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XI. Mon professeur Pernot. — Les Malabres

« Tu es là, Albert ? Voudrais-tu me conduire à la messe ? »

C’est une voix grêle, lente et placide qui vient de m’adresser cette demande, la voix, bien connue de moi, de Mlle Angélina, une vieille demoiselle aveugle qui habitait chez notre voisine, Mme Huguet, et avait succédé à M. Pinglebert, de farouche mémoire.

Oui, je l’entends encore, cette petite voix monocorde et blanche…. Et il me semble revoir, debout devant notre fenêtre ouverte, les mains étendues, tâtonnant les saillies du mur, la pauvre demoiselle. Elle est enveloppée d’un châle tartan gros vert à longues franges, et son visage, au teint d’ivoire jauni, est encadré dans un lourd chapeau de paille ou de feutre gris.

Quel âge avait-elle alors, Mlle Angélina de Seigneulles ? Aux yeux d’un enfant, toute « grande » personne est vieille, et c’est sans hésiter que je lui ai appliqué tout à l’heure ce qualificatif ; mais peut-être ne le méritait-elle pas, peut-être n’avait-elle pas plus d’une quarantaine d’années à cette époque.

Elle était parente, cousine éloignée, de Mme Huguet, qui, en venant reprendre possession de sa maison, après la mort subite de M. Pinglebert, l’avait ramenée de Nancy avec elle. Durant la belle saison, toutes deux passaient presque toutes leurs journées au jardin, et l’occupation favorite de Mlle Angélina consistait à sarcler les plates-bandes, à élaguer particulièrement les fraisiers plantés en bordure. Du haut de notre terrasse, je la voyais se traîner à genoux le long des allées, promener sans cesse sur le sol ses doigts frémissants et clairvoyants, et tirer à elle puis arracher les lianes gourmandes, les cou­lants[1] ou traî­nasses[2], qui épuisent la touffe mère.

Chaque matin, Mlle Angélina se rendait à la messe de sept heures ou de sept heures et demie, et, en l’absence de Mme Huguet et de leur commune servante Fanchette, elle avait recours à moi, venait sonner à notre porte ou frapper à nos carreaux et me priait de lui servir de guide.

Ce matin-là, comme nous tournions l’angle de la rue Sainte-Marguerite, j’aperçus ma tante Victorine qui descendait l’escalier de l’église et causait avec Mme Marchal, une de ses meilleures amies. Elles avaient l’air d’être en grande conférence, et, chose dont je ne me doutais guère, c’était de moi qu’il s’agissait.

« Ah ! vous avez un beau cavalier ! s’écria ma tante Victorine, arrivée, toujours en compagnie de Mme Marchal, à quelques pas de nous. Vous devriez le gronder, mademoiselle Angélina !

— Quoi donc ? Qu’ai-je encore fait ? interrompis-je dans un élan d’impatience et avec une mauvaise humeur qui n’était pas du tout fardée.

— Le gronder ? Pourquoi ? répliqua complaisamment Mlle Angélina. Je suis sûre, au contraire, qu’il ne le mérite pas, qu’il est bien obéissant, bien gentil, qu’il travaille assidûment….

— Vous croyez cela ? Demandez-lui un peu quelle jolie place il a obtenue la semaine dernière en version grecque ?

— Oh ! le grec ! Pour ce que j’en ferai jamais !

— Et les semaines précédentes, dans les compositions d’histoire, de mathématiques, de version latine, de physique et de chimie ? A l’instant même, j’en parlais à Mme Marchal et je lui disais qu’il ne faisait rien — que notre désespoir ! — qu’on ne pouvait rien obtenir de lui, qu’il était dans une passe déplorable…. »

C’était vrai. Depuis de longs mois déjà, je traversais une crise funeste, je n’étudiais plus une leçon, bâclais mes devoirs vaille que vaille, ne pensais qu’à fainéanter et vagabonder. J’avais pris le lycée en grippe et en dégoût.

« Nous voudrions le mettre pensionnaire, continuait ma tante ; mais monsieur s’y refuse absolument, déclare qu’il se fera chasser ! C’est un bien vilain enfant, allez, mademoiselle Angélina ! Il nous fera mourir de chagrin, sa grand’mère et moi !

— Aussi je disais à Victorine, répliqua Mme Marchal, que si l’on pouvait lui trouver un professeur en dehors du lycée, un répétiteur qui le tiendrait, le surveillerait….

— C’est cela ! En effet ! s’exclama Mlle Angélina.

— Et je lui parlais de Pernot, reprit Mme Marchal, de Joseph Pernot. Tu le connais bien ?

— Oui, répliquai-je.

— Oui tout court ? Tu ne peux pas dire : « Oui, madame ? » Comme il est poli, cet enfant-là ! s’écria ma tante Victorine indignée. On a beau faire….

— Pernot a déjà plusieurs élèves, poursuivit Mme Marchal sans paraître remarquer l’affront qui m’était infligé. Il ne prend pas cher, peut-être quinze ou vingt sous par séance…. Je le verrai aujourd’hui et vous dirai au juste ce qu’il en est, Victorine. C’est un garçon sérieux, instruit, très méritant, qui sait acquérir de l’influence sur ses élèves, les prépare fort habilement à leurs examens. Certainement, acheva-t-elle en s’adressant à moi, tu te trouverais bien d’aller travailler près de lui quelques heures par semaine. »

Le soir même, Mme Marchal venait prévenir ma tante que sa visite à Joseph Pernot était faite et qu’il acceptait volontiers de me servir de répétiteur et de mentor.

Joseph Pernot, qui terminait sa rhétorique ou sa philosophie alors que je n’étais encore qu’en sixième, était de sept ou huit ans plus âgé que moi. Cette différence d’âge nous avait empêchés de nous fréquenter et de nous lier ; mais nous étions tous les deux « enfants de la Ville-Haute » ; presque chaque jour nous nous croisions dans la Grand’Rue ; maintes fois nous nous étions rencontrés soit chez les Marson, dont les deux aînés, Armand et Frédéric, étaient des condisciples de Pernot, soit aux tendues de Saint-Roch, avec le capitaine Pontaubry, avec Maucroix, Surlanges, Larombardière, Adolphe Mesnil, et tant d’autres. Nous nous tutoyions même.

Fils d’un simple garde forestier, d’un collègue de Gilquin, Joseph Pernot se trouvait dans une étrange et très fausse position. Il s’était mis en tête d’entrer dans l’administration dont son père dépendait et d’y entrer par en haut, par l’École forestière. Reçu bachelier, il s’était présenté à cette école, et, malgré les encouragements, pronostics et assurances des professeurs du lycée, avait été refusé.

Première et très vive déception.

Un mot qui lui était alors arrivé aux oreilles, un mot attribué à M. l’inspecteur Cherbinet, aurait dû l’éclairer et lui faire incontinent déserter la partie.

« Nous ne tolérerons jamais, vous le comprenez bien, que le fils d’un simple garde puisse frayer avec des fils d’inspecteurs et de conser­vateurs. »

J’aime à croire que cette inégalité n’existe plus aujourd’hui et qu’il n’y aurait plus là d’obstacle pour un candidat. Quoi qu’il en soit, et comme on a pu s’en convaincre amplement déjà, je n’ai d’autre souci que de rapporter dans ces Mémoires ce que j’ai vu ou entendu, consigner ici en toute sincérité mes impressions et souvenirs d’écolier.

Au lieu donc de tourner ses visées d’un autre côté, Pernot s’obstina, et, l’année suivante, comme il venait de subir avec succès les épreuves de la licence ès sciences physiques, il concourut derechef pour l’admission à l’École forestière.

Nouvel échec.

« Je vous dis, il n’y entrera pas ! C’est comme s’il chantait ! Nous-n’en-vou-lons-pas ! » clamait l’odieux M. Cherbinet.

Joseph Pernot, j’ai pu le constater en nombre de circonstances, était doué, affligé, si vous préférez, d’une opiniâtreté extraordinaire, de la plus indomptable ténacité. Son but, son idéal constamment rêvé, exclusivement poursuivi, c’était précisément de frayer, lui, fils de simple garde, avec les fils des hauts fonctionnaires des Eaux et Forêts.

« Ah ! vous ne voulez pas de moi ? Eh bien, vous me prendrez quand même ! Je saurai bien vous forcer la main ! » avait-il ruminé, s’était-il juré.

Et ne pouvant se faire admettre à l’École de Nancy, avoir accès dans l’administration par en haut, il s’y faufila par en bas. Il se dit qu’une fois dans la place, il lui serait facile de passer en temps voulu les examens d’aptitude professionnelle qui le conduiraient aux grades élevés, et il entra, en qualité d’expéditionnaire ou garde sédentaire, dans le bureau du conservateur de la région, de M. de Tannois.

Il végéta là cinq ou six années avec huit ou neuf cents francs d’appointements, et c’est seulement aux approches de la trentaine qu’il reconnut avoir fait fausse route, s’avoua vaincu et chercha à sortir de cette impasse.

Durant ce temps, pour remédier à l’insuffisance de son salaire, il s’était mis à donner des leçons le matin et le soir, c’est-à-dire avant et après ses heures de bureau, des leçons ou répétitions de mathématiques, de physique, de chimie, d’histoire, de latin, de tout.

Pendant plusieurs années, jusqu’à l’époque où je quittais Popey, je fus un des élèves de Pernot. J’allais chez lui, dans sa chambrette de la Grand’Rue, puis dans celle de la place Saint-Pierre, trois ou quatre fois par semaine, de bon matin, et durant une heure ou deux il me commentait mes leçons et m’interrogeait, revoyait mes devoirs, me faisait résoudre au tableau des théorèmes et des équations, m’apprenait surtout à travailler.

Je ne saurais trop rendre hommage à la patience, l’obligeance, les excellents conseils, l’affection et le dévoûment de mon professeur et camarade Pernot. Si je me suis ressaisi, remis à l’étude, si j’ai réussi à mes examens, c’est à lui que je le dois. Il m’a inspiré le goût de l’ordre et de la méthode, l’amour de la science, — comme M. Mazin, quelques années auparavant, m’avait ouvert le monde poétique et inculqué l’amour des lettres. Aussi les noms de ces deux bienfaiteurs me sont-ils également chers, leurs souvenirs ineffaçablement gravés et pieusement réunis dans mon cœur.

Avec sa belle barbe noire, brillante et comme lustrée, ses yeux vifs et inquisiteurs, abrités derrière de fines lunettes d’acier, sa physionomie calme, réfléchie, sérieuse, à la fois douce et énergique, Pernot m’imposait et me charmait. Ce qui de prime abord vous frappait le plus en lui, ce qui semblait se dégager de toute sa personne, c’était un air d’inflexible honnêteté, de probité stoïque, de rayonnante loyauté, que je n’ai peut-être vu jamais aussi fortement caractérisé. Jamais le dedans, l’âme, ne s’est aussi bien reflétée au dehors, sur le physique.

Et quel désintéressement ! Quels scrupules ! Comme toute question d’argent lui était antipathique et odieuse ! C’était ce qu’on appelait jadis notre « nourriture », c’étaient notre éducation, notre instruction, notre perfectionnement intellectuel et moral, qui le préoccupaient seuls. Il s’était chargé d’une tâche, celle de vous enseigner les matières de tel ou tel programme, et, avant tout, de vous apprendre à raisonner juste et à vous dignement conduire, de faire de vous un homme, un honnête homme, laborieux, courageux, utile à ses semblables, et il ne caressait aucune arrière-pensée de gain, ne rêvait, malgré sa pauvreté, aucune « sonnante » récompense.

A toi aussi, cher ami, cher et excellent maître, j’adresse le plus affectueux hommage de gratitude. Bien avant l’heure normale, la mort est venue te frapper, et depuis de longues, longues années, tu reposes dans le cimetière de ton village natal, à quelques lieues de Popey. Plus heureux avec toi qu’avec M. Mazin, si vite disparu de mon étroit horizon, j’ai eu le temps naguère de te remercier de ce que je te devais, de t’exprimer, quoique bien faiblement, la profonde et éternelle reconnaissance que je t’ai vouée. Mais, à cause même de cette reconnaissance et de cette indéfectible affection, je m’en voudrais, j’aurais honte et remords de mettre fin à ces récits, intimes échos de ma jeunesse, sans évoquer ta mémoire, sans inscrire ici ton nom, et le bénir, et te crier encore une fois : « Merci ! »

Comme tous les jeunes gens appartenant à la bourgeoisie de la Ville-Haute, comme Paul Colin, Maucroix, Raymond de Surlanges, Armand et Frédéric de Marson, Paul Marchal, Émile Larombardière, etc., Joseph Pernot était très lié avec le capitaine en retraite Pontaubry. Chaque soir, été comme hiver, la plupart d’entre eux se réunissaient chez le père Tissopin, l’épicier, et y fumaient leur cigarette ou leur pipe, en dégoisant les nouvelles du jour. Lorsque le temps était beau, ils ne faisaient que toucher barre chez Tissopin, dont la boutique leur servait de lieu de ralliement et de quartier général, et se promenaient en bande dans la Grand’Rue, — une large bande transversale, qu’on voyait monter jusqu’au pâquis, puis faire volte-face et descendre jusqu’à la place de la Fontaine, pour rebrousser ensuite chemin et remonter, puis redescendre, et ainsi de suite, jusqu’à l’heure du coucher, qui ne dépassait guère neuf heures.

On les appelait les malabres.

« Ah ! voilà les malabres qui passent ! — Avez-vous rencontré les malabres ? Ils sont en retard, ce soir ! »

Malabre, qui est comme le mot typique du patois local, dérive, selon les uns, de mal appris ; selon d’autres, du latin mala arbor, mauvais arbre, mauvaise graine, et signifie aussi bien bon garçon, brave compagnon et joyeux drille, que méchant vaurien et vil gredin. On pourrait assez exactement comparer ce terme d’abord à certains vieux vocables, tels que man­drin[3], mahu­lot[4], har­del[5] ou har­diau[6], qui ont à peu près le même sens que lui ; ou encore et plus simplement aux mots de brigand ou de coquin, qui, dans leur acception propre, désignent un voleur de grand chemin ou un coupeur de bourse, et qui, appliqués à un enfant, n’ont plus rien d’injurieux, ne sont plus que des termes d’amitié et de caresse. Là surtout, c’est le ton qui fait la chanson.

Le capitaine Achille Pontaubry, qui adorait la jeunesse, était le doyen et comme le chef des malabres. Avec eux il se sentait rajeuni et ragaillardi, il renaissait. C’était sa vie que ces promenades quotidiennes, ces bonnes causeries à bâtons rompus. Le reste du temps, les heures pendant lesquelles les malabres, retenus à leurs bureaux ou par leurs études, faisaient trêve, il était tout désorienté et désolé, avait vraiment l’air d’une âme en peine. Tantôt il allait et venait dans sa chambre comme un fauve dans sa cage ; tantôt il demeurait affalé sur son fauteuil, devant sa fenêtre grande ouverte, fumant sans désemparer sa longue pipe de terre et regardant machinalement les rares passants. Ou bien, s’il faisait beau et si le cœur lui en disait, il enfourchait sa jument Rossinette et, nouveau chevalier de la Triste-Figure, s’en allait trottiner au hasard dans les tranchées des bois d’alentour.

Mais les malabres ne se bornaient pas à arpenter la Grand’Rue en devisant et fumant : ils se concertaient pour des parties de chasse ou de pêche, se réunissaient dans leurs tendues aux bois de Saint-Roch, de Véel, de Maëstricht ou de Massonges, complotaient des farces surtout, s’ingéniaient à combiner et perpétrer les meilleurs tours possibles.

Et, dans leurs mystifications, ils n’épargnaient personne, daubaient sur eux-mêmes et se montraient féroces.

Leur chef, M. Pontaubry, que son âge, à défaut de son titre et de sa dignité, aurait dû faire respecter, n’était même pas à l’abri de leur malice : il en eut la preuve à un bal paré et masqué que les vignerons et jardiniers de la ville donnèrent en je ne sais plus quelle circonstance.

Les malabres, qui ne laissaient pas échapper une occasion de s’amuser, avaient tous d’une même voix décidé de se rendre à cette fête, et la question des déguisements avait été longuement débattue entre eux. Seul le capitaine Pontaubry ne soufflait mot.

« Et vous, capitaine, vous ne comptez donc pas aller à la redoute[7] ?

— Je vous demande mille pardons, j’irai !

— Et quel costume adopterez-vous ?

— Ah ! cela, c’est mon secret !

— Comment ! vous ne voulez pas nous le confier ?

— Non, mes amis. Si je me déguise, c’est pour ne pas être reconnu ; or, si je vous révélais d’avance mon déguisement….

— Malgré toutes vos précautions, toutes vos cachotteries, on vous reconnaîtra bien, allez !

— Pas sûr !

— Oh ! sûr et certain !

— On ne me reconnaîtra pas ! répliqua d’un ton net et péremptoire M. Pontaubry.

— Parions que si ! ripostèrent en chœur Émile Larombardière et Armand de Marson.

— Je gage que non ! s’écria le capitaine.

— Avec Larombardière et Marson, je soutiens la gageure, dit Raymond de Surlanges.

— Moi aussi ! moi aussi ! firent Paul Marchal et Maucroix.

— Je gage, poursuivit Surlanges, que tous les assistants vous reconnaîtront, iront à vous, vous salueront par votre nom, vous….

— Par exemple ! c’est un peu fort ! s’exclama le capitaine presque indigné.

— C’est comme ça ! »

L’enjeu du pari fut un déjeuner à offrir à tous les malabres présents.

C’est en Bédouin — par commémoration sans doute de son séjour en Afrique — que M. Pontaubry avait résolu de s’habiller ; et, afin qu’on ne le surprît pas sortant de chez lui, il alla revêtir son costume dans un hangar de la rue Chavée, où se trouvait l’écurie de Rossinette.

Mais les malabres avaient prévu le cas, et l’un d’eux, déguisé en Arlequin, était justement aposté dans ces parages, avec une large bande de calicot portant en grosses lettres cette traîtresse inscription :

Je suis Pontaubry.

Il se glissa sur les pas du Bédouin et n’eut pas de peine, en traversant la foule qui assiégeait les abords du Théâtre où le bal avait lieu, à lui épingler cette banderole sur son ample burnous, au beau milieu du dos.

Aussi, dès son entrée dans la salle, le capitaine fut assailli par les plus significatives et formelles démonstrations.

« Vous voilà donc, monsieur Pontaubry ! Nous sommes bien aises de vous voir !

— Nous savions bien que vous viendriez, capitaine !

— Nous vous attendions, monsieur Pontaubry !

— Monsieur Pontaubry, vous êtes bien aimable….

— Capitaine, c’est bien gentil de votre part….

— Comment vous portez-vous, monsieur Pontaubry ?

— Et Rossinette ? Vous ne l’avez donc pas amenée, cette noble bête ?

— O capitaine !…

Il en restait tout interdit, absolument ahuri.

Si encore il n’y avait eu, pour découvrir son identité et l’interpeller de la sorte, que les malabres de la Ville-Haute, que des jeunes gens, il aurait compris, à la rigueur : il était si bien connu de toute la jeunesse popéyenne ! Mais c’était tout le monde, hommes et femmes, qui l’apostrophait, tout le monde qui l’acclamait, hurlait son nom, semblait s’être donné le mot….

« C’est à n’y rien comprendre, ma parole !… C’est un…. un… sortilège ! » bégayait-il.

Et comme il s’en allait en grommelant, intrigué, obsédé, vexé et furibond, le même Arlequin, Raymond de Surlanges, qui s’était attaché à ses trousses, lui décrocha prestement son écriteau.

Non seulement M. Pontaubry dut payer la gageure fixée, mais encore jamais il ne put débrouiller cette énigme. Les malabres s’étaient mis d’accord, et aux questions ou sommations qu’il leur adressait, à propos de cette incompréhensible aventure, il n’obtenait qu’une même réponse :

« Voilà ce que c’est que d’être trop bel homme, voyez-vous, capitaine ! On ne peut aller nulle part incognito ! »

Ah ! on s’amusait ferme dans ce temps-là à Popey-sur-Ornain et particulièrement à notre Ville-Haute !

Ces divertissements n’étaient pas toujours du meilleur goût ni sans inconvénients ou dangers : les malabres avaient aisément « le diable au corps », comme on dit ; et je ne peux me rappeler sans frémir l’abominable farce qu’ils firent à un de leurs concitoyens, riche vigneron de la place de la Fontaine, M. Hyacinthe Guillot.

Il n’était pas aimé, ce M. Guillot. Veuf, sans enfants, vivant seul, faisant lui-même son marché et son ménage, il passait pour avare ; de plus, c’était un infatigable discoureur, un enragé et horripilant bavard ; quand il tenait quelqu’un, il n’en finissait plus, ne le lâchait plus : il faisait pis que de le « raser », il le guillotinait, affirmaient plaisamment les malabres, qui l’avaient surnommé « Guillot le Guillotineur ».

Devant la porte de ce personnage, qui, en dépit de son sobriquet, était tout le contraire d’un buveur de sang, se trouvait un lourd banc de bois, un madrier simplement équarri et encastré dans les rainures de deux montants de pierre.

Un soir d’automne, les malabres, las d’effectuer leur sempiternel va-et-vient le long de la Grand’Rue et ne sachant quel passe-temps se créer, imaginèrent d’extraire de ses rainures cet énorme madrier et de le placer tout debout contre la porte du père Guillot. Puis ils tirèrent le pied de biche de la sonnette.

Inévitablement, quiconque, en réponse à ce coup de sonnette, accourrait de l’intérieur et ouvrirait la porte, ferait choir sur lui le madrier — au risque d’être assommé ; et comme la maison n’avait d’autre habitant que M. Guillot, lui seul était en cause et sous le coup de ce danger.

Pour bien voir ce qui allait advenir, bien savourer leur crime, les malabres s’étaient tapis en face de la porte, sur le terre-plein élevé derrière la fontaine, et, au premier cri poussé par leur victime, ils se précipitèrent tous à son secours.

La lourde poutre n’avait fait, en tombant, qu’effleurer l’épaule du père Guillot ; mais, saisi par ce brusque écroulement, glacé de frayeur, il se croyait tout rompu vif déjà, en lambeaux et capilotade, et haletait et hurlait comme un supplicié.

« Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mes amis ! Ah ! qu’il y a donc de méchantes gens sur terre ! Faut-il…, faut-il avoir la cervelle assez…, assez infernale !…

— Calmez-vous, monsieur Guillot !

— Voyons, monsieur Guillot !

— Comme je vous remercie d’être accourus !

— Oh ! de rien !

— Si, si ! Je vous sais le plus grand gré….

— C’était bien le moins !

— Ah ! c’est vous, monsieur de Surlanges ?… Vous aussi, monsieur de Marson ?… monsieur Pontaubry ?… Et toi, Larombardière, et toi, Poulot ?… Ah ! je vous remercie bien tous !

— Il n’y a vraiment pas de quoi, monsieur Guillot !

— Entrez donc vous rafraîchir un brin…. Nous boirons une bouteille : ça me remettra…. Ah ! mes bons amis, quelle secousse ! Vous n’avez pas idée ! Ah ! là là ! J’en suis encore tout…, tout… estomaqué ! Vous pensez, un madrier de cette épaisseur ! Mais…. mais c’est mon banc qu’ils ont pris, ces misérables ! C’est avec mon propre banc… Mais oui ! ! !

— En effet, monsieur Guillot.

— Il ne manquait plus que ça ! Démolir mon banc pour me…, me démolir moi-même ! Aussi, c’est de ma faute….

— De votre faute ? dit Maucroix stupéfié.

— Eh oui ! Je me propose toujours de le faire sceller solidement….

— Cela ne coûterait cependant pas cher ! insinua Paul Marchal.

— Tu as raison, Poulot ! Oui, j’aurais bien dû…. Mais voilà ! on recule toujours devant la dépense ! Pas plus tard que demain, ce sera fait ; je préviendrai Simon, le serrurier…. Ah ! mes enfants ! Ah ! j’en tremble encore ! Mais ça ne va pas m’empêcher de descendre à la cave. Je veux vous en faire goûter de derrière mes fagots,… un cru de la côte de Corotte…. un certain pineau de 47…. Vous m’en direz des nouvelles ! »

Et il les régala jusqu’à plus de minuit, et, en les quittant, les combla encore de remerciements, de protestations et de bénédictions.

Inutile de vous dire que mon professeur Pernot, bien que fréquentant la confrérie des malabres, ne prenait point part à ces nocturnes équipées. Il les réprouvait trop d’abord ; il était trop studieux et trop occupé pour gaspiller ainsi son temps ; il n’avait pas, en outre, une complexion des plus robustes, et sa poitrine délicate le contraignait à éviter la fraîcheur du soir et à user de précautions.

C’est à la suite d’un rengrègement de son mal et sur les conseils mêmes de son chef, de M. de Tannois. qu’il sollicita son changement de résidence et demanda un poste dans une région plus tempérée. On l’envoya, toujours avec son titre de garde sédentaire, du côté d’Arcachon, dans les forêts de pins qu’on était alors en train de planter dans les landes.

Convaincu de la maladresse qu’il avait commise et du préjudice qu’il s’était causé en persistant à entrer dans une administration où on ne voulait pas de lui, éclairé sur ses véritables intérêts, il avait résolu de quitter cette ingrate carrière, et, pendant que son âge le lui permettait encore, de s’ouvrir ailleurs un chemin. Il penchait pour l’Université, pour le professorat, qu’il avait déjà tant pratiqué et qui semblait si bien lui convenir. Il m’écrivit même à ce sujet. Mais il n’eut pas le temps d’accomplir son dessein. De jour en jour sa maladie s’aggravait. Un matin il lui fallut abandonner ses fonctions, reprendre la route de Popey et venir chercher auprès des siens, dans le village où son père s’était retiré, des soins, hélas ! superflus.


Albert Cim, Entre camarades. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1895 ; 1 vol. (269 p.), in-16 ; illustré de 36 vignettes dessinées par E. de Bergerin.
Texte retranscrit d’après le fac-similé numérique d’Internet Archive, chapitre XI (pp. 239-262).


 Notes
  1.  Coulant, subst. masc. Chez certaines plantes rampantes, branche à entre-nœuds longs qui court à la surface du sol et s’enracine pour donner de nouvelles feuilles.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Coulant ↩
  2.  Traînasse, subst. fém. Nom collectif sous lequel les jardiniers désignent tant les jets ou stolons que les coulants et les propagules ; ils disent en outre en ce sens traînée.
    Littré, à l’article Traînasse ↩
  3.  Mandrin, subst. masc. Emploi comme nom commun du nom de Louis Mandrin, célèbre bandit français qui fut exécuté en 1755 à Valence ; dans les parlers du quart Sud-Est et de la Bourgogne, au sens de « malfaiteur, vagabond, mauvais sujet ».
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Mandrin ↩
  4.  Mahulot, subst. masc. Hors-la-loi des barrières de Paris (octrois), aussi surnommé Sioux, Iroquois.
    Le blog de l’Atelier de création libertaire, la revue Gavroche, nº 163, à l’article Image de l’apache dans la France de la Belle Époque ↩
  5.  Hardel, subst. masc. Vaurien, garnement, jeune homme.
    Wiktionnaire, à l’article Hardel ↩
  6.  Hardiau, variante de hardel, subst. masc.  ↩
  7.  Redoute, subst. fém. Il se dit dans quelques villes d’un endroit public où l’on danse, où l’on joue.
    Littré, à l’article Redoute ↩

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