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XXI. Série de catastrophes

Depuis qu’il était veuf et n’avait plus aucun de ses enfants près de lui, M. Hémon avait contracté l’habitude d’aller chaque dimanche déjeuner chez son vieil ami l’archiviste Vauthier, qui habitait au centre de la Ville-Haute, dans une curieuse et artistique demeure datant du xviie siècle. En sortant de table, si le temps le permettait, on descendait à la Ville-Basse, on faisait « le tour du canal », c’est-à-dire qu’on suivait le chemin de halage depuis le pont tournant de Marbot jusqu’à l’écluse de Behonne. De là, on se dirigeait vers le café des Oiseaux, où l’on était sûr de retrouver les deux inséparables compagnons, émules et concurrents, les deux passionnés historiographes de Chanteraine-en-Barrois, Nicéphore Jolliot et Désiré Verset, avec qui l’on se mettait à manipuler les dominos ou à entamer une partie de rams[1], tout en dégustant chacun sa chope de bière, de double bière de mars.

Il était bien vieilli, le bon M. Hémon, depuis les deux cruels coups qui l’avaient presque simultanément frappé, la mort de son fils aîné, de ce fils qui avait si noblement réparé ses fautes et était en si belle voie, et la mort de cette compagne si dévouée et tant aimée. Il s’était tassé et voûté, marchait lourdement, en pesant sur sa canne, lui, jadis si ingambe et déluré ; sa chevelure, autrefois touffue et d’un noir brillant, était toute grise à présent, très clairsemée sur les tempes, et le dessus du crâne était même entièrement dénudé ; de profondes rides sillonnaient son visage, et, au-dessous de ses yeux, la peau s’était enflée, boursouflée, formait comme deux poches.

C’est qu’il avait versé bien des larmes, passé bien des nuits sans dormir, durant ces dernières années. Des malheurs de toute sorte étaient venus fondre sur lui, et les plus cuisants soucis continuaient à l’assaillir, à le plonger dans de fiévreuses et exténuantes insomnies, à lui ronger le cœur.

La Parisienne, ce superbe établissement où tout Chanteraine naguère se précipitait chaque jour et défilait du matin jusqu’au soir, avait perdu sa vogue, et l’avait perdue par trahison et perfidie. Le premier commis de M. Hémon, le jeune et fringant Clodomir Balandart, l’obséquieux bellâtre, l’avait quitté, lâché soudain, pour reprendre un petit fonds de mercerie, situé à l’autre extrémité de la place Reggio, qu’il avait transformé, considérablement agrandi, et baptisé de ce nom pompeux et fallacieux : A la Reine de la Mode. Et il avait lancé de mirifiques prospectus dans toute la ville et tout l’arrondissement, inséré d’étourdissantes annonces dans tous les journaux de la région, couvert tous les murs d’affiches immenses, multicolores, éblouissantes :

A la Reine de la Mode, les plus vastes magasins du département !Maison sans rivale, la première de toute la régionChoix incomparableBon marché sans précédentDéfie toute concurrenceIl faut le voir pour le croire !

Il avait même eu l’aplomb, le cynique Clodomir, d’ajouter sur lesdites affiches :

Seule maison de Chanteraine ayant une succursale à Paris !

Oui, avec lui, c’était Paris qui devenait le satellite, le subordonné et serviteur de Chanteraine-en-Barrois. Ah ! il en avait un toupet !

Et, bien entendu, c’était aux plus anciens et aux plus riches clients de la Parisienne, qu’il s’était attaqué d’abord, aux meilleurs endroits qu’il avait décoché sa tapageuse, outrecuidante et extravagante réclame.

Jamais on n’avait assisté à pareil spectacle à Chanteraine ; jamais on n’avait vu un négociant offrir à toutes ses visiteuses aujourd’hui un bouquet de violettes, demain un sachet parfumé, après-demain un flacon d’odeur. C’était irrésistible, et toute la foule tournait le dos à la Parisienne pour courir à la Reine de la Mode.

Lundi prochainGrande Exposition de BlancNouvelle surprise !Cadeaux merveilleux !Succès inouï !A chaque cliente un éventail artistique, d’un travail admirablevéritable œuvre d’art

Voilà les phrases qui se détachaient, en gigantesques caractères, sur tous les pans de murs, à côté d’inscriptions manuscrites tracées par les gamins des rues :

Vive la Reine de la Mode ! Bravo, Balandart !Le triomphe de Clodomir !

Oui, Clodomir triomphait, et aux dépens de son ex-patron, M. Hémon ; et celui-ci, accablé par ses chagrins domestiques, courbé sous le poids de l’âge, tout abattu et affaissé, assistait impuissant à ce désastre.

« Hélas ! soupirait-il. C’est avec mes propres armes qu’il me bat… Il abuse des renseignements particuliers, de tous les secrets, qu’il a surpris chez moi, de la confiance que je lui ai toujours si aveuglément témoignée… »

Pour comble, — « Ah ! gémissait encore M. Hémon, quand le malheur entre sous un toit, c’est pour ne plus en sortir ! » — Pour comble, le caissier Dubreuil, celui qu’on nommait familièrement et régulièrement le brave père Dubreuil, avait, lui aussi, trahi la confiance du propriétaire de la Parisienne. Un matin, le brave père Dubreuil n’était pas venu au magasin ; on était allé s’informer à son domicile, à sa petite maison de la rue de l’Équerre : il se trouvait malade sans doute. Non. Porte close.

M. Dubreuil, le brave père Dubreuil, avait disparu, laissant un déficit de cent quarante mille francs dans sa caisse. Il jouait aux courses, il avait cette passion, cette déplorable passion du jeu, et il la dissimulait si bien que personne ne s’en était jamais aperçu.

Et ces cent quarante mille francs furent absolument perdus pour M. Hé­mon : l’indigne caissier, qu’on trouva noyé, deux jours plus tard, sous une passerelle du canal des Usines, le front troué d’un coup de revolver, qu’il s’était lui-même tiré : — lugubre surcroît de précaution, — ne possédait pas un sou vaillant.

« Ah ! oui, vois-tu, mon cher, quand le malheur s’abat quelque part !… répétait M. Hémon en secouant la tête et en lançant à son ami Vauthier un regard navré. Après la mort de mon fils aîné, de ce pauvre Octave, si rempli de généreux sentiments, si bon, si dévoué, vient le tour de ma bien-aimée femme ; puis c’est la trahison de ce misérable Clodomir, cette concurrence déloyale, perfide, abominable ; puis les détournements de ce Dubreuil,… de continuelles pertes d’argent, toute une série de catastrophes !

— Mais il ne faut pas te laisser démâter comme cela ! répliquait M. Vauthier. Tant qu’on est de ce monde, c’est un devoir de lutter contre les coups du sort, de braver la mauvaise fortune. Dubreuil, soit ! C’est une affaire réglée, il n’y a plus à y remédier… Mais Balandart, ce n’est pas la même chose ! On se défend, on réagit, on ne se laisse pas ainsi, comme tu le fais, manger la laine sur le dos !

— Mais comment…

— Pourquoi, toi aussi, n’insérerais-tu pas des annonces dans le Phare de l’Est, dans le Mémorial du Barrois, dans le Libéral, dans l’Éclaireur ? Eh oui ! on riposte !

— Ce n’est pas mon genre, tu le sais bien, d’aller ainsi batailler, jouer du tam-tam ou de la grosse caisse, comme un charlatan dans une foire… Non, cela ne me va pas !

— Je ne te dis pas de faire le charlatan, je ne te dis pas de dégoiser des boniments et des bourdes au public, ainsi que maître Balandart. Il est d’une jolie force, celui-là ! Quel pitre !

— Un garçon que j’ai dirigé, que j’ai formé moi-même ! glapit M. Hémon.

— Et magistralement formé ! Voilà un élève qui te fait honneur ! Je comprends bien que tu ne puisses pas lutter avec lui d’audace et de mensonges ; mais ce que je te conseille, ce que je ne cesse de te recommander, c’est de ne pas te laisser oublier, c’est de rappeler à tes concitoyens que la Parisienne existe toujours et qu’elle est toujours digne de leur faveur, de leur préférence. Pourquoi n’établirais-tu pas, par exemple, à l’occasion de chaque changement de saison, de gentils catalogues illustrés, que tu expédierais à toute ta clientèle, que tu ferais distribuer à foison ? C’est ton fils Alexis qui t’avait dernièrement insinué cette idée : elle est excellente.

— Je n’y ai pas renoncé ; j’y pense toujours.

— Il faut être de son temps, mon ami ; il faut se mettre au niveau du progrès, ne pas s’endormir, ne pas s’encroûter… Il est certain, pour tous ceux qui connaissent la vraie situation, le dessous des cartes, que Clodomir Balandart s’est odieusement comporté envers toi, que c’est un triste sire, ah ! oui, certes ! qu’il a profité à la fois de tes infortunes personnelles et de sa position chez toi pour t’abuser et te battre en brèche.

— Il est jeune, lui, interrompit M. Hémon ; il est bien portant, actif, remuant

— Oui, et la jeunesse…

— La fortune n’aime pas les vieillards ; je me rappelle ce mot… Il faudrait, poursuivit le patron de la Parisienne, modifier mon genre d’opé­rations, infiltrer un sang nouveau… Je me le dis souvent ; aussi ai-je pensé… »

Et comme M. Hémon hésitait à achever sa phrase :

« A quoi donc as-tu pensé ? demanda M. Vauthier.

— Si je faisais venir Frédéric auprès de moi pour l’associer…

— Frédéric ? Laisse-moi donc tranquille, avec ton Frédéric ! repartit véhémentement M. Vauthier. Tu ne jures que par lui ! Un beau sujet, ma foi ! Un paresseux, qui ne fait rien, qui n’est bon à rien, qu’à te soutirer de l’argent ! Il est encore sans place, je parie ?

— C’est pour cela : ce serait l’occasion de le rappeler près de moi.

— Si tu le fais revenir ici, ce sera le bouquet, mon cher ! Ah ! si c’est de cette façon que tu entends rajeunir ton établissement, lui infiltrer ce que tu appelles un sang nouveau ! Reste comme tu es, cela vaudra mieux : au moins tu n’auras pas ce drôle pour piocher dans ta caisse !

— Tu le juges mal, Vauthier. Je t’assure…

— Les gens qui changent continuellement de route n’arrivent nulle part, n’atteignent aucun but, et je m’en méfie, de ces citoyens-là ! C’est rationnel, voyons ! Hein, tu ne réponds pas ? Tu n’as rien à objecter ? Alors il est de nouveau sur le pavé, ton Frédéric ? Il a quitté son photographe… C’était bien chez un photographe, n’est-ce pas, qu’il était la semaine dernière ? Car, avec lui, ce n’est plus par années ni par mois qu’il faut compter, mais par semaines, par jours. Ah ! il en aura fait, des places, ce coco-là ! Jusqu’au beau matin où il n’en trouvera plus, où il aura lassé tout son monde, épuisé toutes ses relations et toutes les vôtres, où il sera brûlé complètement !

— Il se modifiera, s’amendera… Pourquoi voir les choses toujours si en noir ?

— Tu sais bien qu’on me reproche plutôt, et toi tout le premier, de les voir, au contraire, trop en rose, d’être trop foncièrement optimiste ?

— C’est vrai ; mais, à l’égard de Fred…

— Il est mal aiguillé, celui-là, aiguillé tout de travers et de tous les côtés à la fois ! Ça ne me dit rien qui vaille !

— C’est un enfant.

— Pas du tout ! ce n’est plus un enfant. Depuis longtemps, il a besoin d’être tenu de près, d’être strictement et sévèrement mené, et, avec ta mollesse, avec ta faiblesse, tu causes son malheur. Tu aurais dû écouter ce que t’a dit Alexis à ce propos : il avait raison, Alexis ; il te disait qu’à force d’envoyer de l’argent à Frédéric, tu le dispensais d’en gagner, tu le détournais de travailler, tu encourageais, en d’autres termes, son incurie et sa fainéantise.

— Alexis s’est toujours montré dur pour son frère.

— Pour quel frère ? répliqua M. Vauthier. Pas pour Daniel, en tout cas. Si Frédéric se comportait comme Daniel, s’il aimait le travail, poursuivait ce qu’il entreprend, y mettait de l’esprit de suite, de l’ardeur, de la conscience, Alexis n’aurait pas de motifs pour le traiter autrement qu’il ne traite Daniel. Je te ferai observer, au surplus, que Daniel partage absolument l’opinion d’Alexis à l’égard de Frédéric, qu’ils sont aussi alarmés l’un que l’autre et que moi-même sur le sort à venir de leur frère.

— Il y a de la jalousie de leur part.

— Laisse donc ! C’est de ta part, à toi, qu’il y a de la faiblesse, je te le répète, un véritable aveuglement…

— Vauthier !

— Je te dis ce qui est, Hémon. Je n’ai pas coutume de mâcher mes paroles ; tu me connais suffisamment pour le savoir.

— Tu es injuste envers Frédéric et envers moi, tout comme Alexis et Daniel, qui ne comprennent pas, ne veulent pas comprendre, que leur frère ne réussissant pas, étant moins bien doué qu’ils ne le sont, étant moins heureux, a plus besoin qu’eux d’indulgence et d’aide.

— Voilà les arguments que tu te forges à toi-même pour t’excuser à tes propres yeux et te leurrer… Je souhaite, mon pauvre ami, je souhaite de tout mon cœur que l’avenir ne nous donne pas trop cruellement raison contre toi. »

M. Hémon, qui était toujours gêné lorsque son ami Vauthier mettait la conversation sur le chapitre de Frédéric, ne répliqua mot. Il aimait cependant bien ces causeries avec son vieux camarade, et il n’y avait pas pour lui de plus vif plaisir que d’évoquer, en sa compagnie, cheminant tous les deux lentement sur le bord du canal, toutes les réminiscences de leurs jeunes années. « Te souviens-tu d’un tel ? — Et un tel ? — Et celui-ci ? — Et cet autre ? — Te rappelles-tu ?… Comment, tu as oublié !… » Ils ne se lassaient pas de raviver ainsi tout leur passé, de remuer toutes ces feuilles mortes, — en même temps que les autres, les feuilles jaunies, tombées des platanes et des marronniers qui bordaient le chemin, crissaient ou s’envolaient sous leurs pas, par ce tiède dimanche de novembre.

A leur gauche, la ville s’étendait : d’abord, la Ville-Basse, traversée dans presque toute sa longueur par la double rangée de peupliers qui émergeait et se déroulait en droite ligne, marquant nettement le cours de la rivière ; plus loin, la Ville-Haute, dont les toits rouges et les jardins s’étageaient sur le flanc et la crête du coteau, avec, tout au fond, le mince clocher de son église, à peine visible, et, sur le devant, bien en vue, la large façade du couvent des Dominicaines, sa chapelle et sa Vierge gigantesque, et la grosse tour à cadran, cette fameuse Tour de l’Horloge, dont l’endiablé Frédéric avait jadis et momentanément réduit la cloche au silence.

Plus près d’eux, toujours à leur gauche et au delà du canal, que le chemin de fer longeait tout contre, MM. Hémon et Vauthier apercevaient, à la suite de la gare et du passage à niveau du pont Triby, les bâtiments de l’hôpital, l’église Notre-Dame avec son lourd casque d’ardoise ; puis venaient le lycée, et enfin des jardins et des bois à perte de vue.

Sur leur droite, presque en bordure du chemin de halage, une haute colline surgissait, dont la base était plantée de jardins ayant chacun sa maisonnette, gloriette ou tonnelle, son vide-bouteille, et qui se terminaient par des vignes, un immense vignoble qui grimpait jusqu’au sommet : c’était la côte Sainte-Catherine, d’où provenaient les meilleurs crus de Chanteraine.

Ce site, qu’ils avaient contemplé dès leurs premiers ans, qui leur était des plus familiers, réjouissait les yeux des deux vieillards, tout comme leurs communes souvenances et leurs évocations réchauffaient leur esprit et rajeunissaient leur cœur. Pour eux, il n’y avait pas de paysage plus pittoresque, plus ravissant, de spectacle plus féerique, et leurs regards erraient, sans se lasser, avec délices, sur toute l’étendue de cet horizon, de ce coin de terre natale, aimé et béni entre tous.

C’était jour de fête, et, profitant de ce tiède soleil de la Saint-Martin, nombre de promeneurs faisaient, eux aussi, leur « tour du canal », et croisaient M. l’archiviste du département et le propriétaire de la Parisienne. Tous se connaissaient, et c’était un échange continuel de coups de chapeau, de joyeuses apostrophes et de cordiales poignées de main.

Comme ils arrivaient au pied de la côte de Behonne, sur le pont qui succède à l’écluse, MM. Hémon et Vauthier rencontrèrent l’ingénieur du canal, M. Dabbeville, escorté de sa femme et de ses deux filles. Il sortait de chez lui, de la maison isolée, affectée d’ordinaire uniquement à l’éclusier, et qui avait été exhaussée de deux étages et aménagée à l’intention de l’ingénieur. M. Vauthier était en rapports intimes avec M. Dabbeville, digne et excellent homme, à la taille droite et imposante, au doux et fin sourire, à la physionomie ouverte, intelligente et avenante. On s’arrêta, — MM. Hémon et Vauthier chapeau bas devant ces dames, — et l’on causa quelques minutes, on s’extasia naturellement sur le beau temps qu’il faisait.

« Une journée superbe !

— Magnifique !

— N’est-ce pas donc ?

— On la savoure d’autant mieux que l’hiver approche.

— Hélas ! »

Mais, derrière les Dabbeville, arrivaient les Van Parys, le grand, sec, rigide et frigide M. Van Parys, et sa courtaude et rondelette, corpulente et exubérante épouse.

« Ah ! vous voici, madame Dabbeville ! Ah ! couquinn’ dé sort ! je vous dois une visite depuis une éternité, et je me promets toujours… Oui je m’en veux, je me gronde !… Excusez-moi, je vous en prie ! C’est si loin, la Ville-Haute, si loin ! Et ces demoiselles ? Inutile de demander comment elles se portent : quelle mine fraîche, quel teint de rose ! Ah ! couquinn’ dé sort ! Comme ça pousse, madame Dabbeville ! Dire que je les ai vues si petites toutes les deux ! Il me semble que c’est hier !… Et maintenant… maintenant deux grandes personnes, tout à fait ! Ah oui ! »

Pendant que sa moitié jacassait de la sorte sans discontinuer, M. Van Parys, de sa voix lente et grave, interrogeait M. Hémon sur le sort de Daniel.

« Il est toujours en Italie ?

— Toujours.

— Il a la gentillesse de m’écrire de temps en temps ; il n’oublie pas son premier maître.

— Il serait bien ingrat ! riposta M. Hémon.

— N’exagérons pas ! C’est lui-même, par son application, sa persévérance, par ses dons naturels aussi, qui s’est formé. Vous avez là un fils qui vous fait honneur, monsieur Hémon. J’ai eu occasion de voir hier au Musée le tableau qu’il vient d’envoyer…

— Des Paysans italiens ?

— Oui, un Intérieur rustique aux environs de Sienne. C’est une maîtresse œuvre, et qui justifie pleinement cette médaille qu’il a obtenue au Salon de cette année.

— Le fait est, interrompit M. Vauthier, que ce n’est pas seulement à son père que Daniel fait honneur, mais à son maître, à vous…, oui, monsieur Van Parys : ne protestez pas ! — et à ses concitoyens, à nous tous.

— Certainement, monsieur, à toute la ville, et vous devez être fier de cet enfant, » ajouta, avec sa courtoisie coutumière, M. Dabbeville, en s’adressant à M. Hémon.

Mais le propriétaire de la Parisienne ne se laissait pas éblouir par les succès de Daniel, et tous ces compliments et louanges le laissaient froid. L’art ni les artistes ne lui avaient jamais inspiré confiance, jamais rien dit de bon. Il ne pouvait oublier, d’ailleurs, que c’était malgré lui que Daniel s’était lancé dans cette voie, — au lieu d’entrer à l’École polytechnique ! Dans cette région de frontière, et sauf pour de très rares habitants, comme M. Van Parys et l’indépendant et original M. Vauthier, l’épaulette primait tout, le prestige militaire éclipsait — et éclipse encore — tous les autres. Octave avait effacé ses torts et s’était réhabilité aussi bien par sa nomination de sous-lieutenant que par sa mort. Avec Daniel, « qui s’amusait à peinturlurer », il n’y avait rien de pareil. Alexis, s’il avait dû renoncer à l’École navale, avait du moins conquis une position sérieuse ; il était dans le commerce, gagnait de jolis appointements, et le patron de la Parisienne ne pouvait que ressentir grand respect pour tout ce qui concernait le négoce et l’industrie. Quant à Frédéric, ex-candidat à l’École forestière, et toujours sans place fixe, sans idée arrêtée, sautant sans cesse d’une branche sur une autre, il n’y avait pas de comparaison à établir entre lui et ses frères ; son père, comme précédemment Mme Hémon, ne le jugeait pas avec impartialité, et avait pour lui d’inépuisables trésors d’indulgence.

On se sépara, et, tandis que M. et Mme Van Parys et la famille Dabbeville s’engageaient sous les platanes et les marronniers du chemin de halage, faisant ainsi en sens inverse la promenade que venaient d’effectuer MM. Hémon et Vauthier, ceux-ci traversèrent le passage à niveau du chemin de fer et rentrèrent en ville.

Ils continuaient à s’entretenir de Daniel.

« Oui, il s’est installé à Sienne ; cette ville lui plaît particulièrement, dit-il, et il compte y passer l’hiver. Il a gagné quelque argent avec ses tableaux

— Tu vois donc bien qu’il réussit, qu’il arrive à vivre de son art, interrompit M. Vauthier.

— Il est temps ! Avec ce que cet art lui a déjà coûté, tout ce qu’il a dépensé en Hollande et à Paris, il a fortement ébréché la part d’héritage qui lui vient de sa mère, objecta M. Hémon. Mais enfin, que veux-tu ! Puisque c’est sa marotte !

— Eh ! mon cher, si nous avions tous les mêmes idées, tous les mêmes goûts, si nous faisions tous la même besogne, l’existence serait tellement monotone, tellement insipide, qu’elle en deviendrait insupportable !

— Aussi je ne récrimine pas, je n’insiste pas… Nous avions craint, comme tu le sais, qu’il n’y eût en lui des germes de la maladie de sa mère : Alex m’avait écrit une lettre épouvantée… Tu te souviens ?

— Oui, cela menaçait d’être grave, dit M. Vauthier ; mais, aussitôt en Italie, n’est-ce pas, il a éprouvé un grand soulagement, une amélioration capitale ?

— Il va tout à fait bien.

— Et quand compte-t-il revenir ?

— Ah voilà ! Je l’ignore absolument, et lui aussi sans doute. Il parle de visiter les musées d’Allemagne et de Russie, d’aller à Dresde, à Cassel, à Berlin, à Saint-Pétersbourg… Il voudrait aussi pousser une pointe en Orient, voir l’Égypte, Jérusalem, que sais-je ! Il est pris, en ce moment, d’une fringale de voyages !…

— Il est jeune, répliqua M. Vauthier, et, après tout, il a raison.

— Ce n’est pas de notre temps, hein, qu’on s’expatriait de la sorte ? Moi, je suis allé à Paris, rien de plus.

— Et moi, je n’ai même pas quitté le département, riposta l’archiviste ; mais ce n’est pas ce que j’ai fait de mieux, et je ne m’en vante pas. Si j’avais à recommencer l’existence… D’abord actuellement il me faudrait suivre les cours de l’École des Chartes. De même, vois Jolliot et Verset…

— Eux ? Nos historiens locaux ? Mais c’est encore bien pis que toi ! Toi, tu as parcouru le département ; mais, eux, ils n’ont jamais voyagé que dans l’arrondissement, — de simples promenades champêtres ! Par exemple, ils le connaissent à fond, l’arrondissement, dans tous ses coins et recoins.

— Ce qui ne les empêche pas, mon cher, de regretter tout comme moi de n’avoir pas, dans leur jeune temps, imité ton fils Daniel. Eh oui, certes ! Il est bon, il est sage, il est indispensable de se dépayser, d’aller constater par soi-même que nous ne sommes pas tous coulés dans le même moule, comme des gaufres. Ah ! si je n’étais pas si vieux !

— Quoi donc ? Est-ce que…

— Oui, si je n’avais pas mes rhumatismes, ma maudite sciatique… mais trop tard maintenant ! Il faut laisser ce plaisir et cet avantage aux jeunes. Ah ! la jeunesse, la belle chose ! » s’exclama le père Vauthier en frappant sur l’épaule de son camarade Hémon, à l’instant où ils pénétraient tous les deux dans le long et obscur couloir qui aboutissait à la grande salle du café des Oiseaux.


Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre XXI (pp. 251-268).


 Notes
  1.  Rams, subst. masc. Jeu de cartes qui se joue à trois, quatre ou cinq joueurs, avec un jeu de trente-deux cartes, et qui consiste à se débar­rasser le premier des cinq jetons donnés à chacun au départ en faisant cinq levées.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Rams ↩

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