Le petit tailleur polonais

Nous sommes heureux de publier cet extrait du volume Mes Vacances, que notre collaborateur Albert Cim vient de faire paraître à la Librairie Hachette, Bibliothèque des Écoles et des Familles dont nous donnons le compte-rendu à la Chronique de ce numéro.


Le petit Franz était un très modeste tailleur installé à Bar-le-Duc, qui, au lieu de travailler chez lui, allait d’ordinaire « en journée » chez les bourgeois de la ville. Avait-on un paletot élimé à « faire retourner », un pardessus ou un pantalon dont un père de famille ne voulait plus et qu’il s’agissait d’adapter à la taille du fils aîné ou du cadet, on faisait venir Franz, et Franz trouvait toujours moyen de tirer parti du vêtement, voire de la guenille, et d’arranger les choses. Aussi était-il universellement estimé et apprécié, et il méritait cette estime, il méritait la confiance qu’on lui accordait partout, non seulement à cause de sa scrupuleuse honnêteté, de son travail soigné et de son obligeance, mais aussi parce qu’il était la discrétion même : jamais Franz ne se serait avisé de répéter dans une maison ce qu’il avait ouï conter dans une autre, — et Dieu sait pourtant que de détails instructifs, amusants et désopilants lui arrivaient aux oreilles, à quelles scènes curieuses, comiques ou dramatiques il assistait parfois !

Il était né en Pologne, et il était arrivé en France, à Bar-le-Duc, après la révolution de 1848, à l’âge de vingt-cinq ans. Il portait un nom compliqué et rébarbatif terminé en icz, quelque chose comme Wieczorkiewicz ; mais on ne le connaissait, dans toute la ville, que par son prénom, Franz ou François, qu’on faisait toujours précéder de l’épithète « le petit ».

« Il faudra passer rue de l’Armurier, chez le petit Franz, lui dire que nous avons besoin de lui la semaine prochaine… »

Beaucoup aussi le désignaient par cette périphrase : « Le petit tailleur polonais ».

Franz était, en effet, de taille très exiguë ; mince, droit et raide comme un jonc : ce n’est qu’après la cinquantaine qu’il prit un peu d’embonpoint et s’arrondit. Il avait une petite figure maigriotte et pâle, avec des yeux bruns, vifs et brillants, sous des sourcils touffus et en broussailles ; une longue et épaisse chevelure noire ou grisonnante, qu’il rejetait continuellement en arrière, et qui retombait sur le col de son habit, d’ordinaire une ample houppelande qui lui battait les talons.

Bien que Franz ne dit jamais de mal de personne, il ne laissait pas de s’égayer quelquefois aux dépens d’un autre tailleur de la ville, Ivan Bergloff, établi près du pont Notre-Dame. Ainsi que son nom l’indique, Ivan Dergloff était également d’origine slave, et il y avait entre eux non seulement parité et rivalité de race et de profession, mais encore dissemblance complète de constitution : autant Franz était petit et maigre et paraissait chétif, autant Bergloff était grand, gros, puissant et ventru. Pour comble, Bergloff se montrait aussi bavard et irréfléchi, vaniteux et outrecuidant, que Franz était modeste, discret et circonspect. Celui-ci ne s’occupait jamais de politique et n’entamait de discussion avec personne ; celui-là avait coutume d’en soulever avec tout le monde et de pérorer, jacasser, chicaner et batailler sans cesse. Ajoutez que l’un habitait à l’extrémité de la Ville-Basse, à l’angle du pont et de la rue Notre-Dame, et que l’autre perchait tout à l’opposé, sur les confins de la Ville-Haute, au venteux tournant de la rue de l’Armurier. Aussi rien d’étonnant à ce que deux êtres aussi disparates ne pussent s’entendre ensemble.

« Bergloff, disait volontiers le petit Franz avec son accent étranger et dans son plaisant jargon, en faisant allusion aux sempiternelles controverses politiques de son concurrent ; — Bergloff, il sait pas seulement couper culotte (tailler un pantalon), et il voudrait gouverner la France ! »

Certes, prétendre qu’Ivan Bergloff n’était pas seulement capable de couper culotte, c’était exagéré ; mais il s’en faisait tellement accroire, le tailleur du pont Notre-Dame, il était si féru de lui-même !

Une aventure qui mit bien en évidence cet orgueil et cette morgue, c’est la réponse que fit un jour Bergloff à l’un des personnages les plus notables du département, M. le baron de Vassimont, le conseiller général.

Sans être avare, M. Herbert de Vassimont était économe, et il trouvait que Bergloff lui faisait payer ses vêtements trop cher.

« Cent trente-cinq francs une simple jaquette, c’est trop, bien trop ! » se disait-il, et disait-il aussi à Bergloff, qui se contentait de répliquer qu’il ne pouvait rien, que c’était là son tarif.

M. de Vassimont s’avisa d’acheter lui-même son drap, et prévint Bergloff que dorénavant il lui fournirait l’étoffe :

« Comme vous voudrez, monsieur le baron. »

Il s’agissait justement de la confection d’une jaquette, et, ce vêtement livré, M. de Vassimont en demanda le prix :

« Mais comme d’habitude, monsieur le baron : cent trente-cinq francs.

— Oui, cent trente-cinq tout compris ; mais j’ai fourni le drap cette fois.

— Je ne compte jamais le drap, repartit imperturbablement Bergloff, je ne compte que la façon, ma façon à moi. Le drap, c’est par dessus le marché.

— Mais ce ne serait pas pis chez un grand tailleur parisien, un artiste ! se récria M. de Vassimont, abasourdi d’une telle audace.

— Oui, monsieur le baron, oui ! Sans habiter Paris, c’est de l’art que je fais, moi, pas autre chose ! » conclut majestueusement Ivan Bergloff.

Au nombre des clients habituels du petit Franz, se trouvait un gros rentier de la Ville-Haute, M. Florestan Guillobert, qui se mit un jour en tête de lui faire acheter un magasin de tailleur, à vendre par suite de décès, et qui était situé dans un beau quartier, sur la place Reggio.

« Franz, mon ami, il n’y a pas à hésiter. Ce n’est pas en faisant des journées à quarante sous que vous amasserez du pain pour vos vieux ans. Il faut vous établir, mon garçon, et sans tarder. N’ayez crainte, si vous avez besoin de quelques billets de cent francs, je vous les avancerai.

— Vous êtes bien bon, et je vous remercie de tout cœur, monsieur Guillobert, répliqua le petit Franz, mais… mais… Vous dites qu’il n’y a pas à hésiter, et moi je trouve que si. Ah ! mais si. Je gagne peu, c’est vrai, juste de quoi vivre ; mais je n’ai pas de souci, je suis tranquille : c’est quelque chose, cela ! Au lieu qu’avec ce grand magasin….

— Qui ne risque rien n’a rien, Franz !

— C’est vrai, monsieur Guillobert, mais je n’aime pas à risquer, moi… Chacun son tempérament, n’est-ce pas ? »

Il y avait autre chose que Franz aurait pu dire encore à M. Guillobert, un autre argument à lui objecter, pour expliquer et motiver son refus. C’est que ce cossu, corpulent et imposant bourgeois, que la moindre course contraignait à s’éponger le front, avait la manie non seulement de faire quantité de promesses et de n’en tenir aucune, mais — ce qui est autrement grave et ce qui est heureusement bien plus rare, — de s’imaginer les avoir tenues. On citait de lui, à ce sujet, de singuliers propos, d’étranges aberrations de mémoire, qui, dans certaines occurrences, lui avaient même valu de sérieux désagréments.

Invité à dîner avec sa femme chez les amis Picardel, — M. Césaire Picardel était un ancien pharmacien, nommé premier adjoint au maire, — il dit, quelque temps après, à Mme Guillobert, qu’il serait convenable d’inviter à leur tour les Picardel à dîner.

« Parfaitement, repartit la dame ; choisis toi-même le jour, et nous les inviterons.

— C’est cela ! »

M. Guillobert ne choisit rien du tout, et, cinq mois après, se figurant que l’invitation avait été faite et le dîner rendu, il exprima à sa femme son étonnement de ne plus recevoir d’invitations des époux Picardel.

« Mais, mon ami, c’est à nous de les inviter !

— Comment, à nous ? Mais ils sont venus dîner à la maison il y a longtemps déjà…. C’était avant Noël…. Tu te rappelles bien ?

— Je me rappelle que tu devais choisir le jour où nous les inviterions, et tu n’en as rien fait. J’ai pensé que tu avais un motif pour différer ce diner, et j’ai omis de t’en reparler. Te connaissant comme je te connais, j’aurais dû, certes…

— Mais pas possible, chère amie ! Je revois encore les Picardel à notre table !

— Moi aussi, je les revois ; mais, depuis, nous sommes allés nous asseoir à la leur.

— Tu en es sûre, Zénaïde ?

— Absolument sûre, Florestan. »

M. Guillobert avait un neveu, étudiant à Nancy, qui vint un matin faire visite à son oncle et à sa tante, et eut la malchance de laisser son pardessus dans le wagon et de le perdre.

« Il faudra que je fasse cadeau d’un pardessus à ce pauvre Amédée, dit le soir même à sa femme M. Guillobert, toujours rempli de généreuses intentions. Ça lui fera plaisir, d’autant plus qu’il n’est pas riche….

— Tu as raison ; ton idée est excellente.

— Je pensais bien que tu m’approuverais ! »

Cette idée, si excellente qu’elle fut, M. Florestan Guillobert ne la mit jamais à exécution, mais, une couple d’années plus tard, il lui arriva de conter ses griefs à l’un de ses cousins :

« Amédée ne nous donne pas souvent de ses nouvelles ; je ne sais ce qu’il a… Nous avons cependant toujours été très gentils à son égard. Ainsi, un jour qu’il avait perdu son pardessus, je me suis empressé de lui en acheter un, un superbe… »

A sa bonne, Bernardine, M. Guillobert avait promis un châle pour ses étrennes. Au lieu de châle, il lui donne une pièce de dix francs, — ce qui ne l’empêche pas de s’étonner, trois mois après, de ne jamais voir Bernardine avec son châle.

« Quel châle donc, monsieur ?

— Celui que je vous ai donné, pardi !

— Mais, monsieur ne m’en a jamais donné ! Monsieur m’en avait effectivement promis un, mais c’est tout, ça n’a pas été plus loin que la promesse.

— Comment ! Comment ! Mais je l’ai acheté, ce châle ! Il était en montre chez Parisot-Dourche ; je suis entré dans le magasin, je l’ai marchandé

— Et moi, monsieur, je ne l’ai jamais reçu, je vous l’atteste. J’ai remarqué d’ailleurs que monsieur se figure volontiers avoir tenu ses promesses…

— Que dites-vous là, Bernardine ? Comment pouvez-vous….

— Oui, monsieur, j’ai fait cette remarque. Aussi, à l’avenir, quand il plaira à monsieur de me promettre quelque chose, j’aurai soin de le lui rappeler, si je ne vois rien venir.

— Et vous ferez bien, ma fille je vous y autorise. »

Avant d’entrer au service des époux Guillobert, Bernardine Ancelin, qui était une jolie et gracieuse personne, avait fait son apprentissage de blanchisseuse, — de repasseuse, comme on dit plus volontiers à Bar — ; mais l’odeur et les émanations du charbon l’incommodaient, lui devenaient de plus en plus insupportables, et, au bout de six mois, elle dut se résoudre à quitter sa patronne, la vieille demoiselle Saudax, avec qui cependant elle s’entendait si bien.

Mme Guillobert, qui avait remarqué la gentillesse de la petite repasseuse, la prit chez elle comme femme de chambre et bonne à tout faire, et c’est ainsi que Franz, en allant ravauder les pantalons et redingotes de M. Florestan Guillobert, fit connaissance avec Bernardine.

Pendant non pas des mois, mais des années, il fut question du mariage du petit tailleur polonais avec la bonne des Guillobert : Franz, qui se montrait en toutes choses si hésitant, si temporisateur, le fut bien davantage encore en cette circonstance, on le devine aisément.

Tout en tenant beaucoup à sa bonne, M. Guillobert conseillait ce mariage, qui lui semblait profitable aux deux partis, et il insistait auprès de Franz, mais il avait beau le presser :

« C’est que cela demande réflexion, monsieur Guillobert, vous comprenez bien ! répliquait le petit tailleur. C’est pour la vie entière, cet engagement-là ! »

Bien d’autres personnes, du reste, chez qui Franz allait en journées avaient de même conçu le projet de le marier :

« Vous ne pouvez pas demeurer toujours seul, Franz, lui disait-on de maints côtés. Qui prendra soin de vous, à mesure que vous vieillirez ? Il serait temps de songer à cela.

— C’est vrai, c’est vrai » répondait-il ; mais, tout en convenant de l’opportunité et de la sagesse du conseil, il ne se hâtait nullement de le suivre. Peut-être aussi, conservant toujours au fond de son cœur l’indestructible espoir de retourner un jour, un jour prochain, dans sa patrie, n’osait-il prendre femme et accepter le fardeau d’un ménage.

Pourtant, en lui-même et sans rien dire, sans en rien laisser paraitre, son choix était fait… presque ! C’était vers Bernardine qu’il penchait. Il avait su apprécier ses sérieuses qualités : son bon cœur et son bon sens, son excellent caractère et son courage au travail, et sa douceur, son gracieux enjouement. Un seul point l’inquiétait, l’arrêtait : l’ancienne petite repasseuse ne semblait pas très robuste ; sa délicate santé, de temps à autre, paralysait ses forces.

Pendant que Franz s’arraisonnait ainsi, qu’il calculait, pesait, soupesait et tergiversait de la sorte, voilà qu’un voisin de M. Guillobert, le boulanger Mélinot, veuf depuis une couple d’années, s’avise de demander la main de Bernardine, et Bernardine la lui accorde, Bernardine devient Mme Mélinot.

« Vous avez eu grand tort de ne pas vous décider plus tôt, Franz ! dit M. Guillobert.

— Pourvu qu’elle soit heureuse, c’est tout ce que je demande, monsieur Guillobert, soupira Franz en hochant la tête. Moi, mon sort est de rester vieux garçon, oui, je vois bien cela. »

En effet, le petit Franz, qui approchait de la quarantaine, cessa de penser au mariage, et sans hésiter à présent, repoussa d’emblée et nettement les partis qui lui furent offerts. Plus que jamais, sans doute, il se dit qu’il allait bientôt rentrer en Pologne.

Quant à Bernardine, une double tâche lui incombait maintenant : vaquer à son ménage, et prendre soin de son commerce. Bientôt une nouvelle charge lui advint : elle eut à s’occuper d’un enfant, de son petit Maurice.

Chaque matin, sa fournée faite, le boulanger Mélinot, qui n’avait d’autre aide qu’un apprenti mitron s’en allait distribuer son pain dans quelques-uns des villages environnants, Véel, Combles, Brillon, Bazincourt, Montplonne, etc., villages peu distants les uns des autres et où se trouvait sa principale clientèle. Pour ces courses quotidiennes, il se servait d’une voiturette en forme de coffre monté sur quatre roues, que traîna longtemps un vieil âne à poil roussâtre. Ce bourriquet, que tout le monde connaissait dans le pays, à force de le rencontrer sur les routes, et qu’on appelait communément comme son maitre, Mélinot, fut remplacé par un tout petit cheval jaune, que le boulanger, pour éviter sans doute de voir encore profaner le nom de ses ancêtres, s’empressa de gratifier du joli vocable de Bouton d’or.

C’est Bouton d’or — l’ingrat ! — qui causa la catastrophe dont fut un jour victime le boulanger Mélinot.

Tous deux, la tournée finie, s’en revenaient de conserve, l’un trainant le chariot vide, l’autre assis sur un des brancards, lorsqu’un orage se déclara, une pluie torrentielle se mit à tomber.

Le boulanger fit alors ce qu’il avait déjà fait maintes fois en pareil cas : il se blottit dans le coffre, gardant toujours ses guides à la main, et retenant avec sa tête le couvercle, qu’il empêchait ainsi de se fermer.

Soudain, par suite d’un violent cahot, Mélinot laisse échapper les guides, et, en même temps qu’il essaye de les ressaisir, il glisse au fond du coffre. Le couvercle retombe alors et se referme de telle sorte que les deux crochets de fer dont il était muni extérieurement entrent dans leurs gâches, comme deux agrafes dans leurs portes, si bien que ce couvercle ne pouvait plus être ouvert que du dehors.

Mélinot se trouvait encoffré.

Alors il se mit à crier et hurler au secours, et à lancer de toutes ses forces des coups de pieds contre l’arrière-panneau du coffre, de façon à le défoncer et à se tirer de sa geôle.

Bouton d’or, qu’aucun frein ne retient plus, qui sent les guides lui battre les jambes, prend peur, et cette peur redouble aux appels et vociférations de son maitre, à tout le vacarme qui se fait derrière lui. Il part à fond de train, court, court à toute vitesse, jusqu’au moment où il vint choir dans un ravin, à quinze mètres en contre-bas de la route.

Des vignerons, qui travaillaient près de là et s’étaient mis à l’abri de la pluie dans une de leurs cabanes ou cabou­rottes[1], se précipitèrent dehors en entendant ce bruit, et, du premier coup d’œil, reconnurent l’équipage de Mélinot.

« Pour sûr, il est enfermé dans sa boite ! » s’exclamaient-ils en s’élançant vers le lieu du sinistre.

Des soupirs et des plaintes s’échappaient, en effet, de l’intérieur du coffre, à demi disloqué et fracassé, tandis que Bouton d’or gisait sur le sol rocheux du ravin, les jambes brisées, tout saignant et râlant.

Les vignerons trouvèrent Mélinot dans le plus pitoyable état : il avait plusieurs côtes enfoncées, un bras rompu, le visage plein d’ecchymoses, tout boursouflé, balafré, en sang. Il ressentait de très vives douleurs internes, et ne cessait de geindre :

« Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu »

Puis sa voix s’affaiblit, il perdit connaissance.

Transporté chez lui avec mille précautions, il mourut le lendemain dans la matinée, sans être sorti de sa torpeur.

Bernardine ne lui survécut que quelques mois. Malgré sa débile santé, ébranlée encore par la mort si imprévue et si cruelle de son mari, elle avait eu à cœur, dans l’intérêt de son fils, de Maurice, qui marchait sur ses onze ans, de continuer à gérer sa boulangerie. Elle avait pris un ouvrier pour faire le pain, un porteur pour les tournées dans la campagne ; de son côté, elle s’appliquait à bien servir sa clientèle de la ville, à tout surveiller, contrôler et gouverner de son mieux, et, malgré ses constants efforts, sa maison périclitait, ses affaires devenaient de plus en plus lourdes et embarrassées : la faillite, la ruine, était imminente.

La pauvre femme, du moins, ne vit pas ce désastre, elle n’alla pas jusque-là : succombant à la peine, elle s’éteignit un soir de janvier, tout doucement, insensiblement, comme une lampe qui manque d’huile.

« Eh bien, Franz, qu’allons-nous faire de Maurice ? demanda M. Guillobert au retour de l’enterrement, comme il gravissait la côte de Polval, en compagnie du petit tailleur polonais, et s’épongeait le front plus que jamais.

C’est justement à quoi je songeais, monsieur Guillobert. Oui, qu’allons-nous faire de cet enfant-là ? On ne peut l’envoyer à l’hospice ! Rien que par considération pour la mère, par respect pour sa mémoire… Une si brave, si excellente femme, monsieur Guillobert !

— A qui le dites-vous, Franz ! Oui, un modèle de femme ! Ah ! nous ne l’avons jamais remplacée, jamais aucune des servantes que nous avons eues ne l’a égalée, tant s’en faut !

— Je le crois, monsieur Guillobert, je le crois sans peine. Mais je voulais dire… J’aurais l’intention de… si vous n’y voyez pas d’inconvénient… si vous le permettez, monsieur Guillobert, je… je me propose de…

— Parlez sans crainte, Franz. Que voudriez-vous faire ?

— Je voudrais… adopter cet enfant, le prendre avec moi. Je n’ai personne, monsieur Guillobert, je vieillis tout seul, sans intérêt, sans attache dans la vie… J’aime ce petit-là, qui me paraît posséder les qualités de sa mère, qui lui ressemble…

— Effectivement, Franz, il lui ressemble trait pour trait.

— Je tâcherais de bien l’élever, d’en faire un bon sujet… A moins que vous-même, monsieur Guillobert, vous n’ayez le désir de… vous charger de lui ? Dans ce cas, je m’inclinerais… je… devant l’intérêt du petit…

— Du tout, du tout, Franz : à vous la préférence, je vous la cède, mon ami.

— Merci, monsieur Guillobert, je vous remercie, et je vous prie de croire que je me rendrai digne de cette… cette confiance, répondit Franz d’une voix émue, toute vibrante de sentiment.

— Je n’en doute pas, Franz. Et, bien entendu, je contribuerai, je contribuerai largement à tous ces frais d’entretien, je m’y engage : vous pouvez compter sur moi, Franz ! »

Hélas ! compter sur M. Guillobert, c’était, nous le savons, et Franz aussi le savait bien, compter sur les banquiers de la lune, hypothéquer les brouillards de la Seine ou du Mississipi.

Mais Franz ne s’inquiéta pas de cela. Il recueillit le fils de Bernardine, l’installa chez lui : — il n’habitait plus alors l’étroite et sinueuse rue de l’Armurier — ; il avait élu domicile à quelques pas de là, dans une vaste maison de la Grand’Rue ou rue des Ducs, au coin de la place de la Fontaine, où il occupait une spacieuse chambre du rez-de-chaussée. Un cabinet attenant à cette pièce servit de chambre à l’enfant.

« Faire de Maurice un bon sujet », tel était, ainsi qu’il l’avait déclaré à M. Guillobert, le projet de Franz, le but qu’il allait désormais et sans relâche s’efforcer d’atteindre. Car, à présent, elle avait un but, sa vie ; il avait une tâche, un devoir sacré à remplir ; il se sentait utile à quelqu’un, indispensable à ce petit garçon dont il avait dû jadis épouser la mère, et qui aujourd’hui, peu à peu, se trouvait être son unique affection, le seul lien qui l’attachât à l’existence.

Maurice continua de fréquenter l’école communale dite du Château, où ses parents l’avaient placé. A douze ans, il entrait dans la première classe, et le maître d’école, M. Marc, voyait en lui son meilleur élève.

Le moment venu de faire choix d’une profession, l’enfant exprima le désir d’apprendre le métier de son bienfaiteur : c’était aller au-devant des vœux de Franz. De son côté, M. Guillobert ayant un jour rencontré Maurice, et s’étant enquis de ce qu’il devenait, approuva ses intentions :

« C’était tout indiqué, et tu ne pouvais mieux choisir, mon petit homme. Tu travailleras auprès de Franz, sous sa tutelle ; tu profiteras de ses leçons et de ses conseils ; et, dans quelques années d’ici, s’il te prend fantaisie de te mettre à ton compte, d’acheter un magasin ou une clientèle de tailleur, je serai là…. Je suis toujours là, à ta disposition, mon garçon ! »

Mais jamais Maurice, pas plus que Franz, ne donna l’occasion à M. Guillobert de prouver, autrement que par des paroles, la sincérité de ses engagements ; jamais de lui-même M. Guillobert ne mit, pour l’un ou pour l’autre, la main à la poche. Par délicatesse, par amour-propre, Franz tenait à s’acquitter seul de sa mission. Au surplus, toujours d’accord avec lui-même, M. Florestan Guillobert ne manquait pas de se figurer que c’était lui, lui surtout, sinon lui seul, qui s’occupait de Maurice, qui le nourrissait, l’habillait, l’entretenait.

« J’ai un petit protégé, lui arrivait-il de dire parfois, un petit protégé que je fais élever, à qui je fais apprendre le métier de tailleur d’habits… C’est le fils d’une de mes anciennes bonnes… »

Malheureusement, Maurice ne ressemblait pas seulement à sa mère par les traits de son visage et par la douceur et la gentillesse de son caractère ; il tenait d’elle aussi par sa constitution délicate, sa débile santé. Il souffrait notamment d’une toux persistante, qui, tantôt faible, à peine accentuée, tantôt prolongée et déchirante, allait cependant toujours en s’aggravant. Plusieurs fois il fallut faire venir le médecin.

Comme Maurice approchait de ses dix-sept ans, il dut rester tout un hiver, sinon alité, du moins confiné dans la chambre. L’hiver suivant, il succombait à son mal, et allait rejoindre ses parents dans leur tombe, au pied-du mur du cimetière.

Ce fut un rude coup pour le pauvre Franz, qui adorait cet enfant, n’avait que lui sur terre, et qui se retrouvait seul, avec des années de plus. Il avait formé bien des rêves, bâti des châteaux en Espagne ; Maurice s’établirait, se marierait, ferait de brillantes affaires et un beau et bon mariage, et lui, Franz, finirait ses jours au milieu de cette heureuse famille, qui serait comme la sienne propre… A moins que… à moins que sa chère Pologne ne fût reconstituée, ne fût ressuscitée, et ne le rappelât ?

Les années continuèrent de s’accumuler sur la tête de l’humble émigré. La soixantaine était loin derrière lui déjà, il avait franchi ses soixante-dix ans, atteignait les quatre-vingts, et on le voyait toujours trottinant dans les rues de Bar, sa petite taille encore bien redressée, ferme et rigide, ses longs cheveux, tout gris à présent, énergiquement rejetés en arrière, sa houppelande de plus en plus fanée et râpée. La pâleur de son teint était devenue jaunâtre et terreuse ; des rides, très profondes par endroits, sillonnaient maintenant son visage, et y traçaient comme de noires balafres ; mais son regard avait conservé sa juvénile vivacité, ses beaux yeux bruns brillaient toujours d’un fulgurant éclat sous l’épaisse broussaille de ses sourcils.

Un matin de printemps, on apprit que le petit Franz, le petit vieux tailleur polonais, se trouvait atteint d’une grave fluxion de poitrine, et qu’il venait d’être transporté à l’hospice. Puis, quelques jours plus tard, on annonça qu’il était mort, — mort en confondant, dans un suprême élan, une ultime évocation, le souvenir de sa patrie et celui de son petit Maurice, le fils de Bernardine.

Albert Cim.


Société d’archéologie lorraine, Le Pays lorrain et le Pays messin. Revue mensuelle illustrée. Littérature, Beaux-Arts, Histoire, Traditions populaires ; dir. Charles Sadoul ; éd. Berger-Levrault (Nancy), neuvième année (1912) [vol. 9].
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica (pp. 134-143).


 Notes
  1.  Cabourotte, subst. fém. Petite cabane, niche à chien, logette, chambrette, etc.
    Guy Marchal, Le patois lorrain, à la lettre « C ».  ↩

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