et couronnée par d’épaisses lisières de forêts, Chanteraine possède de très pittoresques entours, et offre de toutes parts les plus délicieuses promenades. Habitué aux marécageuses prairies et à la plate uniformité de la contrée de Hollande où il était né et avait grandi, des polders qui s’étendent de la Haye à Leyde, à Harlem et au delà, Willem ne se lassait pas l’admirer la variété, le pénétrant et irrésistible charme, la souveraine beauté de ce coin de Lorraine. Souvent, en dévalant avec Daniel quelqu’un des nombreux coteaux qui avoisinent et enserrent Chanteraine, ou en débouchant d’un sentier forestier sur le revers d’une friche ou au sommet d’une vigne surplombant la vallée, il lui arrivait de s’écrier, les yeux resplendissant de plaisir et d’enthousiasme :

« Que c’est beau ! Ah ! que c’est beau ! Quel magnifique coup d’œil ! »

Daniel parfois l’interrogeait sur son pays, à lui, sur la Hollande, et lui demandait s’il avait de semblables vues chez lui, de tels spectacles, et ce qu’il préférait.

« On préfère toujours sa patrie, lui répliquait une fois Willem. Oui, il me semble que chacun de nous place et a raison de placer au-dessus de tous les autres le coin de terre où il est venu au monde. Ce n’est pas que cette minuscule partie du globe soit incomparablement supérieure à toutes les autres, que son horizon et ses sites soient véritablement les plus admirables et les plus merveilleux… Non ; nous ne nous faisons pas cette illusion. Mais ces horizons et ces sites sont ceux devant lesquels nos yeux se sont ouverts pour la première fois, ceux qu’ils ont entrevus les premiers, contemplés les premiers, et ce sont aussi l’horizon et les sites qui souvent se sont réfléchis les derniers dans les yeux des êtres qui nous ont été le plus chers. Voilà, je crois, les motifs de cette prédilection, motifs très plausibles et très compréhensibles, mon ami, et prédilection absolument justifiée. »

Une après-midi de juillet, après avoir gravi la rude et pierreuse montée de Behonne, puis franchi le faîte d’un long mamelon, dénommé Côte Sainte-Catherine, qui fait face à la Ville-Haute de Chanteraine et domine toute la Ville-Basse, Daniel et Willem étaient descendus dans le joli vallon de Naives, et ils regagnaient paisiblement leurs pénates, en devisant d’art, d’études, de projets et de rêves d’avenir. Willem avait reçu peu de jours auparavant des nouvelles d’une sienne tante habitant la Haye, par qui il avait été élevé, et qui lui mandait de se préparer à venir la rejoindre : une place de professeur de dessin dans une grande école industrielle de la Haye était vacante, et il avait chance de l’obtenir, s’il ne tardait pas à faire certaines démarches indispensables.

« Ces démarches, je les ai déjà commencées par lettres, expliquait Willem à son jeune camarade ; mais rien ne vaut les démonstrations verbales. J’ai bien travaillé, d’ailleurs, auprès de mon oncle, et il est temps que je songe à me procurer un gagne-pain… J’approche de mes vingt-deux ans, mon cher !

— Quand donc comptes-tu partir ?

— Le mois prochain sûrement. C’est pendant les vacances qu’il faut que j’agisse, de façon que l’affaire soit faite pour la rentrée des classes.

— Ah ! Combien tu me manqueras ! soupira Daniel.

— Moi aussi, crois-le bien, je regretterai nos bonnes causeries et nos bonnes promenades… des promenades et des causeries comme celles d’aujourd’hui surtout ! Quel beau temps nous avons eu, et quelles superbes vues !… Tiens ! d’ici encore, avec toute la Ville-Haute dans le fond, là-bas, s’écria Willem avec enthousiasme, et la tour de l’Horloge qui émerge au-dessus des toits, se dresse fièrement et s’élance vers le ciel… Et cette lointaine masse de verdure et tous ces vallonnements sur notre gauche ; et ici, de chaque côté de notre route et de la prairie qui la borde, ces deux collines toutes parsemées de vignes, de bosquets, de jardins, de maisonnettes… Ah ! le joli pays ! Si je n’étais de la Haye, mon ami, je voudrais être de Chanteraine !

— Moi, répliqua Daniel, quoique né à Paris, j’ai été élevé à Chanteraine, qui est le pays de papa ; j’y ai passé toute mon enfance, si bien que je considère tout à fait Chanteraine comme ma ville natale : il me semble que les Parisiens n’ont pas, ainsi que nous, leur petite patrie.

— Et tu ne regrettes pas Paris ?

— Oh ! du tout ! Nous étions logés boulevard Sébastopol, dans un appartement, qui, si vaste qu’il fût, était bien trop exigu pour nous tous. Nous y manquions d’air, étions empilés les uns sur les autres… Maman y était toujours malade ; c’est depuis que nous habitons Chanteraine, qu’elle se porte mieux. Mais je reviens à ton départ… Tu m’en avais parlé déjà ; rien cependant ne m’avait fait croire qu’il serait si proche.

— Je ne le croyais pas non plus ; je comptais passer l’hiver ici et ne pas m’en aller avant avril ou mai. C’est la lettre de ma tante qui a modifié mes prévisions et hâté mon retour. Je t’ai expliqué pourquoi.

— Ah mon cher Willem ! Tu m’écriras, j’espère ?

— Peux-tu le demander ! Toutes les semaines…

— Que vais-je devenir sans toi ! poursuivit Daniel. Tu étais si indulgent, si complaisant et si bon pour moi ! C’est grâce à ton aide que j’ai pu m’initier à la peinture, que j’ai appris quelque chose…

— Eh bien, et mon oncle ? Voilà, le cas que tu fais de lui ? Ce n’est ni équitable ni poli, ce que tu dis là.

— C’est vrai, mais… Ah ! Willem, ce n’est pas la même chose, ton oncle !

— Il ne demandera pas mieux que de te continuer mes leçons.

— Ce n’est pas la même chose, répéta Daniel. Il est si renfermé, si impassible, ton oncle, si sec, si froid ! Il me glace !

— Il est cependant l’obligeance et le dévouement mêmes ; il y a un cœur plein de générosité, plein d’ardeur aussi et de feu, sous cette glace !

— C’est ce que tu m’as souvent dit. »

Willem allait continuer l’éloge de son oncle, lorsque soudain, comme nos deux promeneurs venaient d’atteindre les premières maisons du faubourg de Marbot, il se ravisa :

« Mais… n’est-ce pas ton frère Frédéric là-bas, devant nous ?

— En effet ! Eh ! Fred ! Fred ! »

Mais Fred ne se retournait pas, et on eut beau le héler plus fort, crier son nom à tue-tête, il ne broncha point, soit qu’il fît la sourde oreille, soit qu’il n’entendît réellement pas.

On le vit bientôt obliquer à gauche et disparaître du côté du carrefour de l’Étoile, du chemin de Misère et de Grimonbois.

« Qu’est-ce qui peut bien l’attirer dans ce quartier ? rumina Daniel. Je le croyais à la pêche avec son ami Jean le Sauvage.

— Dont tu m’as montré l’autre jour la bicoque, ou plutôt le terrier, sur la lisière de Massonge ?

— C’est cela même.

— Il le fréquente donc toujours ?

— Il en vient à ne plus le quitter, quoique cette fréquentation ne plaise guère à papa, qu’il la lui ait même interdite… »

Tout en conversant de la sorte, les deux jeunes gens étaient arrivés devant l’étalage du père Saget, un petit vigneron qui avait jugé opportun de s’improviser bouquiniste, et jouissait alors, dans tout le monde scolaire de Chanteraine, d’une légitime popularité.

Machinalement, Willem et Daniel s’arrêtèrent devant les rangées de livres alignés sur le bord de la fenêtre.

« Voilà qui est fort ! s’écria tout à coup Daniel. On jurerait que c’est mon dictionnaire latin de Quicherat ! Il y a justement la même tache d’encre sur l’étiquette du dos… »

En même temps, il s’était emparé du volume et le feuilletait :

« Mais c’est le mien ! Je ne me trompe pas ! On a eu beau gratter mon nom… Voilà bien ma devise ! »

Et il montrait à Willem le quatrain suivant, — ce qu’il appelait sa devise, — inscrit à l’intérieur, sur le premier verso de la couverture, au-dessous d’un pantin accroché à une potence :

Aspice Pierrot pendu,
Quod librum n’a pas rendu.
Si librum reddidisset,
Pierrot pendu non fuisset.[2]

« Tu reconnais mon écriture ? » ajoutait-il.

Willem convint qu’il n’y avait pas de doute.

Daniel allait pénétrer dans la boutique, dont la porte était grande ouverte, quand il avisa une pile de livres sur une table, tout contre la porte. II en prit un, une Physique de Ganot, l’ouvrit :

« J’en étais sûr ! s’exclama-t-il. Tiens, lis toi-même la devise d’Alexis, celle qu’il met sur tous ses bouquins :

Si, tenté du démon, tu dérobes ce livre,
Apprends que tout fripon est indigne de vivre.

Il n’y a pas à nier ! C’est bien de la main d’Alexis ! Et cette Histoire de France de Duruy : c’est à lui aussi ! Et cette Chimie de Boutet de Monvel, et cette Géométrie d’Amyot, et ce Théâtre classique, et ce Virgile, et ce Télémaque… Mais tous nos livres sont là, tous ! ceux d’Alexis comme les miens ! Voilà pourquoi tout à l’heure maître Fred était si pressé de s’éclipser ! Voilà pourquoi nous avions beau l’appeler… Car c’est lui, c’est évidemment lui ! Encore un tour de sa façon !

— Si nous questionnions le père Saget ? proposa Willem.

— Certainement, il faut l’interroger ! »

La boutique était déserte, et Daniel et Willem attendirent quelques instants l’arrivée du vigneron-bouquiniste. Enfin celui-ci apparut tenant précisément en main des attributs de sa double profession : une charpagne (rustique corbeille d’osier) remplie de livres, qu’il déposa sur une chaise.

Daniel lui ayant demandé s’il y avait longtemps qu’il était en possession de ces volumes empilés sur la table :

« Ma fi[3] non ! répliqua le père Saget. Et s’ils vous conviennent, ce sera le cas de dire : Aussitôt pris, aussitôt vendus ! On me les apporte à l’instant ; il n’y a pas trois minutes…

— Qui donc ?

— Un gamin du lycée. Vous avez fait votre choix ? poursuivit M. Saget. Lesquels désirez-vous ?

— Je ne suis pas encore fixé, je verrai, répondit Daniel. Mais, ce gamin, vous le connaissez ? ajouta-t-il.

— Sans doute, autrement je n’aurais pas fait affaire. C’est le petit Hémon, dont le père tient le grand magasin de nouveautés de la place Reggio… vous savez bien : A la Parisienne ? Ce n’est pas la première fois que je lui en achète.

— Ah ! déjà ?

— Il y a belle hurette[4] qu’il vient me voir ! Oh mais oui ! »

Daniel était édifié. Il prit congé du bouquiniste en lui promettant sa très prochaine visite, et il se remit en route avec Willem.

« Je comprends maintenant, rumina-t-il au bout de quelques pas, je comprends où vont se perdre les livres de Frédéric ! Il n’y a pas de jour qu’il n’en égare un ou plusieurs… On a beau lui recommander d’en avoir soin, de faire attention… Il va les vendre au père Saget, parbleu ! Et, ayant vendu tous les siens, c’est aux miens et à ceux d’Alex qu’il s’attaque… Il a un aplomb ! Mais nous allons voir ! Ça ne se passera pas comme cela !

— Que peut-il faire de l’argent provenant de ces ventes ? demanda Willem.

— Ce qu’il peut en faire ? Ah ! Ce n’est pas cela qui l’embarrasse beaucoup ! Et les cigarettes donc ? Et les instruments de pêche ? Il a toujours besoin de lignes, d’hameçons, de boîtes à vers, d’épuisettes, de filets, que sais-je ! de toutes sortes d’engins ! Le meilleur de son temps se passe à explorer, sous la tutelle de Jean le Sauvage, toutes les fosses de la rivière et les biefs du canal, ou à vagabonder avec lui dans les taillis et les halliers, Dieu sait où ! Mais de là à nous rafler, à Alex et à moi, tous nos livres de classe, tous ! il y a de la marge, et… non, cela ne se terminera pas ainsi ! »

Effectivement, dès son retour à la maison, Daniel s’empressa de monter dans la chambre d’Alexis, pour l’instruire de ce qu’il venait de découvrir, et s’entendre avec lui sur les moyens de rentrer en possession de leurs livres.

Il le trouva debout au milieu de sa pièce, tout anxieux, stupéfié, ahuri.

« Qu’as-tu fait de mes bouquins, toi ? lui lança Alexis, dès qu’il l’aperçut.

— Je ne les ai pas, tes bouquins : c’est justement ce qui m’amène ! C’est Fred qui les a pris.

— Je m’en doutais !

— Alors pourquoi m’accuses-tu ?

— Tu sais où ils sont ? repartit Alex sans répondre à la question. Dis-le moi ! Parle !

— Ils sont à Marbot, chez le père Saget, avec les miens.

— Les tiens aussi ? Fred les a vendus ?

— Tout juste, Auguste !

— Oh ! le… le… le gredin ! Tu en es sûr ?

— Je viens de les voir à l’instant. J’étais avec Willem Van Parys… »

Et il lui raconta dans quelles conjonctures il avait aperçu Frédéric sortant de la boutique du père Saget, ou du moins à proximité de cette boutique, comment et par quel hasard il avait reconnu dans l’étalage du bouquiniste un de ses livres, puis à côté plusieurs autres…

« Du reste, ajouta-t-il, le père Saget m’a lui-même déclaré que c’était bien à Fred, « au petit Hémon », qu’il avait acheté ces volumes. Il ne me connaît pas, ne me savait pas son frère…

— Maintenant il s’agit de trouver Fred ! s’écria Alex.

— Il n’est pas rentré.

— Nous allons l’attendre devant la porte, sur la place… L’affaire se réglera entre nous : inutile d’avertir papa.

— Inutile ! Il ne faut rien en dire chez nous, confirma Daniel ; Fred serait grondé

— Il ne l’aurait pas volé, en tout cas ; mais… je me charge de lui faire rendre gorge ! déclara Alex en secouant énergiquement la tête. Il reçoit comme toi dix sous par semaine, n’est-ce pas ? Eh bien, tant que je n’aurai pas mes livres, tous mes livres, tant que le père Saget n’aura pas été indemnisé et remboursé, l’ami Fred ne touchera pas un centime, c’est moi qui empocherai ses semaines, je te le garantis ! »

Si insouciant et si mou qu’il fût au lycée, lorsqu’il s’agissait de leçons et de devoirs, Alex était, au dehors et dans la vie courante, doué d’une énergie de caractère, bien connue de Daniel, et qui ne laissait aucun doute sur l’exécution et le résultat de la menace.

Aussi, dès que le chapardeur et trafiquant apparut, Alex le saisit au collet, l’entraîna dans le corridor de la maison, et fit prestement main basse sur tout ce que contenaient ses poches.

L’autre, bien entendu, se débattait et hurlait comme un beau diable.

« Mais qu’y a-t-il ? Vas-tu finir ! Veux-tu bien me lâcher ! Qu’est-ce que je t’ai fait ?

— Pchttt ! Pas si haut ! ordonna Alex. Ne m’oblige pas à déclarer aux passants que tu es un voleur.

— Un voleur ! Moi ?

— C’est peut-être moi qui suis allé vendre mes livres et ceux de Daniel chez le père Saget !

— Mais, balbutia Frédéric interloqué, je… je ne… je ne sais pas ce que tu veux dire !

— Voyons, voyons, ne te moque pas de nous ! C’est bien assez de nous avoir dérobé nos livres, d’avoir été les vendre… Montre encore cette poche… Allons, dépêchons-nous ! »

Alexis retira ainsi successivement des poches de Frédéric d’abord un paquet de cigarettes aux trois quarts vide, puis une boîte d’allumettes, un couteau à plusieurs lames, deux navettes de bois sur lesquelles des lignes de crin avec leurs bouchons étaient enroulées, un morceau de pain de chènevis, une boîte de fer-blanc percée de trous et destinée à renfermer des vers ou des asticots pour la pêche, et enfin un vieux petit porte-monnaie de cuir, qu’il s’empressa d’ouvrir.

« Deux, trois, quatre francs, plus trente-cinq centimes ! Voilà tout ce qui te reste ? Ce n’est vraiment pas lourd ! Combien donc le père Saget t’avait-il donné de nos bouquins ?

— Je te dis que ce n’est pas moi ! lança encore Frédéric.

— Je te dis que c’est toi ! répliqua de plus belle Alexis. Non seulement on t’a aperçu à Marbot sortant de sa boutique, mais le père Saget lui-même déclare que c’est à toi et bien à toi qu’il a acheté nos livres… Ainsi tu as beau nier ! Tu ferais mieux de nous dire ce que cet argent est devenu, à quoi tu l’as employé. Rien ! Tu ne desserres pas les quenottes… Eh bien, j’irai chez Frion le naturaliste, le marchand d’articles de pêche, et je suis sûr que j’aurai de tes nouvelles de ce côté-là, que je découvrirai quelque chose…

— Ce n’est pas chez lui !

— Ah ! et chez qui donc alors ? riposta Alexis d’un air goguenard. Chez qui as-tu fait tes emplettes à nos dépens ? Voyons, parle donc ! Un bon mouvement ! Tu ne veux pas nous l’avouer ? Eh bien, mon cher, cela m’est égal ; je m’en vais aller de ce pas chez le père Saget lui racheter nos livres, et, tant que je n’aurai pas été intégralement remboursé de ce que je vais avancer, en défalquant de mes avances la susdite somme de quatre francs trente-cinq centimes que je t’ai confisquée, tu ne toucheras pas tes semaines.

— Ah ! ce serait fort !

— Ce sera comme cela. Tu me remettras toi-même chaque dimanche ponctuellement tes dix sous, ou sinon, mauvais clampin !… »

Et Alex saisit l’oreille de Fred, et la lui secoua vigoureusement.

« … Sinon, je te ferai marcher, moi ! Je t’apprendrai à te moquer de tes aînés ! »


Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre X (pp. 115-129).


 Notes
  1.  Campos ou campo, subst. masc. Congé, repos qu’on donne à un écolier.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Campos ↩
  2.  Formule largement usitée dans les collèges français au xixe siècle et accompagnée en général d’un homme pendu à un gibet.
    •  « Aspice Pierrot pendu,
      Quod librum n’a pas rendu.
      Si librum reddidisset,
      Pierrot pendu non fuisset. »
    •  « Regarde Pierrot pendu,
      Qui n’a pas rendu le livre.
      S’il avait rendu le livre,
      Pierrot n’aurait pas été pendu. »

     Honoré de Mareville, Inscriptions in Books. Dans Notes and Queries, nº 188, June 4, 1853, p. 554.  ↩

  3.  Fi, subst. masc. Fils.
    Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 193.  ↩
  4.  Belle hurette, loc. adv. Variante de « belle lurette ». Il y a belle hurette : il y a un bon bout de temps.
    Wiktionnaire, aux articles Belle heurette et Belle lurette ↩

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