Chères délices de mon âme,
Gardez-vous bien de me quitter.
Quoiqu’on vienne vous emprunter !
Chacun de vous m’est une femme,
Qui peut se laisser voir sans blâme
Et ne se doit jamais prêter.
Ce qui n’empêcha pas Colletet, lorsqu’il reçut de Richelieu « la somme énorme de six cents livres » pour six vers seulement, consacrés à la description de la pièce d’eau des Tuileries, de remercier le généreux cardinal par ce distique, plus digne d’un trafiquant que d’un bibliophile :
Armand, qui, pour six vers, m’as donné six cents livres.
Que ne puis-je, à ce prix, te vendre tous mes livres[344.1] !
Les livres prêtés — pour revenir à eux — « les livres prêtés ne sont jamais rendus…. Parfaitement !
- Cf. Théophile Gautier, les Grotesques, p. 216. (Paris, Lévy, 1859.) « Certainement jamais vers, même alexandrins, c’est-à-dire les plus longs qui soient, n’ont été payés aussi cher à aucun poète du monde, » ajoute ici Théophile Gautier. — A propos de Guillaume Colletet et de sa bibliothèque, Charles Asselineau a écrit une très intéressante page (ap. Eugène Crépet, les Poètes français, t. II, p. 496), que je me reprocherais d’omettre : « … Chevreau s’est trompé lorsqu’il a dit que Colletet ne laissa à son fils que son nom pour héritage. Ce nom serait déjà quelque chose ; mais Colletet put transmettre à son héritier un legs plus positif et plus palpable, sa bibliothèque, — bibliothèque considérable et célèbre, même en son temps, au témoignage du Père Jacob, de Châlons, l’auteur du Traité des plus belles bibliothèques du monde, et qu’il sut conserver cinquante [quarante ?] ans, malgré son peu de fortune, pour la léguer à ce fils. La pauvreté et les instances de la veuve forcèrent, dans le courant de l’année, François Collelet à se défaire de son héritage, et les regrets qu’il lui a consacrés seront une conclusion touchante pour cette notice. « Vente, dit-il, qui tire presque des larmes de mes yeux et des soupirs de ma bouche, toutes les fois que j’y pense, et qui rappelle en ma mémoire la faiblesse d’un homme intéressé, qui, pouvant me conserver ce seul petit héritage que m’avoit laissé mon père, a mieux aymé le donner en proye à la justice que de m’en laisser la jouissance ; advantage certe qui lui donne bien peu de gloire, aussi bien qu’à ceux qui, pouvant inspirer à la vefve de nobles et généreux sentiments en ma faveur, n’ont pas été fidèles conseillers ny juges équitables dans ma cause. C’est un ressentiment qui me tient trop au cœur pour l’étouffer ; et l’indignation que j’eus, dès ce tems-là, d’une action si contraire au sang et à la nature m’inspira une ode de cent vers, qui seront quelque jour imprimez, et dont voici le commencement :
- Chères délices de mon père,
Livres doctes et précieux,
Qui de ses écrits curieux
Fûtes l’entretien ordinaire ;
Vous qu’en quarante ou cinquante ans,
Malgré les misères du temps,
Il acquit avec tant de peine,
Eh quoi ! je ne vous verrai plus !
Puisqu’il faut que cette semaine
A l’encan vous soyez vendus, »
Etc.
« Quoique cent fois supérieurs à l’Ode à Namur, ces vers, dit Charles Nodier, — continue Asselineau, — sont assez mauvais ; mais il y a, dans tout ce passage, une fleur de sentiment qui fait penser, une mesure d’expression qui fait réfléchir, et qui satisfait mieux mon cœur et mon esprit qu’un vain luxe de paroles. L’homme qui n’accuse son spoliateur que de faiblesse, qui ne voit dans sa marâtre que la veuve de son père, qui ne trouve dans les conseillers de cette femme que des juges peu équitables, valait bien mieux à aimer que ce triste Boileau. Il n’aurait jamais stigmatisé d’un opprobre éternel le malheur d’avoir besoin de pain et d’en demander aux valets, extrémité cruelle sans doute, mais préférable à la honte d’attendre de l’or de leurs maîtres. » ↩
- Chères délices de mon père,