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Chapitre V. Sylvain l’Innocent

C’était presque toujours le jeudi dans l’après-midi que nous nous arrivait Sylvain de Géraucourt, Sylvain l’Innocent. Fils unique d’une dame veuve, qui était une des meilleures amies de ma tante Toto et habitait à Clairfontaine, à quatre lieues de Popey-sur-Ornain, dans un très beau domaine proche de la route de Saint-Mihiel, il s’était pris d’une grande affection pour ma tante et avait fait d’elle sa confidente et sa conseillère.

Je le reconnaissais à son coup de sonnette.

« Ah ! voilà Sylvain !

— Le pauvre garçon ! Cours lui ouvrir ! »

De haute taille, le dos un peu voûté néanmoins, l’œil bleu très doux et toujours comme souriant aux anges, la barbe châtain clair, arrondie en éventail, naturellement frisottante et très touffue, une barbe magnifique qu’on ne pouvait s’empêcher de remarquer dès l’abord et d’admirer, Sylvain, malgré sa simplicité d’esprit, était de robuste complexion et d’accorte prestance. Il pouvait avoir à cette époque vingt-cinq ou trente ans.

« Mlle Victorine est là ? me demandait-il de sa voix timide et caressante.

— Oui, monsieur Sylvain. Donnez-vous la peine d’entrer.

— C’est que je suis si crotté ! J’ai vraiment honte,… Je n’ose…. voyez donc ! »

Et il raclait nerveusement ses semelles sur le décrottoir, frappait du talon sur les dalles du corridor, s’époussetait, se secouait, s’ébrouait.

« La route est si mauvaise ! Puis j’ai été éclaboussé par une voiture…. »

Hiver comme été, par la neige, la pluie ou le soleil, il faisait toujours à pied le trajet de Clairfontaine à Popey, et je ne sais comment il s’arrangeait pour cela, mais à chaque voyage, régulièrement, immanquablement, même en pleine canicule, quand les ornières des routes vicinales ne contiennent plus que de la poussière, des monceaux de poussière blanche, Sylvain, lui, avait été « éclaboussé par une voiture ». Dans quel état il se trouvait parfois ! C’était à croire qu’il avait ramassé sur ses souliers, ses grègues, son dos et jusque sur son chapeau toute la boue des chemins ou la vase des mares, sans en laisser miette.

Après avoir salué ma tante et lui avoir tendrement pressé les deux mains, il allait s’asseoir devant la cheminée, s’y blottir, la tête courbée sous l’ample manteau de pierre, et en ayant bien soin auparavant de glisser un des petits paillassons sous ses pieds, de façon à ne pas salir le foyer.

Ma tante l’interrogeait sur la santé de sa mère — de sa maman, comme il disait ; — sur les commissions dont elle avait pu le charger pour elle ou pour d’autres personnes de la ville — « N’oublie rien surtout ! » — puis lui offrait à goûter.

« Une tartine de confiture, n’est-ce pas, Sylvain, comme d’habitude ?

— Oui, mademoiselle Victorine ; c’est encore ce que j’aime le mieux. Et puis un verre d’eau rougie, s’il vous plaît ; je boirais bien volontiers, j’ai grand’soif.

— Je vais t’apporter cela tout de suite, Sylvain. »

Connaissant l’appétit de son hôte, ma tante coupait dans toute la longueur de la miche un énorme chanteau de pain, une tartine quasi aussi grande et aussi épaisse qu’une boîte à violon, et sur laquelle elle étalait un pot de confiture de mirabelles, de quoiches (quetsches) ou de groseilles tout entier.

Après avoir vidé d’un trait son verre d’eau rougie et l’avoir remis sur la tablette de la cheminée, Sylvain se munissait de sa gigantesque tartine, et il fallait voir comme il y mordait à belles dents !

Assis à l’écart, je le regardais, l’observais avec une curiosité et un étonnement qui ne se lassaient pas. Cela me semblait si étrange ! Un homme de cet âge-là, de cette force et de cette taille, avec cette barbe de sapeur, manger de la confiture, des tartines, comme une fillette ou un bébé !

Tout en se chauffant et se séchant, dévorant et s’empiffrant, il parlait à ma tante de la vie qu’ils menaient, lui et sa mère, au château de Clairfontaine, des plantations qu’on y faisait, des réparations qu’on projetait. Mais le sujet qu’il se complaisait à évoquer, sur lequel il s’étendait le plus volontiers et le plus amplement, c’étaient ses pérégrinations à travers la contrée, ses aventures dans les fêtes et les foires de tous les villages circonvoisins.

Ces aventures, sans que le pauvre garçon en eût conscience, se résumaient toutes en une seule : dans les auberges, chez les boutiquiers ambulants, marchands de pain d’épice, de nougat et de sucre de pomme, déballeurs de porcelaine et de faïence, de coutellerie, d’indienne et rouennerie, partout où il s’arrêtait et s’adressait, on exploitait sa naïveté, on le grugeait sans miséricorde : voilà ce qui ressortait de plus clair de ses récits.

« Mais fais donc attention, Sylvain, lui disait ma tante. N’achète donc pas ainsi des choses dont tu n’as aucun besoin….

— Oh ! aucun ! C’est cependant vrai, mademoiselle Victorine.

— Et sans connaître les gens à qui tu as affaire !

— Je les connaissais, je les connais très bien, ces Péquillot…. Ils s’appellent Péquillot, vous voyez ! Je leur avais déjà acheté un joli foulard bleu et blanc à la fête de Beaudemont…. Dix-huit francs, qu’ils sont venus se faire payer en passant à Clairfontaine…. Même que maman m’a grondé !

— Et tu recommences ! Un foulard qui ne valait sûrement pas qua­rante sous !

— Oh si ! mademoiselle Victorine ! Il était magnifique, tout en soie….

— Mais pourquoi l’acheter ? Ta mère veille à ce qu’il ne te manque jamais rien….

— Oh ! ce n’était pas pour moi, mademoiselle Victorine ! C’était un cadeau pour maman, précisément, une surprise que je voulais lui faire.

— Et la surprise, ç’a été encore une facture à payer !

— Oui, mais la dernière fois, pour les cravates…

— Tu as encore acheté des cravates ?

— Oui, mademoiselle Victorine,… aux Péquillot également ;… c’était le mois passé, à la foire à Mérancy….

— Tu es incorrigible !

— De si gentilles petites cravates, si vous aviez vu, mademoiselle Victorine !… Avec le nœud tout fait !… Eh bien, maman n’a pas voulu payer. Elle a dit aux Péquillot qu’elle les avait avertis, qu’ils ne devaient rien me vendre….

— Elle a eu bien raison !

— Ils sont partis furieux, en nous lançant des insolences….

— Tu vois ? C’est très désagréable pour ta mère, ces choses-là. Tu feras tant, Sylvain, qu’on sera obligé de t’empêcher de sortir.

— Oh ! mademoiselle Victorine !

— On t’en a déjà menacé, tu le sais bien ? Voyons, puisque tu aimes tant ta maman….

— Oh oui ! je l’aime bien, mademoiselle !

— Pourquoi lui désobéir ? Pourquoi lui causer continuellement de pareils embarras ? Voyons, Sylvain, réfléchis un peu ! »

Ma tante lui parlait comme à un enfant, à un gamin de mon âge ; et ce grand gaillard, taillé en hercule et tout barbu, ne savait que balbutier et rougir, promettre de ne plus recommencer, de ne plus faire de chagrin à sa « maman ».

De temps à autre, une ou deux fois par an, ma tante Victorine allait voir sa vieille amie, Mme de Géraucourt, et si j’avais été sage, si l’on était bien content de moi, elle m’emmenait avec elle.

Tantôt nous montions dans la carriole de Bizouard, le commissionnaire de Clairfontaine, qui, à notre grand ennui, n’avançait qu’« à tour de roues », s’arrêtait dans les trois ou quatre villages qu’on traversait, pénétrait dans toutes les auberges, et mettait cinq ou six heures pour accomplir ses quatre lieues. Tantôt nous profitions d’une « occasion » : si ma tante apprenait que quelque habitant de Clairfontaine était venu à Popey, elle lui faisait demander une place dans sa voiture, ce qui était presque toujours possible, et, dans ce cas, ne se refusait jamais. D’autres fois même — et c’était bien ce que je préférais — nous nous en allions à pied tous les deux, quitte, si l’on se sentait fatigué, à s’asseoir sur le talus de la route et attendre la guimbarde du père Bizouard.

Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu Mme de Géraucourt venir à Popey.

Après une existence très accidentée, je crois, bien des exaltations, des déboires et des souffrances, elle s’était retirée et confinée dans son château de Clairfontaine.

C’était une femme d’une soixantaine d’années, d’une taille au-dessus de la moyenne, d’une physionomie délicate et fine, aristocratique, sans la moindre morgue ni raideur, toujours douce et avenante. Elle avait dû être fort belle en son temps, et, malgré la maigreur et les rides de son visage, cette beauté transparaissait encore et se remarquait.

Sauf une fille mariée très loin d’elle et qu’à raison sans doute de cet éloignement, elle voyait fort peu, Mme de Géraucourt n’avait d’autre enfant que ce malheureux Sylvain, dont l’intelligence n’avait pu se développer et demeurait obscurcie.

C’était, à cause même de cette infirmité, son préféré : comme toute vraie mère, elle se sentait au cœur plus de tendresse, un faible involontaire, pour celui que le sort avait déshérité et qui avait le plus besoin d’aide et de sollicitude.

Les bonnes œuvres, les pieuses lectures, la prière, maintes pratiques religieuses remplissaient la vie de Mme de Géraucourt. Il n’existait pas de chapelle attenant à sa seigneuriale habitation ; c’était à l’église du village que la châtelaine se rendait chaque matin pour ouïr la messe, et chaque soir pour dire son chapelet et adresser au ciel, à la bonne vierge Marie tout particulièrement, quelque fervente oraison.

A part ces deux sorties quotidiennes et quasi réglementaires, Mme de Géraucourt ne bougeait pas de chez elle, des trois ou quatre pièces qu’elle s’était réservées au rez-de-chaussée de sa vaste et imposante demeure. Même quand nous y dînions et que ma tante, à la fin du repas, exprimait le désir « d’aller faire un tour dans le jardin », elle ne s’offrait jamais à nous accompagner et confiait ce soin à son fils Sylvain.

Il était immense, ce jardin ; c’était un véritable parc, avec pelouses, bosquets, charmilles, quinconces, belvédères, etc., et qu’un cours d’eau large de plusieurs mètres et assez profond par endroits, l’Uzresles, traversait dans toute sa longueur.

Outre sa fureur de locomotion, ses excursions et emplettes dans toutes les foires d’alentour, Sylvain possédait une autre manie, moins coûteuse celle-là, mais bien autrement singulière et bizarre.

Il taillait lui-même, ou peut-être — car le travail semblait déceler une certaine habileté — faisait tailler par quelque maçon de la contrée, de minuscules monuments funèbres, des tombes hautes comme la main, et les érigeait et les alignait sous des sapins, en un coin du parc, qu’il ne manquait jamais de nous faire visiter.

Peut-être, à l’origine, avait-il placé un de ces lugubres simulacres au-dessus d’une poupée qui lui était chère et qu’il avait enterrée là, s’ima­ginant qu’elle était morte — et je crois, en effet, me rappeler quelque particularité de ce genre ; — puis, par amour de la symétrie, ou sans motif même, il avait planté une autre tombe, puis une troisième, une quatrième, etc., à côté de la première, et ainsi s’était créé ce cimetière lilliputien. — Je ne me charge pas d’ailleurs d’expliquer tout ce qui se passait dans la cervelle du pauvre innocent : je me borne à recueillir mes souvenirs et raconter ce que j’ai vu.

Lorsque éclata la guerre de 1870, Sylvain de Géraucourt, que sa simplesse d’esprit exonérait du service militaire, demeura auprès de sa « maman » et modéra de lui-même ses continuelles échappées par monts et par vaux.

Si débile que fût sa raison, il sentait que quelque chose d’anormal, d’inquiétant et de tragique se passait ; que ces soldats, qu’il apercevait de tous côtés et dont il ne reconnaissait pas les uniformes, c’étaient des étrangers, c’était l’ennemi.

« Ne sors pas, tu entends, Sylvain ? » lui répétait sans cesse sa mère, toujours tremblante qu’il ne lui arrivât quelque accident.

Il obéissait de son mieux ; mais l’ennui ne tardait pas à le gagner, les jambes à lui démanger, et, tantôt sous prétexte de se promener seulement dans le parc, tantôt profitant d’une absence de Mme de Géraucourt, de l’heure de la messe ou même de la prière du soir, il décampait du château, franchissait la haie de sapins qui entourait le domaine et s’en allait errer dans les alentours, revoir ses sentiers favoris, ses sommets de colline ou ses combes et ses fonds de forêt de prédilection.

Il s’en revenait, un soir d’octobre, le long d’une tranchée du bois des Fays, entre Clairfontaine et Saint-Mihiel, quand il se jeta dans une escouade de cavaliers bavarois, qui cherchaient à regagner cette dernière ville, occupée par leur brigade, et lui demandèrent leur route.

Une idée de révolte et de vengeance germa soudainement dans la tête de Sylvain de Géraucourt.

Au lieu de répondre à ces hommes qu’ils n’avaient qu’à continuer droit devant eux, il leur indiqua un chemin qui s’ouvrait tout près de là, à main gauche, une large « desserte » aboutissant à une ancienne carrière. Par suite d’éboulements, le profond hémicycle que formait cette carrière s’était peu à peu étendu et avait rongé et englobé l’extrémité de cette desserte, c’est-à-dire toute la partie en déclive qui permettait jadis aux voitures d’accéder au fond de ce gouffre et d’en remonter. A présent le chemin s’arrêtait brusquement, coupé sur le sommet de cette falaise haute de quarante mètres. Une mauvaise palissade avait bien été, à l’origine, plantée sur le bord du plateau ; mais comme à tout moment elle était emportée par un nouvel éboulement, comme du reste ces parages n’étaient plus fré­quentés par âme qui vive, on avait cessé de la remplacer et personne n’y pensait plus.

Sylvain, à qui tous les coins et recoins de la contrée natale étaient familiers, n’ignorait rien de ces détails.

Quand il eut vu les cinq cavaliers s’engager au grand trot dans l’ancien chemin d’exploitation, il s’élança derrière eux, à travers le taillis, pour tâcher sinon de voir du moins d’entendre ce qui allait se passer.

La nuit était venue, une nuit déjà froide et brumeuse. Les cinq retardataires avaient hâte de rentrer en ville et l’on entendait les sabots de leurs montures claquer sourdement, en une rapide cadence, sur l’herbe de la desserte. Par degrés le bruit s’éteignait….

Tout à coup une lointaine clameur traversa l’espace, deux ou trois cris stridents vibrèrent jusqu’aux oreilles de Sylvain…. Puis plus rien : tout était fini sans doute.

Alors il rebroussa chemin et se prit à courir dans la direction de Clairfontaine.

Comme il atteignait les premières maisons, un galop de cheval retentit derrière lui et l’obligea à se ranger contre le talus : c’était un des soldats allemands qu’il avait rencontrés tout à l’heure, celui même qui s’était avisé de l’interroger et qui, cheminant le dernier, avait eu la chance d’échapper au précipice. Il allait quérir du secours pour ses compagnons, qui, certainement, après un tel plongeon, n’avaient plus besoin que de l’éternel repos. Il entrevit Sylvain au passage, le reconnut, et aussitôt, mettant sabre au clair, s’élança sur lui.

Armé de sa grosse canne d’épine blanche, inséparable compagne de ses excursions, Sylvain se défendit de son mieux. C’était non seulement un intrépide marcheur, mais un gars râblé et solide, un rude jouteur, tout idiot qu’il était ; et, au bout de quelques passes, l’Allemand recevait sur l’avant-bras un coup biais terrible, qui le désarmait et le décidait à prendre le large.

Le lendemain, de grand matin, un régiment de fantassins et un escadron de hussards bavarois faisaient irruption dans le village. Malgré les supplications et les larmes de Mme de Géraucourt, les protestations de tous les notables, de tous les habitants de Clairfontaine, Sylvain l’Innocent fut arrêté et conduit pieds et poings liés sur un petit pont qui se trouvait presque en face de la grille du château. Ce pont, bizarrement construit en forme d’A, de monticule à pentes très raides, ne pouvait servir qu’aux piétons : les voitures étaient obligées de traverser l’Uzresles à gué, en amont, près de l’abreuvoir.

Sylvain fut attaché au sommet du pont, le visage tourné vers le château, et pendant qu’il clamait encore : « Maman ! maman ! » il tomba foudroyé par les balles allemandes.

Peu après la guerre, Mme de Géraucourt se défit de son château de Clairfontaine et se retira dans un couvent de Nancy. Je me souviens d’être allé l’y voir une fois avec ma tante Victorine, et je l’entends encore nous dire, toute fière, en redressant sa belle tête pâle, empreinte de tant d’élégance, d’aménité et de tristesse :

« N’empêche que mon pauvre Sylvain, dont on n’avait pas voulu comme soldat, est mort, lui aussi, pour la France, sur le champ d’honneur ! »


Albert Cim, Mes amis et moi. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1893 ; 1 vol. (253 p.), in-16 ; illustré de 16 vignettes d’après A. Ferdinandus et Slom.
Texte retranscrit d’après le fac-similé numérique d’Internet Archive, chapitre V (pp. 81-97).