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Mot-clé : « Pâquis »

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III. Le plus terrible des quatre

Frédéric Hémon, qui avait alors douze ans, était un petit bonhomme aux yeux bleus sans cesse en éveil, remuants, étincelants et fureteurs, au teint vermeil, aux joues fermes et rebondies, aux cheveux blonds, toujours emmêlés et ébouriffés, à la frimousse narquoise et malicieuse, futée, hardie, provocante même parfois et effrontée.

« Ne prends donc pas ce vilain air, mon ami, lui disait souvent sa mère. A ton âge, il convient de se montrer plus réservé, plus doux. La timidité même ne messied pas. »

Mais Frédéric ne savait pas ce que c’était que trembler.

« Il est intrépide, ce petit-là ! » attestait volontiers son frère Octave lui-même, le fort en gymnastique.

Comme Mirabeau enfant, on aurait pu le surnommer l’Ouragan.

Malgré cette audace et cette vigueur, en dépit de ce visage grassouillet et rondelet, rubicond et jovial, épanoui, éclatant de santé, Frédéric se déclarait sans cesse malade.

« Non, cela ne va pas ce matin, maman.

— Où as-tu mal, mon trésor ?

— Je me sens comme des pesanteurs dans la tête… et aussi de la faiblesse dans les jambes… Si tu veux, j’irai à Massonge avec toi cet après-dîner ? Cela me fera du bien, j’en suis sûr. »

Et Mme Hémon, qui était enchantée d’avoir avec elle son cher Frédéric, s’empressait d’acquiescer à la demande.

« Oui, je t’emmènerai, mon mignon… Je vais préparer une lettre que Daniel remettra à M. le proviseur… Il faut bien le prévenir que tu es souffrant ?

— Oh ! certainement, maman, il le faut… Tu pourrais lui dire, par la même occasion, que… que, demain aussi, tu m’emmèneras. Il fait beau temps, et… je suis convaincu que ce bon air de Massonge dissipera ma migraine et me redonnera des forces. »

Mme Hémon, qui ne voyait que la santé de son Frédéric et cherchait à lui complaire en tout, se conformait à ses désirs, — qui étaient en même temps les siens, à elle, — et se chargeait d’expliquer la chose à M. Hémon et d’imposer silence à ses objections.

« Cet enfant a besoin d’espace et de mouvement, besoin de grand air… Il est dans l’âge de la croissance… Oui, je sais bien, cela le retarde dans ses études ; mais, avant tout, la santé : le premier prix de santé, voilà ce que je lui souhaite d’abord ; les autres récompenses viendront à leur tour. »

A Massonge, Frédéric, après avoir fait enrager tout le long du chemin le groom Tomy et la jument Grisotte, sans compter Mme Hémon, insinuait à celle-ci qu’il irait bien faire une partie de pêche :

« Oui, il n’y a pas de vent, le temps est tout à fait propice : je suis certain que ça doit mordre !

— Va, mon bijou ; mais ne reviens pas trop tard, n’est-ce pas ?

— Non, maman, bien sûr ! »

La rivière de l’Ornain et le canal de la Marne au Rhin n’étaient pas loin de là ; Frédéric n’avait qu’à se munir d’une ligne, — des lignes et autres engins, il y en avait toujours en réserve dans la villa de Massonge, — et, en moins d’une demi-heure, il avait atteint les bords de l’eau et garni d’amorces ses hameçons.

Ou bien, il s’en allait vagabonder dans les bois d’alentour, en quête de muguet ou de fraises, de champignons ou de noisettes, grimpait aux arbres, faisait la guerre aux oiseaux, aux écureuils, à toutes les bêtes qu’il apercevait, s’en donnait à cœur joie, se grisait d’effluves sylvestres, de pleine solitude et d’entière liberté. Qu’il faisait bon sous ces hêtraies superbes, dans ces épais taillis ou ces fourrés, et comme on était mieux là mille fois que sur les bancs de la classe, sous les verrous de cette prison !

Il y avait deux jours par semaine cependant où Frédéric préférait ne pas aller à Massonge, et, sinon fréquenter les cours universitaires et étudier, du moins rester en ville : c’était le mardi et le vendredi, jours de marché. Ces deux jours-là, en se rendant au lycée et en en sortant, à huit heures et à dix heures, et souvent même en y retournant à deux heures, bien que les trois quarts des marchands eussent alors vidé la place, il avait pris l’habitude de se faufiler dans les allées du « Marché couvert » et de faire aux acheteurs, aux vendeurs, à tous ceux qu’il rencontrait et qui lui en offraient l’occasion, toutes les farces imaginables. Une cliente, dame ou servante, était-elle penchée sur un panier d’œufs, un petit coup sec, appliqué par derrière, en passant, un brusque heurt de feinte bousculade, la faisait choir dans le panier, tête en avant. Une corbeille ou char­pagne[1] de cerises, de prunes ou de poires dépassait-elle d’un doigt l’étalage, elle se trouvait soudain entraînée et renversée. Un chien cherchait-il à se créer passage entre les mollets des gens, dans l’allée réservée aux marchands de fromage et de beurre, aux coque­tiers[2] ou coquas­siers[3], un léger coup de pied, mais lancé juste à point et au bon endroit, faisait sauter l’animal au milieu des pains de beurre ou dans une jatte de crème. Et c’étaient des cris, des protestations, des vociférations, des malédictions !

Bien entendu, ces méchants tours avaient souvent leur récompense.

Un jardinier, dont Frédéric avait, à cinq reprises, démoli l’étalage, guigna le vaurien — « ce mandrin-là ! » — un beau vendredi de juillet, et lui administra une correction manuelle destinée à lui enseigner le respect de la propriété d’autrui et à faire époque dans son existence.

Un marchand de volailles, autre victime attitrée de ce polisson, ayant remarqué qu’il avait coutume d’escalader une barrière placée derrière sa boutique, goudronna, un matin d’octobre, ces montants et traverses de bois, si bien que Frédéric se salit des pieds à la tête, lorsqu’il voulut effectuer son escalade. Son frère Daniel, son compagnon de route ordinaire, était de la partie, et tous deux, ce matin-là, au lieu de se diriger vers le lycée, durent regagner le logis pour changer de vêtements et se nettoyer.

Une autre fois encore, maître Frédéric était grimpé sur une pierre, dans la cour du Marché ; il avait passé la tête entre deux barreaux d’une fenêtre, et de ce périlleux observatoire, s’amusait à interpeller les marchandes de poisson, à les singer, les rechigner[4], quand la pierre vint à rouler et se dérober sous ses talons, et l’insolent petit bonhomme demeura suspendu par le cou. Il changea de gamme alors, et, au lieu de ricanements et de lazzis, se mit à pousser des hurlements déchirants. Et ce furent ces mêmes marchandes, ces harengères dont il se moquait avec tant d’entrain, une seconde auparavant, qui eurent la générosité de le délivrer.

Toutes ces mésaventures auraient dû servir de leçon à Frédéric et le guérir de sa funeste passion. Mais non, rien n’y faisait : malmené, échaudé et étrillé le matin, il recommençait le lendemain, sinon le soir même, avec plus d’ardeur, plus de verve et de fougue.

Il était devenu la terreur de tous les gens du Marché, à tel point que le gardien de l’établissement, l’ex-brigadier Garaudel, lui en interdit l’entrée et le menaça, s’il contrevenait à cette défense, de « le faire ramasser par la police ».

Frédéric s’était ainsi acquis, et rapidement, une réputation de démon, de sac à diable[5], selon une expression usitée à Chanteraine-en-Barrois.

« Il a le génie du mal, ce gamin-là ! » s’exclamaient fréquemment et en connaissance de cause tous les étalagistes du Marché couvert, aussi bien que nombre de boutiquiers, principalement ceux qui se trouvaient sur le chemin du lycée.

Et encore ces braves commerçants ne savaient pas tout ; il y avait tels méfaits, tels crimes pendables, dont les auteurs étaient demeurés inconnus, et que Frédéric, à lui seul, avait imaginés, combinés et perpétrés. Celui-ci, par exemple.

La ville de Chanteraine-en-Barrois est dominée par une haute tour, vestige des remparts de l’ancien château ducal, munie de deux larges cadrans, orientés l’un vers la Ville-Basse, l’autre à l’opposé, et coiffée d’une maigre toiture d’ardoise en pyramide quadrangulaire. Un poète du cru, Jules Forget[6], le délicat et judicieux auteur d’En plein bois, a aussi pieusement qu’artistement célébré la Tour de l’Hor­loge[7], le beffroi de Chanteraine :

Il est l’orgueil et le joyau de la cité,
Le grandiose aïeul dont elle se fait gloire ;
Au seuil de son passé soudain ressuscité
Il demeure, éloquent lambeau de son histoire.

Des touffes de verdure et de fleurs pointent çà et là dans les jointures de la pierre, entre les noirs moellons de « la ronde épaisseur » :

Et comme s’il voulait parfois se mettre en frais
Et piquer galamment fleur à sa boutonnière,
Il laisse, par les trous de ses flancs balafrés,
La giroflée ouvrir sa gerbe printanière.

Du sommet, la vue s’étend sur une grande longueur de l’étroite et coquette vallée de l’Ornain, sur les coteaux avi­gnés[8] et boisés qui la bordent, et l’œil jouit du plus gracieux panorama.

La Tour de l’Horloge est, avec l’église Saint-Pierre et le chef-d’œuvre du grand sculpteur lorrain Ligier Richier, le Squelette, érigé dans l’un des collatéraux de cette église, avec les vieilles maisons sculptées de la rue des Ducs et de la rue du Bourg, avec l’esplanade du Château, et « le gros arbre », l’orme colossal du Pâquis[9], — sans oublier le café des Oiseaux, — une des « curiosités » de Chanteraine-en-Barrois.

C’est dans la Tour de l’Horloge, jadis appelée Tour du beffroi, Tour du couvre-feu, ou encore Tour du crieur, que se trouve l’antique cloche, baptisée Renée, qui, encore à présent, est mise en branle plusieurs fois par jour : le matin, à cinq heures en été, et six heures en hiver ; à midi, pour annoncer « l’heure de la soupe » ; à quatre heures, durant seulement les chaleurs caniculaires, pour inviter les habitants à arroser le devant de leurs portes ; et le soir enfin, à huit ou neuf heures, selon la saison, voire à dix heures, durant la foire de mai.

Quelques semaines après l’installation de la famille Hémon à Chan­teraine, Frédéric et Daniel éprouvèrent la très légitime envie de monter dans la Tour de l’Horloge. Ils se rendirent chez le gardien, un bon vieux tisserand bancal, qui demeurait au pied de la tour, dans un escalier aboutissant à la côte de l’Horloge, et, moyennant une menue pièce blanche, — vingt-cinq centimes par personne, — ils purent contenter leur désir. Le vieux tisserand, le petit père Marasquin, les conduisit jusqu’au balcon situé sous la cloche, au-dessus du cadran tourné vers la Ville-Basse, et, de sa voix nasillarde, leur dénomma tous les villages, les sites et contrées que l’on apercevait :

« V’là Naives là-bas, derrière les peupliers… vous voyez bien ces toits rouges ?… Puis, en revenant, là, sur la droite, vous avez Longeville, et, un peu en arrière, Tannois…. Plus loin, Silmont, Guerpont, Tronville…. Tous ces bois en face, c’est Maëstricht, c’est Sainte-Geneviève, les bois de Loisey…. Dans le fond, voyez-vous la rivière qui serpente ?…. Ah ! oui, c’est beau, j’ vous crois ! La semaine dernière, j’avais des Anglais… Eh bien, ils me disaient qu’ils préféraient ce coup d’œil-là à tous les points de vue des Vosges, d’où ils arrivaient, et même à bien des coins de la Suisse. »

Comme on s’apprêtait à redescendre :

« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Frédéric, en avisant un long instrument en fer-blanc, qui était accroché au mur, à l’entrée du balcon.

— Ça ? C’est le porte-voix qui me sert à crier quand il y a le feu, répondit le père Marasquin. C’est pour les incendies…

— Ah !

— Oui. Pendant que ma femme sonne le tocsin… Tenez, voyez-vous : comme ça, en frappant… — et le gardien fit mine de manœuvrer le battant de la cloche. — Le nombre de coups indique le quartier… Un coup, c’est le nord de la ville, le quartier de Couchot ; deux coups, c’est « le levant », c’est-à-dire la Rochelle et Marbot ; trois coups, c’est le midi, la Ville-Haute ; quatre coups, c’est « le couchant », la rue de Véel, derrière-nous… C’est bien simple, et, de cette manière, on sait tout de suite où le sinistre a éclaté ; les pompiers n’ont qu’à courir…

— Parfaitement ! En effet ! » répliquèrent les deux visiteurs.

Ils prirent congé de M. Marasquin et le remercièrent chaleureusement de son obligeance.

« Pas de quoi ! Je suis là pour ça… Au contraire, mes jeunes messieurs, c’est moi qui vous remercie », acheva le brave homme en fermant la porte de la tour, dont il glissa la clé dans une crevasse du mur, à droite et un peu au-dessous du linteau.

Une idée folle passa tout à coup par la cervelle de Frédéric. Il se contint quelques minutes, le temps nécessaire au père Marasquin pour regagner sa demeure et se remettre à son métier. Tout frémissant d’impatience et ne songeant qu’à ce qu’il complotait, Frédéric marchait sans mot dire auprès de Daniel. Brusquement, sous un prétexte insignifiant, il le quitta : il tenait à être seul pour exécuter son projet et le mieux savourer. Il revint sur ses pas, se retrouva bientôt au pied de la tour, dans ce recoin isolé et désert, s’empara vite de la clé, ouvrit la porte et s’élança dans l’escalier.

Parvenu au sommet, près de la cloche, il saisit le battant : à cet endroit même, tout à l’heure, en écoutant les explications du gardien sur la sonnerie du tocsin, il s’était machinalement amusé à regarder dans l’intérieur de la cloche, que la lumière d’une fenêtre toute voisine éclairait à souhait, et il avait remarqué que le battant était grossièrement attaché, qu’une ligature de fil de fer consolidait simplement cette attache.

Il n’eut pas de peine à délier ce fil de fer et à décrocher ledit battant, qu’il emporta bien vite ; et, ne sachant qu’en faire, où le cacher, il le jeta dans un puits ou souterrain, dont l’orifice se trouvait au bas des marches. Alors il referma soigneusement la porte, remit la clef dans sa niche et rejoignit Daniel.

Ce soir-là, M. l’archiviste Vauthier et les érudits antiquaires Verset et Jolliot, les trois fervents habitués du café des Oiseaux, après avoir terminé leur partie de dominos, avaient entamé une discussion, à laquelle, mal­gré tout l’intérêt qu’elle présentait, M. l’archiviste s’était promptement dérobé :

« Mille excuses !… Je me sens fatigué. Toute la sainte journée j’ai eu de la besogne, des paperasses à compulser, à classer… Bonsoir ! J’ai hâte de me couler dans les draps », avait-il dit en serrant la main à ses partenaires et amis.

Cette discussion, relative à un point d’histoire locale, passionnait nos deux savants.

La statue, représentant un squelette, chef-d’œuvre de Ligier Richier et « l’une des merveilles de l’art français », qui se voit dans l’église Saint-Pierre de Chanteraine, et qui décorait jadis le tombeau de René de Châlons, prince d’Orange, — cette admirable statue, dont la main gauche a été brisée, durant la Révolution, en 1793, — tenait-elle un sablier dans cette main, ou un cœur en vermeil renfermant le véritable cœur de René de Châlons ?

Grave et embarrassante question, problème ardu, épineux, inex­tricable !

Les deux archéologues chanterainois ne se lassaient pas de batailler à ce sujet, et les minutes et les heures s’enfuyaient.

M. Verset penchait pour le sablier ; M. Jolliot déclarait qu’il ne pouvait y avoir l’ombre d’un doute :

« C’était bien un cœur, un cœur en vermeil ! Voyez dom Calmet, chapitre

— Lisez Durival ! ripostait M. Verset. Lisez Maxe-Werly ! Vous constaterez vous-même…

— Consultez Cournault !

— Et Marcel Lallemend ? Ah ! Ah ! Voyez-le, et vous serez édifié…

— Oui, je sais bien…

— Il démontre clair comme le jour…

— On démontre tout ce qu’on veut ! se récria rageusement M. Nicé­phore Jolliot.

— Permettez, cher ami, permettez ! reprit M. Désiré Verset en hochant coup sur coup la tête. Il y a des nuances… La vérité finit toujours par percer, par s’imposer !

— Eh bien, la vérité… »

A ce moment, la caissière, Mlle Léontine, interrompit le débat :

« Vous ne savez pas l’heure qu’il est, messieurs ?

— Quoi donc ? Quoi donc ? fit M. Jolliot, comme s’il s’éveillait d’un songe.

— Vous dites, mademoiselle ? demanda de son côté M. Verset, tout absorbé et ahuri.

— Il est onze heures et demie, messieurs, et nous allons fermer.

— Onze heures et demie ? répéta M. Jolliot sans comprendre. Mais cela n’a aucun rapport avec…

— Avec ce que nous disons, acheva M. Verset. Nous parlons de la main de René de Châlons, prince d’Orange…

— De la main de sa statue, rectifia M. Jolliot.

— Tenait-il un sablier ou…

— Je ne me permettrais pas d’intervenir dans votre conversation, messieurs, répartit Mlle Léontine : je suis bien trop ignorante ; mais nous allons fermer le café…

— Fermer ?

— Pourquoi ?

— Il est onze heures et demie : nous serions en contravention…

— Vous plaisantez, mademoiselle ! s’écria le chétif petit père Jolliot en sautant de sa chaise.

— Vous vous moquez de nous ! s’exclama en même temps et avec le même mouvement le grand et vigoureux M. Verset.

— Messieurs ! protesta la caissière. Comment pouvez-vous supposer ? Me moquer ? Oh ! Veuillez regarder vous-mêmes au cadran… »

Le cadran de l’œil-de-bœuf étant placé juste au-dessus du petit comptoir occupé par Mlle Léontine, et voisin de la table où siégeaient nos deux contendants, il n’était pas facile à ceux-ci de voir l’heure : il fallait pour cela se lever et s’avancer vers le milieu de la salle.

C’est ce qu’ils firent.

« Onze heures et demie ! » articula avec stupéfaction M. Désiré Verset en se tournant vers son camarade Jolliot.

« Onze heures et demie ! » répéta avec non moins d’ahurissement M. Nicéphore Jolliot en s’adressant à l’ami Verset.

Et tous les deux restaient là à se considérer, interdits, ébaubis, bouche bée, les yeux écarquillés.

« Eh bien mais… et la grosse cloche ? murmura enfin M. Jolliot.

— Oui, la grosse cloche ? repartit M. Verset. Nous ne l’avons pas entendue !

— C’est vrai ! Moi non plus ! glapit Mlle Léontine.

— Moi non plus ! » ajouta M. Remy, le patron de l’établissement.

On interrogea le garçon serveur Arsène.

Arsène non plus n’avait rien entendu.

« C’est un peu fort ! lança de sa voix chevrotante le père Jolliot.

— Ah ! oui, par exemple ! Un peu fort ! confirma de son organe de clairon le père Verset.

— C’est toujours la cloche qui nous guide !

— A qui nous nous fions !

— Qui nous donne le signal…

— Elle a cependant dû sonner, que diantre !

— Saperlipopette ! Elle a dû sonner !

— Comment se fait-il ?…

— Nous étions si absorbés ! »

Ainsi maugréaient-ils en enfilant leurs pardessus. Puis ils saluèrent M. Remy et sa nièce et caissière, et se hâtèrent de reprendre le chemin de leurs logis, le chemin de la Ville-Haute, en même temps qu’ils revenaient involontairement à leur fiévreuse et captivante discussion.

« C’était bien un cœur, Verset, un cœur en vermeil, puisque…

— C’était un sablier, Jolliot, un simple sablier ! Tout nous le fait pré­sumer. La preuve, c’est que…

— Ah ! présumer ! présumer seulement ! Je retiens le mot !

— Je ne suis pas aussi affirmatif que vous, moi, cher ami. Je ne m’emballe pas !

— Moi non plus, cher ami, moi non plus ! A quoi bon ? Cela ne sert à rien de s’exalter… Pourtant il faut bien maintenir son opinion, la défendre, surtout quand cette opinion est raisonnée, quand elle est étayée de textes, de documents… C’était un cœur !

— Un sablier ! »

A cette heure avancée, les rues et les places étaient désertes, et jamais, ou du moins depuis bien longtemps, nos deux confrères et adversaires ne s’étaient trouvés si tard hors de chez eux. Ils ne se reconnaissaient plus.

Cependant, comme ils gravissaient l’étroite côte de l’Horloge, ils aperçurent, à la lueur d’un réverbère, un attroupement au bas de l’escalier qui conduisait à la tour et où demeurait le gardien, le père Marasquin.

« Tiens ! Que font donc là tous ces gens ?

— C’est drôle, en effet ! A une heure pareille ! » répliqua M. Jolliot.

Et, en arrivant près de ce groupe, il interrogea une femme qui se démenait et gesticulait.

« Ce qu’il y a ? Mais vous ne savez donc rien ? Mais, mon bon monsieur, on a volé la cloche !

— Volé la cloche ?

— Parfaitement ! La cloche du Gros Heurloge ! On l’a emportée !

— Ce n’est que le battant qu’on a pris, rectifia un autre assistant.

— C’est la cloche elle-même…

— Comment cela ? Qui ? demandèrent simultanément MM. Jolliot et Verset.

— Ah ! qui ? si on le savait ! Le père Marasquin est aux cent coups[10] ! répliqua la première interlocutrice

— Il y a, ma fi, de quoi ! s’écria une autre.

— Pour sûr ! Ça ne s’est jamais vu ! ajouta une troisième commère.

— Le père Marasquin est allé faire sa déclaration à la police, dit un jeune homme qui était assis sur les marches de l’escalier. Le commissaire est venu…

— Eh bien ? demanda M. Jolliot.

— On n’a rien retrouvé, on a eu beau chercher… Le pauvre père Marasquin est désespéré. Il soupçonne des voisins, des gens de là-haut…

— Les Collignard de la rue Phulpin, compléta une vieille femme.

— D’avoir commis le coup pour lui faire perdre sa place. Il est responsable, il n’y a pas à nier… »

Pendant plus d’une demi-heure, MM. Jolliot et Verset questionnèrent ces personnes et écoutèrent tous ces racontars ; puis ils se remirent en route.

Cette fois, ils avaient tout à fait oublié leur débat sur le cœur ou le sablier porté par René de Châlons, prince d’Orange : le rapt de la cloche primait tout.

« Ils sont fous ! C’est impossible ! » s’écriait M. Jolliot chemin faisant et en haussant les épaules.

« Songez, cher ami, que nous n’avons rien entendu ce soir à neuf heures. Elle aurait dû sonner, et… elle n’a pas sonné !

— C’est vrai ! Si elle avait sonné…

— Il y a trois heures que nous aurions réintégré le domicile et que nous serions au lit.

— Mais voler une cloche, une cloche de ce poids !

— La grosse Renée ne pèse pas moins de 1 800 kilos, 3 600 livres.

— 3 547 seulement, au dire de l’abbé Renard, affirma péremptoirement M. Jolliot.

— Soit ! J’admets…

— Cela ne se discute pas : c’est un chiffre dûment constaté, un chiffre officiel…

— Peu importe d’ailleurs !

— Pardon, pardon…

— Voler la grosse Renée ! Oh !

— Ce qui serait bien plus intéressant…

— Oh ! Seigneur Dieu !

— Ce qui serait bien plus intéressant, infiniment curieux de savoir, c’est dans quelles conditions ce vol s’est accompli…

— Si vol il y a, car enfin…

— Et quel est le voleur !

— Ah ! certes !

— En d’autres termes, qui ? comment ?

— Et pourquoi ?

— C’est cela ! Car tout cela est inexplicable ! » conclut de sa petite voix de fausset et en levant les bras au ciel M. Nicéphore Jolliot.

« Ah ! cher ami ! Celui qui écrira plus tard l’histoire anecdotique de Chanteraine-en-Barrois, qui, dans un jour plus ou moins lointain, rédigera la chronique secrète de ce pays… Ah ! quelle tâche superbe ! » s’exclama en claironnant avec enthousiasme M. Désiré Verset.

« Quelle œuvre merveilleuse ! surenchérit M. Jolliot.

— Et fertile !

— Ah ! oui ! que de ressources !

— Quelle mine féconde !

— Inépuisable ! »


Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre III (pp. 27-45).


 Notes
  1.  Charpagne, subst. fém. Sorte de corbeille grossière, large et peu profonde (cf. Artine).
    Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 115.  ↩
  2.  Coquetier, subst. masc. Marchand d’œufs ou de volailles en gros, de fruits, de légumes.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Coquetier ↩
  3.  Coquassier, subst. masc. Marchand d’œufs et d’animaux de basse-cour, qui achetait ses produits de ferme en ferme, pour les revendre en ville.
    Wiktionnaire, à l’article Coquassier et Henri Adolphe Labourrasse, Glossaire abrégé du patois de la Meuse, notamment de celui des Vouthons, à l’article Coquass’yie, p. 212.  ↩
  4.  Rechigner, patois, de rechigni, verbe. Singer, imiter les gestes ou le langage de quelqu’un.
    Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 272.  ↩
  5.  Sac à diable, loc. nominale. Expression absente des dictionnaires. Désigne un hypocrite, celui qui, désirant faire des reproches ou plein de mauvais desseins, n’en laisse rien paraître.
    Frédéric Deloffre, Une Préciosité nouvelle, Marivaux et le Marivaudage, pp. 113-114.  ↩
  6.  Forget, Jules (1859-19⁠.⁠.), Poète. — Conservateur des eaux et forêts à Bar-le-Duc (1904-1909 et 1913-1920). — Président de la Société des lettres, sciences et arts de Bar-le-Duc (en 1909). — Diplômé de l’École forestière de Nancy.
    BnF, Catalogue général, à la notice de personne ↩
  7.  La Tour de l’Horloge, poème dédicacé à Wlodimir Konarski.
    Bar-le-Duc : Contant-Laguerre (imp.), s. d. ; in-8, 3 p.
    Le texte est disponible dans son intégralité dans les Mémoires de la Société des lettres, sciences et arts de Bar-le-Duc, tome VII, 2e série, 1888, pp. 2-4.  ↩
  8.  Avigné, adj. Du verbe avigner, qui est planté de vigne.
    Wiktionnaire, à l’article Avigner ↩
  9.  Le Pâquis (au xixe siècle, promenade du Pâquis), lieu-dit. Bar-le-Duc. Esplanade de la Ville Haute, autrefois plantée d’ormes, dont la destination première, dans la période ducale, était de masquer les ouvrages de défense de la Porte-aux-Bois.
    Au sortir Sud de la rue des Ducs-de-Bar, place aujourd’hui traversée par la rue d’Aulnois, sur le devant du Conseil général de la Meuse.  ↩
  10.  Être aux cent coups, loc. verbale. Au moyen-âge, dans les abbayes, pour rassembler les moines ou les moniales au moment des offices, il était d’usage de sonner cent coups de cloche. Les religieux savaient qu’ils disposaient de ce temps pour se rendre à l’abbatiale sans retard, sous peine d’être punis. Aujourd’hui, l’expression « être aux cent coups » traduit un sentiment d’inquiétude et de précipitation.
    Wiktionnaire, à l’article Être aux cent coups ↩

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