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XIII. Autre lettre d’Afrique

« Mascara, le…

« Enfin, chère maman, c’est fait ! J’ai mes galons de sergent ! Pour comble de bonheur, en même temps qu’il m’annonçait cette nomination, mon colonel m’informait qu’un congé de deux mois me serait accordé aussitôt après les manœuvres que nous allons faire dans la région du sud-ouest de Mascara, du côté de Saïda.

« Nul doute que le rapide avancement dont je suis favorisé ne soit dû à ma pratique des exercices physiques, à cette gymnastique, tant honnie de papa, et qui, vous le constaterez une fois de plus, ne cesse de m’être utile et de me porter chance. Car je suis toujours et de plus en plus chargé des cours du gymnase, sous les ordres de l’adjudant Ridberg, il est vrai ; mais l’adjudant n’est là que pour la forme et s’en rapporte entièrement à moi. Bien mieux, je viens, comme on dit, de coucher par écrit mes observations sur l’ensemble des divers mouvements et exercices propres à développer les forces du corps humain, et ce petit Traité de gymnastique à l’usage des régiments, mon colonel va le soumettre à l’approbation du ministre de la guerre. Si, comme il y a tout lieu de le présumer, cette approbation m’est accordée, ce sera sûrement encore une excellente note pour moi.

« Mais que j’ai hâte de te revoir, ma chère maman, que j’ai hâte d’être arrivé à la fin de ces manœuvres, qui dureront, croyons-nous, de quinze jours à trois semaines ! Avec quelle joie je m’embarquerai ! Et quand je te serrerai dans mes bras, quand je vous reverrai tous ! Mon cœur bat à se rompre, rien que d’y songer ! Quel bonheur !

« Tu vas bien, j’espère, et je te retrouverai plus robuste et plus vaillante que je ne t’ai laissée. Je me rappelle comme tu te plaignais, à Massonge, de ne pouvoir marcher, d’être tout de suite lasse, prise d’étourdissements… Que de bonnes promenades nous ferons autour de la maisonnette, dans le joli petit vallon si herbeux et si verdoyant, l’étroite petite prairie que tu aimes tant, qui est tout entourée de charmes et de hêtres, et se déroule en pente jusqu’à la demeure de ce singulier personnage, la grotte de cet ours de Jean le Sauvage ! A propos, est-ce que Fred va toujours à la pêche avec lui ?

« Moi, je me porte comme un de ces charmes qui ombragent notre gentil vallon de Massonge, c’est-à-dire admirablement, malgré la vie fatigante que nous menons depuis plusieurs mois.

« Ce n’est pas que les Arabes s’insurgent et cherchent à rentrer en lutte avec nous : pour le moment et pour longtemps, je le crois, ils sont tranquilles et tout est calme.

« Mais quelle race de pillards et de voleurs ! Vous ne sauriez vous en faire une idée, concevoir jusqu’à quel degré ces gens-là poussent l’amour de la rapine et du brigandage ! On raconte qu’autrefois, à Sparte, on habituait les enfants à voler et à dissimuler le mieux possible leurs larcins, et que l’un de ces jeunes Lacédémoniens, ayant dérobé et caché sous sa robe un renardeau, se laissa mordre et déchirer tout le ventre par cet animal, sans pousser un cri, sans rien laisser paraître qui pût déceler son vol : M. Mesnand, notre professeur de troisième, nous faisait jadis traduire cette anecdote dans les Vies de Plutarque, la Vie de Lycurgue, autant que je me le rappelle. Eh bien, ce système d’éducation est certainement encore en usage chez les indigènes d’ici. Un jeune Arabe qui n’a encore commis aucun vol, qui ne sait pas voler, n’est pas considéré comme un homme. Si, entre eux, ou de tribu à tribu, le larcin est chose licite et méritoire, c’est bien pis ou bien mieux lorsqu’il tombe sur des étrangers, de vils chrétiens, des roumis[1], comme ils nous nomment. Alors c’est « pain bénit » ; c’est prouesse, exploit et titre de gloire.

« Bien entendu, nous nous défendons de toutes nos forces, nous résistons tant que nous pouvons : nulle part on n’aime à se laisser gruger.

« La semaine dernière, nous nous reposions près d’un village de nomades arabes, d’un douar, quand, au moment de nous remettre en marche, le capitaine Parisot constata que son portefeuille, qui ne renfermait que des cartes, des croquis et des notes, avait disparu.

« On me l’a sûrement filouté ! dit-il. Je l’avais posé là, près de moi… C’est sans nul doute l’un de ces Arbicos[2]… »

« Il tenait à ce portefeuille, ou plutôt à ces cartes et ces papiers, et voici le moyen qu’il employa pour le ravoir.

« Il fit appeler le chef du douar, et lui annonça le vol qui venait de se produire. L’autre de protester aussitôt.

« Oh ! je sais bien, ce n’est pas vous, ce n’est personne ! répliqua notre capitaine qui, depuis si longtemps qu’il habite l’Algérie, connaît les Arbicos comme sa poche. « Naturellement, cette disparition s’est effectuée toute seule… Mais cela ne fait rien, mon ami ! Si, avant dix minutes, on me rapporte ce qui m’appartient, il y aura une pièce de cent sous pour le mes­sager, si, au contraire, je ne suis pas rentré en possession de mon portefeuille et de son contenu, je mets le feu à ton douar. C’est compris ? Tu sais ce que cela veut dire : mettre le feu ? Maintenant, allez, rompez ! J’attends dix minutes. »

« N’y avait-il là qu’une simple menace d’incendie ? Je le croirais volontiers, car notre capitaine est l’équité et la modération personnifiées. Jamais de violences, d’inutiles coups de force, avec lui.

« Tant il y a que cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que nous vîmes reparaître l’objet réclamé : un gamin l’apporta tout courant et ne manqua pas de tendre aussitôt sa brune menotte pour empocher la récompense promise.

« Une autre fois, ce fut sa jumelle de campagne qu’on déroba au capitaine Parisot. Elle était enfermée dans un étui, qu’il portait en bandoulière, durant nos marches, et dont il s’était débarrassé, au moment de déjeuner ; il l’avait suspendu par la courroie à un tronc d’eucalyptus, dans une oasis que nous traversions et qui était occupée par une caravane de Bédouins. Le déjeuner fini, l’heure du départ venue, plus d’étui, plus de jumelle.

« Comme de jeunes Bédouins et de petites Bédouines n’avaient cessé de rôder autour de nous durant le repas, le capitaine était convaincu que c’était de leur côté qu’il fallait chercher l’auteur du larcin.

« Connais-tu cela ? » dit-il en arabe à l’un d’eux en lui montrant une solide canne de jonc. « C’est ma matraque, ma bonne matraque… Vous allez tous en goûter, je vous fais tous et toutes matraquer à tour de rôle et à tour de bras, si ma jumelle ne m’est pas restituée séance tenante.

« — Oh ! Sidi, ce n’est pas nous…

« — Ce sont les oiseaux du ciel, j’en ai la conviction ; mais il n’importe ! repartit le capitaine Parisot. Comme je ne peux pas m’en prendre à eux, c’est sur vous que je tombe. Trente coups de matraque à chacun et à chacune pour châtier le coupable ! Vous entendez ? »

« Et déjà nous nous étions rangés en cercle, afin d’empêcher de fuir ces petits moricauds ; déjà, pour leur inspirer un salutaire effroi, plusieurs d’entre eux avaient été saisis par nous, quand l’un d’eux poussa un cri :

« Sidi ! Sidi ! La voilà ! Elle n’était pas perdue ! »

« Et, du doigt, il montrait l’eucalyptus, où avait repris sa place et se balançait à l’extrémité de sa courroie l’étui de cuir noir.

« A la bonne heure ! dit le capitaine. Oh ! j’étais bien certain qu’elle ne l’était pas, perdue ; elle n’était qu’envolée ! »

« Faut-il admettre que cette manie du vol, du « chapardage », comme nous disons, si répandue et si en honneur parmi les indigènes d’Algérie, est des plus contagieuses ? Ce qu’il y a de positif, c’est qu’elle passe pour avoir pénétré jusque chez nous, et que les zouaves, aussi bien que les turcos, les spahis et les chasseurs d’Afrique, ont la réputation de cultiver volontiers le rapt, la razzia, le « chapardage » sous toutes ses formes. Cette réputation, parfois méritée, il faut bien le reconnaître, est aussi singulièrement exagérée, et exagérée par la faute même des intéressés, qui aiment trop souvent à se vanter d’escapades et de tours qu’ils n’ont pas commis, et pèchent plus par sotte vanité et forfanterie que par improbité et méchanceté. Il faut avouer aussi que l’ordinaire du troupier d’ici peut sembler parfois bien monotone, et qu’un poulet rôti, une gibelotte de lapin ou même de chat, font une agréable diversion et un très appréciable supplément au biscuit, aux conserves et au café, l’éternel kaoua, qui forment les éléments essentiels et la base de notre subsistance. Il y a même des farceurs qui prétendent autour de nous que le meurtre des chats est une œuvre éminemment méritoire et digne d’encouragement : c’est, disent-ils, anoblir cet animal que de le faire servir à l’alimentation humaine, c’est l’élever à un rang utilitaire, glorieux et sacré entre tous.

« Quant aux lapins, poules, coqs, chèvres, etc., les Arabes font sagement de les surveiller de près : ces bêtes-là disparaissent en Afrique avec une facilité que je puis, sans hyperbole, qualifier de prodigieuse. Ce sont de vrais prodiges, en effet, qui s’accomplissent incognito.

« Parfois aussi, zouaves ou turcos s’en prennent à eux-mêmes, s’attaquent même à leurs supérieurs, et l’histoire du Dîner du général Pélissier est restée célèbre dans les fastes algériennes.

« Deux zouaves — d’autres disent deux zéphyrs ou joyeux (soldats des compagnies de discipline) — firent un jour le pari avec un de leurs camarades de mettre leur général au pain sec, de lui… subtiliser son dîner, en d’autres termes.

« Ayant aperçu le marmiton du général, qui, tout en fumant sa cigarette, épluchait des pommes de terre devant sa tente, ils s’approchèrent de lui et l’invitèrent à venir prendre un verre à la cantine.

« Au galop alors ! car je ne puis m’éloigner…

« — Au galop ! En deux temps trois mouvements ! »

« Les verres remplis, un des soldats s’esquive sous un prétexte quelconque, court à la tente du cuisinier, et y opère instantanément et avec une merveilleuse adresse une razzia complète. Non seulement le dîner qui cuisait fut enlevé, mais avec lui toutes les provisions qui se trouvaient sous la tente : lard, jambon, boîtes de sardines, gibier, légumes, vins, liqueurs, etc.

« Vous devinez la stupeur, l’ahurissement du marmiton, lorsqu’il regagna ses fourneaux : il crut même tout d’abord, s’être trompé de tente :

« Ce n’est pas la mienne… Ce n’est pas là… »

« Si, hélas ! c’était bien là ; seulement un chacal — c’est le petit nom d’amitié que le maréchal Bugeaud se plaisait à donner aux zouaves — un chacal avait traversé ce gourbi, avait « passé là » et, comme dans la ballade, tout y était ruine et deuil, désert et désolation.

« On eut beau effectuer une sévère enquête et les plus minutieuses perquisitions, fouiller à fond tous les campements et tous les havresacs, menacer les coupables d’un châtiment exemplaire : rien ! on ne découvrit pas le plus faible vestige de tant de provendes disparues. Les chacals avaient déjà sans doute tout dévoré.

« Et, pour agrémenter et assaisonner son pain, le général Pélissier dut se contenter, ce soir-là, d’un hareng saur et d’une languette de fromage, à moins que ce ne fût de l’ordinaire du régiment.

« Voilà, chère petite mère, des anecdotes de troupiers d’Afrique, des histoires récoltées ici même, typiques et caractéristiques, comme tu les aimes et comme tu m’en demandes. Il me reste à peine la place main­tenant de te dire que je t’embrasse de tout mon cœur, ainsi que papa et mes frères.

« Ton grand.

« Octave Hémon. »


Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre XIII (pp. 151-160).


 Notes
  1.  Roumi, subst. masc. De l’arabe rūmī (européen, chrétien), terme désignant un Européen et signifiant littéralement « Romain ». En argot militaire : un soldat nouvellement débarqué dans l’armée d’Afrique.
    Wiktionnaire, à l’article Roumi et CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Roumi ↩
  2.  Arbico ou arbicot, subst. masc. Petit arabe, vulgairement abrégé en bicot. Mot emprunté à l’arabe arabī (arabe) pendant la période de la colonisation française de l’Algérie.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Arbi ↩