III-XIII. Du prêt des livres
Occupons-nous d’abord du prêt des livres dans les bibliothèques publiques.
Dans celles de ces bibliothèques où le prêt des livres au dehors est autorisé, les bibliothèques universitaires, par exemple, il est de règle de ne laisser sortir aucun des ouvrages qui sont fréquemment demandés pour être consultés sur place, et dont on ne possède que peu d’exemplaires, aucun ouvrage « de référence » surtout, aucun livre rare, précieux à un point de vue quelconque, au point de vue de la reliure notamment ; aucun volume non plus faisant partie, comme les périodiques, d’une collection.
« Sont exceptés du prêt (au dehors) : 1º les livres demandés fréquemment ; 2º les périodiques ; 3º les dictionnaires ; 4º les ouvrages de prix ; 5º les gravures, cartes et plans ; 6º les ouvrages brochés[312.1]. »
« Les ouvrages précieux, qu’il serait impossible, ou du moins très difficile, de remplacer, tels que les manuscrits, les incunables, les chartes, ne doivent pas être prêtés, dit, de son côté, Graesel, dans son Manuel de Bibliothéconomie[313.1] ; on peut en dire autant des estampes, des dessins originaux et des cartes, pour lesquels une détérioration, même légère, constituerait une irréparable perte. Il faut exclure également du prêt tous les livres qui sont d’un usage courant, les recueils encyclopédiques, par exemple, les lexiques, glossaires, manuels, ouvrages de référence, les répertoires bibliographiques dont se servent les employés de la bibliothèque, enfin les collections, les revues et les publications académiques. Inutile d’ajouter que les livres non reliés, et ceux qui ne sont pas encore catalogués, ne doivent sortir sous aucun prétexte. »
Egger[313.2] conseille, en outre, et avec grande raison, de ne prêter au public « que des livres faciles à transporter », c’est-à-dire d’un format maniable, ne dépassant pas l’in-octavo.
Il va sans dire que tout prêt doit être inscrit sur un registre.
Quant à la durée du prêt, « qui doit toujours être déterminée »[313.3], elle varie de huit ou quinze jours à trois mois. « Les délais, dit M. Léopold Delisle[314.1], ne devraient pas dépasser trois mois, sauf, dans certains cas, la faculté laissée à l’emprunteur de demander la prolongation du prêt. Le bibliothécaire ne doit jamais laisser un livre sorti de la bibliothèque pendant plus d’un an. »
Au moyen âge, à l’origine de nos bibliothèques publiques, il était fréquent de faire déposer un gage pour tout livre prêté. Cette condition se trouve stipulée dans le règlement de la bibliothèque de la Sorbonne, De libris et de librariis, mis en vigueur en 1321, le plus ancien règlement sur l’organisation d’une bibliothèque. Le premier article établit le système du cautionnement, et le second ordonne l’élection des gardiens ou bibliothécaires par les socii[314.2].
Ces deux articles fondamentaux se retrouvent, comme nous allons le voir, dans le règlement de Richard de Bury, et en forment les points essentiels ; aussi, et selon la remarque du bibliographe Hippolyte Cocheris[314.3], est-il impossible de ne point reconnaître là une imitation. La haute position que Richard de Bury, évêque de Durham et grand chancelier d’Angleterre, occupait dans le monde politique lui avait certainement facilité l’accès de notre Sorbonne ; il n’avait pas manqué d’en visiter la bibliothèque et de s’informer auprès des conservateurs de l’organisation qui la régissait, et le chapitre où il traite du prêt des livres[315.1] reflète ces renseignements et cette organisation.
« Il a toujours été difficile de renfermer les hommes dans les lois de l’honnêteté. Bien plus, la fourberie des modernes s’est efforcée de dépasser les limites des anciens et d’enfreindre, dans l’insolence de leur liberté, les règles établies. C’est pourquoi, suivant le conseil d’hommes prudents, nous avons déterminé un certain mode, d’après lequel nous voulons régler l’usage et la communication de nos livres, pour l’utilité des étudiants. D’abord, tous nos livres, — dont nous avons fait un catalogue spécial, — nous les avons, dans un but de charité, concédés et donnés au comité des écoliers vivants à Oxford, dans notre hall, en perpétuelle aumône pour notre âme, celles de nos parents, et aussi pour celles du très illustre roi d’Angleterre Édouard, troisième du nom depuis la conquête, et de très dévote dame la reine Philippa, son épouse, afin que ces livres soient prêtés pour un temps aux écoliers et aux maîtres, tant réguliers que séculiers, de l’Université de ladite ville, et qu’ils servent et profitent à leurs études, suivant le mode qui suit immédiatement et qui est tel :
« Cinq écoliers demeurant dans la hall susdite seront choisis par le maître de ladite hall, qui leur confiera la garde des livres. De ces cinq personnes, trois d’entre elles, et pas moins, auront le droit de prêter le livre ou les livres pour la lecture ou l’usage de l’étude. Nous voulons qu’on ne laisse sortir de l’enceinte de la maison aucun livre pour le copier ou le transcrire. Donc, quand un écolier séculier ou religieux, lesquels ont une part égale dans notre faveur, viendra pour emprunter un livre, les gardiens considéreront avec soin s’ils possèdent ce livre en double, et, s’il en est ainsi, ils pourront le prêter sous caution, caution qui, d’après leur estimation, devra toujours dépasser la valeur du livre. Ils devront immédiatement dresser un écrit qui rappellera le livre prêté, le gage fourni, avec les noms de ceux qui prêtent et de celui qui a reçu, ainsi que la date du jour et de l’année. Si les gardiens ne trouvent pas en double le livre demandé, ils ne le prêteront à personne, sauf à ceux qui font partie du comité de ladite hall, encore sous la condition expresse de ne point le laisser sortir de l’enceinte de la maison ou de la hall. Un livre quelconque pourra être prêté par l’un des trois gardiens à l’un des écoliers de ladite hall, après avoir pris d’abord note de son nom et du jour de l’emprunt. L’écolier auquel on aura prêté ce livre ne pourra point le communiquer à un autre, à moins que ce ne soit du consentement des trois gardiens susnommés, qui auront alors le soin d’effacer le nom du premier emprunteur, d’indiquer celui du second, et la date de ce nouvel emprunt.
« Lorsque les gardiens entrent en charge, ils promettent par serment d’observer ce règlement, et ceux qui empruntent le livre ou les livres jurent également qu’ils ne le demandent que pour le lire et l’étudier, en promettant qu’ils ne le transporteront pas, et qu’ils ne permettront pas qu’on le transporte hors d’Oxford ou de ses faubourgs….
« S’il arrivait par hasard qu’un livre fût perdu, soit par la mort, soit par un vol, par la fraude ou l’incurie, celui qui l’aura égaré, son procureur ou l’exécuteur de ses dernières volontés, payera le prix du livre et recevra le gage en échange. Enfin, s’il arrivait que, d’une manière ou d’une autre, les gardiens fissent quelque bénéfice [en remplaçant le livre perdu] ils l’emploieront à la réparation et à l’augmentation des livres[317.1].
La règle prescrivant que « le gage est une condition sine qua non du prêt » était appliquée dans les bibliothèques de nombre de couvents, et les soins les plus rigoureux étaient souvent prescrits aux moines pour la conservation et le bon ordre de leurs livres. « Un religieux devait demander pardon, comme d’une faute punissable, d’avoir laissé tomber un livre, dit H. Géraud[318.1] ; il devait veiller avec soin à ce que ceux qu’il empruntait à la bibliothèque du couvent ne fussent exposés ni à la fumée ni à la poussière ; la moindre tache arrivée par sa négligence était un sujet d’un grave reproche. Enfin le prêt des livres, même lorsqu’ils ne devaient point sortir de la maison, était soumis à des garanties bien autrement efficaces que dans nos bibliothèques publiques. Le sacristain ou le bibliothécaire, armarius, dans les monastères où cette charge existait, devait non seulement inscrire l’emprunt, mais encore exiger de l’emprunteur un gage qui n’était remis qu’au moment où le livre était restituée[318.2]. »
Les rois eux-mêmes étaient astreints à cette clause, obligés de déposer un gage, quand ils empruntaient un volume à une bibliothèque conventuelle. Louis XI, désirant faire copier un manuscrit du médecin arabe Razi ou Rasis (…-923), « le plus beau et le plus singulier thresor de nostre Faculté » de médecine de Paris, n’en obtint communication que moyennant le dépôt d’une somme de « douze marcs d’argent, vingt livres sterling, et l’obligation d’un bourgeois, — un nommé Malingre, — pour la somme de cent écus d’or[319.1] ».
Certains livres même, dans les bibliothèques publiques, notamment à Leyde, à la Laurentienne, à la cathédrale d’Hereford, etc., étaient alors attachés par des chaînettes de fer à leurs rayons ou à leurs pupitres, de façon à ne pouvoir être consultés que sur place : c’étaient les catenati, les « enchaînés ».
⁂
Les livres des bibliothèques publiques, ceux surtout des cabinets de lecture[319.2], offrent, pour la santé, des dangers qui ont été mis récemment en évidence. Les docteurs du Cazal et Catrin, entre autres, ont nettement démontré que les livres sont de véritables véhicules des germes des maladies contagieuses, de la diphtérie, de la tuberculose, de la fièvre typhoïde principalement[320.1].
La Revue scientifique du 4 février 1899[320.2], dans un article sur « les Papiers dangereux et leur désinfection », signale les faits suivants :
« Le Bulletin mensuel de l’Œuvre des enfants tuberculeux nous apprend que la Caisse d’épargne de Bruxelles vient d’installer un service pour la désinfection des livrets et autres papiers qui affluent dans l’établissement. Tous les documents sont exposés maintenant pendant quelques heures aux vapeurs de l’aldéhyde formique…. Mais il est un danger de contamination beaucoup plus grand encore, et dont le public ne semble pas s’émouvoir : c’est celui que présentent les livres des bibliothèques publiques ou des cabinets de lecture. Tel roman populaire, tel bouquin à succès passe par mille ou quinze cents paires de mains avant d’être absolument trop crasseux ou trop fripé pour être hors d’usage. Dans ce nombre de lecteurs, il y a des convalescents, des malades, des tuberculeux. Or, le papier est un excellent véhicule à microbes, et un livre, passant de main en main, peut apporter dans une famille un choix très complet de maladies transmissibles, depuis la rougeole, la scarlatine et la variole, jusqu’au choléra asiatique et la peste, en passant par le typhus, le croup et la diphtérie, la coqueluche, la gale, le charbon, les septicémies, les affections puerpérales et la tuberculose pulmonaire. Il y a là des mesures à prendre d’urgence, et nous nous étonnons que les services compétents n’y aient pas encore songé, d’autant plus que le remède est d’application facile, comme le prouve l’expérience de la Caisse d’épargne de Bruxelles. »
Ailleurs[321.1], la même revue, en constatant encore une fois que « le danger du transport des maladies contagieuses par les livres est universellement admis », cite l’exemple de vingt employés de l’Office sanitaire du Michigan, successivement atteints de tuberculose, après avoir compulsé des registres qui avaient séjourné quelque temps dans des salles occupées par des phtisiques. Ces registres furent examinés, et on les trouva imprégnés de bacilles tuberculeux.
Un autre exemple est communiqué par un médecin allemand, M. Max Bensinger, de Mannheim[321.2]. Il s’agit d’une jeune mère, récemment accouchée, et de son enfant. Pendant dix jours, tout alla pour le mieux : mère et bébé se portaient à merveille. Au bout de ce temps, un changement subit se produit : l’enfant tombe malade, et meurt, quarante-huit heures plus tard, avec de l’otite et des abcès cutanés. La mère, de son côté, voyait se former chez elle un abcès. On le traita sans retard chirurgicalement et aussi par injection de sérum antistreptococcique ; mais ce fut en vain : différentes articulations se prirent, et la mort survint brusquement. « C’était un cas de septicémie incontestable. Mais comment l’infection s’était-elle produite ? Ne voyant rien, dans la manière dont la défunte avait été soignée, qui pût expliquer la contamination à laquelle elle avait succombé quelques jours après son enfant, M. Bensinger chercha ailleurs, et voici ce qu’il trouva. Un livre, provenant d’un cabinet de lecture, était caché dans le lit. Ce livre, une amie l’avait apporté à la malade, qui avait pris l’habitude de le lire pendant qu’elle allaitait son enfant. C’était un de ces vieux livres comme on en trouve dans tous les cabinets de lecture de rang inférieur : taché, crasseux, graisseux, ayant beaucoup circulé, ayant été beaucoup lu et ayant beaucoup ramassé de malpropretés.
« M. Bensinger examina ce livre avec soin ; il en gratta la couverture et quelques pages, et examina les débris qu’il avait ainsi recueillis. Il y trouva des microbes en abondance, et particulièrement un grand nombre de streptocoques. Il put donc être presque assuré que sa malade avait été infectée par les microbes que renfermait ce livre, qui était un agent de contamination des plus dangereux. »
Les livres classiques, que se repassent les écoliers, sont, non moins que les volumes de cabinets de lecture et de bibliothèques publiques, dignes de suspicion et d’appréhension. En Hongrie, il y a quelques années, le Syndicat des libraires, uniquement mû, j’aime à le croire, par l’intérêt général et le souci de la santé publique, a demandé à la Société nationale d’hygiène d’émettre un vœu en faveur de l’interdiction de la vente des livres de classe ayant déjà servi, et un savant, M. Krausz, chargé de répondre à cette question, entreprit, à cet effet, une série de recherches[323.1]. Voici quelques résultats de ces expériences, qui sont des plus instructives et des plus probantes :
« M. Krausz inocule dans le péritoine des cobayes des feuilles de papier coupées dans des livres ou des bouillons inoculés avec les fragments de papier. Tandis que l’inoculation ne produit aucun accident quand il s’agit de livres neufs, la péritonite survient toutes les fois que les feuilles sont empruntées à des livres d’école usés ou à des livres provenant de cabinets de lecture….
« L’auteur a imprégné des feuilles de papier avec les cultures de divers agents pathogènes. Il a trouvé que le vibrion cholérique a perdu sa vitalité en moins de 48 heures, le bacille diphtérique en 28 jours, le staphylocoque en 31. Le bacille typhique ne survit partiellement que 40 ou 50 jours ; exceptionnellement, il a résisté 95 jours. Avec le bacille tuberculeux, le résultat reste douteux après 103 jours…. »
C’est donc la tuberculose qui présente le plus de risques et de menaces.
M. Krausz formule ainsi ses conclusions : « … On imposera la désinfection des livres provenant d’élèves qui auront été atteints de maladies contagieuses. L’établissement de désinfection indiquera d’une façon apparente sur la couverture que l’opération a été exécutée. Il est désirable que l’établissement de désinfection se prête à la désinfection gratuite, de façon que les marchands de livres d’occasion puissent facilement faire désinfecter les ouvrages en vente. Les pères de famille prendraient vite l’habitude de ne plus acheter que des ouvrages désinfectés. On ne saurait, sans graves inconvénients, interdire, comme le demandent les libraires hongrois, la vente des ouvrages d’occasion. Dans certaines classes de Budapest, 18,5 pour 100 des élèves avaient des livres neufs, 47,4 des livres ayant déjà servi, et 31,1 à la fois des livres neufs et d’occasion.
« Il y a lieu d’imposer la désinfection des livres des cabinets de lecture, qui changent très fréquemment de lecteurs et doivent être souvent entre les mains de malades ou de convalescents…. »
Nous reviendrons plus loin, en traitant de l’usage et de l’entretien des livres, sur ces dangers de contagion et sur les procédés employés pour y parer.
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Nous arrivons au prêt des livres entre particuliers, à cette question, tant de fois discutée et controversée : « Doit-on prêter ses livres ? »
Un principe, un axiome plutôt, à rappeler tout d’abord, c’est qu’on ne lit bien, on ne savoure convenablement et complètement un livre que s’il vous appartient, qu’à condition d’en être l’unique et absolu propriétaire[325.1].
J’ajouterai même volontiers que, pour le bien goûter et le bien savourer, ce livre, il n’est pas mauvais de l’avoir acheté de ses deniers et payé de sa poche.
Le bon et regretté Léon de la Brière (….-1899), historien de Mme de Sévigné et commentateur de Montaigne, a même prétendu quelque part[326.1] que les Français « ne lisent jamais les livres qu’on leur donne », et « lisent rarement ceux qu’ils achètent ». Il y a sans doute là un peu d’exagération, mais l’idée, le principe que nous venons d’émettre, se retrouve dans cette boutade.
Que les livres dont vous vous servez soient à vous. Évidemment il ne faudrait pas pousser cette règle trop loin, jusqu’à refuser, par exemple, comme Larcher (1726-1812), le traducteur d’Hérodote, de consulter un volume des plus rares, parce que ce volume ne vous appartient pas[327.1] ; je parle ici, non des ouvrages de référence accidentelle et momentanée, mais de ceux qu’on lit entièrement et qui méritent d’être relus.
Et ces livres donc, vos livres, les prêterez-vous ?
Voyons les arguments et les exemples présentés par les « prêteurs » et les « non prêteurs », et écoutons, dès le début, le maître bibliophile Gustave Mouravit, qui met en avant, pour soutenir sa cause, — le prêt, — les considérations les plus élevées et les plus éloquentes, les plus nobles motifs :
« Il ne suffit pas à la bibliophilie de nous défendre contre les productions inutiles ou malsaines, écrit-il[328.1], de maintenir dans toute leur pureté les traditions de la littérature et du goût, de provoquer, de hâter même les progrès de la science et des lettres ; c’est à elle qu’il appartient de vulgariser, de répandre le culte des choses de l’esprit en se faisant communicative, en ouvrant généreusement ses trésors à ceux qui n’en sont pas ou qui en sont moins favorisés.
« Un des plus grands hommes du dernier siècle a écrit : « L’amour des livres n’est estimable que dans a deux cas : lorsqu’on sait les estimer ce qu’ils valent et qu’on les lit pour profiter de ce qu’ils peuvent renfermer ; lorsqu’on les possède pour les communiquer[329.1]. »
« … Dans tous les cas, conclut M. Mouravit, c’est un véritable devoir pour le bibliophile d’ouvrir généreusement sa bibliothèque, qui doit lui être surtout chère par ce motif que « sa propre satisfaction s’y trouve avec celle de beaucoup d’autres : bonum quo communius eo melius[329.2] ».
Et plus loin[329.3], M. Mouravit cite divers exemples empruntés à l’antiquité : « Lucullus en fit (de ses livres) un usage plus honorable encore que leur acquisition, en ouvrant sa bibliothèque au public ; on s’y rendait comme dans un sanctuaire des Muses[329.4] ». Et, au temps d’Auguste, alors que les grandes bibliothèques, pour être rendues plus accessibles, furent placées sous les portiques des temples, les particuliers, « les bibliomanes mêmes, dit Petit-Radel[330.1], se crurent obligés, pour éviter la censure qui s’attachait à la jouissance personnelle et exclusive des livres, d’imiter la munificence des grands, en faisant disposer leurs collections dans les vestibules de leurs maisons, et quelquefois dans leurs thermes. »
Parmi les « prêteurs », nous nommerons encore le célèbre amateur Jean (Ioannes) Grolier (1479-1565), dont on connaît la devise ou l’ex-libris : d’un côté de ses livres, sur l’un des plats, il faisait graver : Io. Grolierii et amicorum, et sur l’autre : Portio mea, Domine, sit in terra viventium[330.2].
Un autre bibliophile de la même époque, Thomas Maïoli, Maioli ou Majoli (xvie siècle), inscrivait de même sur ses livres : Tho. Maïoli et amicorum ; mais, remarque M. Henri Bouchot[330.3], il corrigeait parfois « d’une devise sceptique l’élan de son amitié : Ingratis servire nephas[330.4], ce qui pourrait bien être le cri d’un propriétaire de livres trompé par les emprunteurs ».
Rabelais écrivait sur le titre de ses livres, comme on le voit encore à notre Bibliothèque nationale : « Francisci Rabelæsi, medici, καὶ τῶν αὐτοῦ φίλῶν[331.1] ». D’autres savants ou amateurs, Bathis (….-….), de Bruxelles, Marc Laurin (1530-1581), de Bruges, ont, le premier en grec, le second en latin, employé la même sentence, et proclamé que leurs livres étaient à eux et à leurs amis[331.2].
Le savant François Marucelli (1625-1713), qui fit construire à Florence, sa ville natale, une bibliothèque publique encore existante, et qui dota Rome d’un établissement du même genre, avait pour programme : Publicæ et maximæ pauperum utilitati[331.3].
Un illustre collectionneur et érudit du même temps, Michel Bégon (1638-1710), n’hésitait pas non plus à mettre ses livres à la disposition d’autrui, et, comme son bibliothécaire lui remontrait un jour qu’avec ce système il s’exposait à voir disparaître plus d’un de ses trésors, il lui répliqua fort dignement : « J’aime encore mieux perdre mes livres que d’avoir l’air de me défier d’un honnête homme[331.4] ».
« Entre amis tout est commun » : telle était la devise du bibliophile Charles-Jérôme du Fay (1662-1723)[332.1].
Le médecin Camille Falconet (1671-1762) était, comme nous l’avons vu[332.2], possesseur d’une belle bibliothèque, composée d’environ 45 000 volumes, qui « était autant à ses amis qu’à lui ; et plusieurs fois il lui est arrivé de racheter d’autres exemplaires de livres qu’il avait prêtés, jugeant que, puisqu’on ne les lui rendait pas, on les avait perdus, ou qu’on en avait encore besoin[332.3] ».
Le conteur et philosophe Thomas-Simon Gueulette (1683-1766) avait également pour devise : Thomas G. et amicorum[333.1].
Le bibliophile Jordan (1700-1745), de Berlin, ami de Frédéric le Grand, mettait aussi en tête de ses livres l’inscription : Jordani et amicorum[333.2].
De même, J. Gomez de la Cortina (….-….), dont plusieurs volumes se trouvent à la bibliothèque universitaire de Douai, faisait graver sur le plat de ses livres, au-dessus de ses armoiries : J. Gomez de la Cortina et amicorum, et au-dessous : Fallitur hora legendo[333.3].
Et Jacques Denyau (….-….) bibliophile angevin : Sum Jacobi Denyau et amicorum, non omnium[333.4].
De nos jours, le sénateur Victor Schœlcher (1804-1894) avait adopté cet ex-libris, bien autrement libéral que celui de Grolier : « Pour tous et pour moi[333.5] ». En vrai et magnanime philanthrope, il commençait la charité par autrui, par tout le monde, et se servait le dernier.
Un collectionneur du xviiie siècle, Randon de Boisset, désirant concilier sa jalouse passion de bibliophile et ses sentiments d’obligeance, s’avisa de se créer deux bibliothèques : l’une, pour lui seul, composée d’éditions princeps et d’exemplaires rares ; l’autre, de volumes ordinaires ou de doubles, qu’il prêtait volontiers[334.1].
Au lieu de deux bibliothèques, le richissime bibliomane anglais Richard Heber (1775-1833) conseille d’en avoir trois, composées des mêmes livres : l’une pour la parade et la montre, l’autre pour son usage personnel, la troisième pour les emprunteurs, « pour prêter à ses amis, à ses risques et périls[334.2] ». Mais tout le monde ne possède pas, comme Richard Heber[334.3], l’emplacement suffisant ni la fortune nécessaire pour s’offrir le luxe de trois, voire de deux bibliothèques, renfermant les mêmes ouvrages en éditions différentes et diversement habillés.
Constantin[334.4], dans son petit manuel de Bibliothéconomie[335.1], est d’avis, lui, qu’il ne faut blâmer ni ceux qui ne prêtent pas leurs livres, ni ceux qui les prêtent, et n’accuser ni les uns d’insouciance, ni les autres d’égoïsme.
⁂
Les « non prêteurs », au nombre desquels figure l’évêque d’Avranches Huet[335.2], ne sont pas moins convaincus et formels que les « prêteurs ». L’un d’eux, M. Jules Le Petit (1845-….), va même jusqu’à contester la bonne foi de ses adversaires, à déclarer qu’il ne croit pas « que Jean Grolier et ses imitateurs aient été sincères. Peut-être cependant, ajoute-t-il, les amis de ces hommes généreux étaient-ils appelés à l’immense satisfaction d’admirer de temps à autre, à travers des vitrines, les splendides reliures qu’ils faisaient exécuter. Dans ce cas, je comprends la portée de leurs devises, qui étaient, à vrai dire, tant soit peu hypocrites. Je le maintiens, les vrais amateurs ne prêtent pas leurs livres, même à des amis[335.3]. »
Voilà qui est net.
Plus explicite encore est M. Octave Uzanne (1851-….), qui a on ne peut mieux dépeint les angoisses et les transes, l’ « état d’âme » d’un bibliophile qui a prêté un de ses chers livres[336.1].
« Les livres ont toujours été la passion des honnêtes gens, disait le poète polyglotte Vadius Ménage ; si nous paraphrasons cette pensée devenue célèbre, nous dirons que les livres ont toujours été le goût favori, la passion raisonnée des hommes paisibles, rangés, d’un esprit correct et systématique. Un bibliophile aime ses volumes d’un amour particulier, d’un amour quelque peu vaniteux, de ce même amour de propriétaire que Gavarni a immortalisé dans cette légende de bourgeois possesseur : Mon mur ; un bibliophile dit : Mes livres avec la même intonation satisfaite et glorieuse ; il ressent pour eux une tendresse mêlée de crainte, de pudeur, d’effarement bizarre, qui se comprend et s’analyse facilement. « Si, dans les mains du gros propriétaire, le plâtre se fait or, les livres deviennent joyaux dans celles du bibliophile ; il vit au milieu d’eux dans une quiétude sans égale, dans le bonheur intime du droit de possession, dans des ravissements béatifiques et infinis, il passe de longues heures à les contempler, à les aligner, à les soigner, essuyer, épousseter avec une joie enfantine ; il les connaît page par page, ligne par ligne ; il les apprécie par des affinités variées de sensations douces et charmantes ; il pense enfin, avec Montaigne, que ces bons et sûrs amis, que ses livres, sont encore la meilleure munition qu’il puisse trouver à cet humain voyage.
« L’emprunteur, bibliophage et insouciant, ne calcule rien de tout cela ; il tombe au milieu de ces doctes jouissances comme un renard dans un poulailler ; il est possédé tout à coup d’une fringale de lecture ; il arrive et laisse gravir impudemment ses convoitises sur les rayons où juchent les volumes que son esprit voudrait dévorer ; il implore avec des paroles caressantes, il jure ses grands dieux que l’emprunt qu’il fait est un emprunt forcé, il affirme que le livre demandé sera couvert soigneusement, enveloppé, serré sous clef, loin des regards indiscrets et des mains malheureuses ; il invoque l’amitié la plus confraternelle, la sympathie la moins déguisée, et promet de rendre le livre dans la huitaine. — C’est, hélas ! la cigale qui quémande à la fourmi. Et la cigale est oublieuse !
« La fourmi ne doit pas se laisser séduire, elle doit être calme et inflexible, et répondre sans cesse et toujours par le plus formel refus.
« Le bibliophile qui prête un livre se fait injure à lui-même ; il travaille à ses peines, à ses insomnies, au châtiment de sa générosité….
« Le bibliophile qui prête un volume s’en repent toujours ; ce sont d’abord des craintes vagues, un sentiment curieux d’inquiétude, qui l’obsèdent, un agacement inconscient qui le tracasse ; il sent qu’il lui manque quelque chose, et la place béante laissée par l’absent sur les rayons de sa bibliothèque le fait frémir furtivement.
« Il n’y a rien que l’on rende moins fidèlement que les livres, dit sentencieusement un moraliste ancien ; l’on s’en met en possession par la même raison que l’on dérobe volontiers la science des hommes, desquels on ne voudrait pas dérober l’argent. » Un livre prêté est, en effet, à moitié perdu ; l’emprunteur le plus honnête s’accoutume à sa vue, il en remet de jour en jour la restitution, et arrive, sans qu’il y songe, à se faire tacitement une morale à la Bilboquet : « Ce livre pourrait être à moi… il devrait être à moi… il est à moi ». Au surplus, on ne se gêne guère avec les livres des autres, on en use sans façon ; ce sont les mains humides, les cendres du cigare, la poudre de l’écritoire, que sais-je ! Tout contribue à maculer les pages virginales.
« Il est rare que le bouquin vagabond ne revienne pas légèrement détérioré, comme un écolier qui aurait fait des fredaines ; ce ne sont quelquefois que taches insignifiantes, que feuillets froissés ; mais aussi, plus souvent, le pauvre volume porte des stigmates indélébiles ; sa reliure est meurtrie, ses pages sont déchirées, et ses gardes n’ont su le défendre des plus vilaines atteintes….
« Souvenons-nous de cette anecdote gasconne de deux amis couchés dans la même chambre :
« Pierre, dors-tu ? dit l’un à son camarade.
— Pourquoi ? répond ce dernier.
— C’est que, si tu ne dormais pas, je t’emprunterais un louis.
— Alors… je dors. »
« Adoncques, dormons toujours ; soyons sourds à la voix attendrie et suppliante des emprunteurs ; gardons nos livres en avares, en égoïstes, si l’on veut, quelque pénible que le refus nous soit. Gardons précieusement nos livres, ne les prêtons pas ; c’est le plus sûr moyen de conserver la tranquillité intérieure, la paix de conscience, le bonheur sans nuage, l’ivresse paradisiaque de nos voluptés bouquinières. »
Elle remonte loin, du reste, cette méfiance et cette aversion qu’inspire tout emprunteur ou quémandeur de livres. Martial (43-104) nous en fournit la preuve, entre autres, dans une de ses épigrammes :
« Vous ne manquez jamais, Lupercus, à chaque rencontre, de me dire : « Voulez-vous que je vous envoie mon esclave, et voulez-vous lui confier votre petit volume d’Épigrammes, que je vous renverrai dès que je l’aurai lu ? » Il est inutile, Lupercus, que vous donniez cette peine à votre esclave. La route est longue de chez vous au Poirier ; de plus je loge au troisième étage, et les étages sont très hauts. Ce que vous demandez, vous n’avez pas à le chercher si loin. Vous êtes un habitué de l’Argilète[340.1] : or, près du forum de César se trouve une boutique, dont la devanture est toute couverte de titres d’ouvrages, de sorte qu’on y lit d’un coup d’œil les noms de tous les poètes. Là, vous me demanderez, en vous adressant à Atrectus ; c’est le nom du marchand. Du premier ou du second casier il tirera un Martial bien poli et orné de pourpre, qu’il vous vendra cinq deniers. — « C’est trop cher, » dites-vous. — Vous avez raison, Lupercus[340.2]. »
Nous avons vu Bayle (1647-1706) tout à l’heure[340.3] maugréer contre certaine emprunteuse qui lisait « comme une tortue », et gardait indéfiniment son exemplaire de Zayde.
Joseph Scaliger (1540-1609) répondait tout net à ceux qui faisaient mine de lui emprunter un volume : Ite ad vendentes ! « Allez en acheter[341.1] ! »
Le peintre Daniel du Moustier (1575-1646 ?), prenant les devants, avait décoré « le bas de ses livres », la plinthe de sa bibliothèque, de cette fulminante inscription, vrai cri du cœur : « Que le diable emporte les emprunteurs de livres[341.2] ! »
⁂
Et comme on comprend bien ce sentiment de terreur, cette colère et cette exaspération que provoquent les emprunteurs de livres parmi les bibliophiles ou les simples travailleurs ! « Un livre prêté est à moitié perdu », nous disait, il y a un instant, M. Octave Uzanne ; on en use sans façon avec les livres d’autrui. « Un volume une fois sorti de l’intérieur d’une bibliothèque, nous dit à son tour le bibliographe Constantin[342.1], est exposé à toutes les chances, sinon de perte, du moins de dégradation et d’avarie de la part des maladroits, des négligents et des malpropres ; il ne rentre ordinairement qu’à la volonté de l’emprunteur, qui le garde pendant des années et souvent même tout à fait, parce que le principe que garder un livre n’est pas un vol est malheureusement adopté par beaucoup de personnes. »
Comme exemple de l’inqualifiable incurie des emprunteurs de livres, on rapporte l’aventure survenue à André Chénier, aventure bien propre à décourager les bibliophiles prêteurs de leurs trésors.
André Chénier, qui avait une prédilection spéciale pour Malherbe, dont il a d’ailleurs commenté les vers, possédait une bonne édition de ce poète, un petit in-8 publié par Barbou en 1776, avec la notice et les notes de Meunier de Querlon. Un jour un visiteur emprunta ce volume à Chénier, qui ne sut pas le défendre, n’osa pas refuser, et le livre ne lui revint que tout taché d’encre et dans le plus pitoyable état. Sur une des pages, la page 61, en regard de la plus grosse tache, Chénier écrivit alors (1781) ces lignes :
« J’ai prêté, il y a quelques mois, ce livre à un homme qui l’avait vu sur ma table, et me l’avait demandé instament (sic). Il vient de me le rendre en me faisant mille excuses. Je suis certain qu’il ne la pas lu. Le seul usage qu’il en ait fait a été d’y renverser son écritoire, peut-être pour me montrer que, lui aussi, il sait commenter et couvrir les marges d’encre. Que le bon Dieu lui pardone (sic) et lui ôte à jamais l’envie de me demander des livres[343.1] ! »
C’est le cas de rappeler le « mirlitonesque »[343.2] distique, dont Charles Nodier, Guilbert de Pixérécourt, d’autres encore, se disputent la paternité[343.3] :
Tel est le triste sort de tout livre prêté,
Souvent il est perdu, toujours il est gâté ;
et le fameux sixain de Guillaume Colletet, que, par une singulière erreur, provenant sans doute et uniquement de l’assonance, on attribue fréquemment à Condorcet[343.4] :
Chères délices de mon âme,
Gardez-vous bien de me quitter.
Quoiqu’on vienne vous emprunter !
Chacun de vous m’est une femme,
Qui peut se laisser voir sans blâme
Et ne se doit jamais prêter.
Ce qui n’empêcha pas Colletet, lorsqu’il reçut de Richelieu « la somme énorme de six cents livres » pour six vers seulement, consacrés à la description de la pièce d’eau des Tuileries, de remercier le généreux cardinal par ce distique, plus digne d’un trafiquant que d’un bibliophile :
Armand, qui, pour six vers, m’as donné six cents livres.
Que ne puis-je, à ce prix, te vendre tous mes livres[344.1] !
Les livres prêtés — pour revenir à eux — « les livres prêtés ne sont jamais rendus…. Parfaitement ! Ainsi tous les livres que vous voyez là, sur ces rayons, ce sont des livres qu’on m’a prêtés et que j’ai gardés, » répondait un jour, d’après une légende, sans doute plus amusante qu’authentique, certain bibliophile à un téméraire visiteur qui faisait mine de lui emprunter un volume[346.1].
C’est probablement le même ingénieux collectionneur qui répliquait à un de ses amis, en train de le prier de lui prêter un volume : « A vous ? Jamais de la vie ! Vous m’en avez prêté un jadis, et vous ne me l’avez jamais réclamé ! »
Mais que de fois c’est en vain qu’on réclame, — quand on ose réclamer ! l’emprunteur fait la sourde oreille ; ou bien il promet de restituer très prochainement, de rapporter sans retard, sans faute…. « Vous l’aurez demain…. Ce soir même il sera chez vous…. » Et ni ce soir ni demain, pas plus que sœur Anne, vous ne voyez rien venir.
On conte, à ce propos, que l’acerbe et agressif lexicologue François Génin (1803-1856)[347.1] avait eu occasion, alors qu’il était professeur à la Faculté de Strasbourg, de prêter les deux premiers volumes d’un superbe exemplaire de Tom Jones à l’un de ses collègues qui voulait apprendre l’anglais. Rentré à Paris, attaché à la rédaction du National, Génin avait vainement écrit vingt fois pour réclamer ces volumes : pas de réponse. A bout de patience, il fit un paquet des deux tomes qui lui restaient et les envoya par la diligence à son trop silencieux emprunteur. « Comme cela, du moins, lui écrivait-il en même temps, un de nous deux aura l’ouvrage complet. Ce sera vous, puisque vous ne voulez pas que ce soit moi ; ce qui cependant m’aurait paru plus naturel[347.2]. »
Une des pertes d’ouvrage les plus regrettables, causées par un emprunteur de livres, c’est celle du traité De Gloria de Cicéron, que Pétrarque prêta à son vieux maître de grammaire Convenevole (ou Convennole) da Prato, et que celui-ci, pour se procurer quelques ressources, mit en gage, mais sans jamais oser dire entre quelles mains. Malgré nombre de réclamations et quantité de recherches, le précieux manuscrit demeura introuvable, et fut perdu pour Pétrarque comme pour nous[348.1].
Parmi les emprunteurs peu enclins à restituer, on cite le moraliste Nicole (1625-1695) : « Il ne rendait pas très exactement les livres qu’il empruntait, écrit de lui Sainte-Beuve[348.2]. M. de Pontchâteau, qui tenait fort à ses livres[348.3], paraît s’en plaindre en un endroit de ses lettres : « N’en dites rien néanmoins, il faut savoir perdre. Mais il faut avouer ma faiblesse, je hais plus de perdre un livre qui ne vaudrait que dix sols, que dix pistoles. Cela est d’un petit esprit : aussi suis-je tel. »
Gœthe n’aimait pas non plus, prétend-on, rendre les ouvrages ou estampes qu’on lui prêtait, et c’est ainsi qu’il a su, jusqu’à ses derniers jours, enrichir ses collections. « Emprunter et oublier longtemps de rendre, c’est là le vrai signe du collectionneur passionné, » conclut sans barguigner le traducteur des Conversations recueillies par Eckermann[349.1].
On avait prêté au philosophe et académicien Victor Cousin (1792-1867), alors qu’il était ministre de l’Instruction publique, un beau manuscrit de Malebranche. En vain le lui avait-on redemandé à plusieurs reprises, nous conte Émile Deschanel[349.2], Cousin « fit longtemps la sourde oreille ; si bien qu’à la fin on mit en campagne un homme presque aussi considérable que le ministre lui-même auquel il était chargé de réclamer formellement le manuscrit précieux ». Alors Cousin refusa de le rendre. « Mais enfin, dit l’intermédiaire, ce manuscrit est à M…, qui vous l’a prêté ; il le réclame, il en a le droit. — Mon cher N…, répondit majestueusement le grand éclectique, il a son droit, mais j’ai ma passion ! » Oncques ne rendit le manuscrit. »
Un autre célèbre ministre de l’Instruction publique et membre de l’Académie française, le critique et historien Villemain (1790-1870), se montrait, lui aussi, paraît-il, extrêmement dur à la desserre. « Il ne rendait jamais les livres empruntés, assure Jules Richard[349.3], et il fallait la complicité de son secrétaire pour que le prêteur pût aller reprendre furtivement son bien. »
Un autre immortel encore, Louis de Loménie (1815-1878), était, au dire du même bibliographe[350.1], atteint de cette même fréquente faiblesse.
⁂
Tous ces larcins, toutes ces négligences et détériorations expliquent et justifient la méfiance des bibliophiles. Les précautions employées par ceux-ci à l’égard de leurs confrères ou des simples profanes dépassent souvent toute idée.
Un célèbre collectionneur hollandais, le baron Westreenen van Tiellandt (1783-1848), dont la riche et curieuse bibliothèque se voit encore, réunie à celle du comte Meerman, le long d’un des canaux de la Haye, ne laissa, pendant quarante ans, — les quarante ans qu’il mit à rassembler ses livres, — personne, pas même son plus intime ami, entrer dans son « muséum ». « Un jour enfin, raconte M. Firmin Maillard[350.2], il annonça à deux amis qu’il allait pouvoir les admettre à contempler ses merveilles, ses trésors, etc. ; mais il fallait pour cela qu’ils se soumissent complaisamment aux conditions suivantes : la voiture du baron irait les prendre, parce que l’atmosphère pouvait être ce jour-là chargée d’humidité ; avant d’entrer dans son cabinet, ils changeront de costume, mettront chacun une robe de chambre (il en a deux toutes neuves pour cet usage), un bonnet et des pantoufles, leurs vêtements et leurs chaussures ordinaires pouvant introduire de la poussière, — la chose la plus pernicieuse pour les livres. Ce sont, du reste, des précautions auxquelles il se soumet lui-même. Les deux amis acceptèrent ; mais ce fut inutile[351.1] : il traîna la chose en longueur, et finalement mourut, laissant cependant sa fameuse bibliothèque à l’État ; mais, ajoute M. Firmin Maillard, avec des stipulations qui n’avaient d’autre but que d’écarter autant que possible de ses diables de livres les malheureux lecteurs[351.2]. »
Le comte de Labédoyère (xixe siècle), dont nous parle encore M. Firmin Maillard[352.1], était de même un bibliomane et bibliotaphe implacable. « Il avait inventé l’art de coiffer les livres, c’est-à-dire de les emprisonner dans un carton, qui ne laissait de visible que le dos ; il ne les prêtait jamais et ne les communiquait même pas, ce dont nous ne pouvons le blâmer…. »
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Si nos livres n’étaient que des objets de luxe, s’ils ne devaient servir que pour l’ornement et la montre, volontiers, si beaux, si merveilleux qu’ils fussent, nous suivrions les généreuses recommandations de M. Mouravit, et conclurions avec lui que le devoir de tout bibliophile est d’ouvrir libéralement à tous sa bibliothèque, de doubler et tripler ainsi son bonheur par le bonheur d’autrui. Tout en déplorant ces négligences et ces dégradations, en nous indignant contre ces soustractions, ces escroqueries, plus ou moins dissimulées ou effrontées, nous passerions sur elles condamnation.
Mais, pour nous, et selon notre méthode et nos principes, nos livres sont à la fois des confidents et des instruments de travail ; ils peuvent porter trace, dans leurs marges ou sur leurs gardes, de nos réflexions, de nos recherches, de nos comparaisons ou hésitations, et ces confidences n’appartiennent qu’à eux seuls et à nous seuls.
En outre, vous en avez sans cesse besoin, de vos livres, vous liseur, travailleur et fureteur, — et de tous, sans distinction ni prévision possibles. Tel mot entendu, telle bribe de causerie, tel article de journal, tel passage de roman, une rencontre, une allusion, un événement ou incident quelconque vous amène et vous oblige, presque à tout instant, à consulter tel ou tel de vos volumes ; et, remarquez-le bien, c’est toujours le livre absent qui vous fera défaut, toujours, comme par un fait exprès, celui-là que vous voudriez feuilleter. Ayez-les donc toujours tous sous la main, en état de répondre immédiatement à votre appel, — et, pour cela, hélas ! N’en prêtez pas.
- Instruction générale relative aux bibliothèques populaires, ap. Ulysse Robert, Recueil des lois concernant les bibliothèques publiques, p. 131. Voir aussi Gabriel Richou, Traité de l’administration des bibliothèques publiques, pp. 174-175. ↩
- Page 414. ↩
- Histoire du livre, p. 221. ↩
- Léopold Delisle, Instructions élémentaires et techniques pour la mise et le maintien en ordre des livres d’une bibliothèque, p. 45. ↩
- Op. cit., ibid. ↩
- Voir le texte de ces articles dans l’introduction de Hippolyte Cocheris au Philobiblion de Richard de Bury, p. xlv. « La question du prêt des livres, qui fait encore le désespoir des administrations des bibliothèques, dit H. Cocheris (p. xliv), est résolue par le système du cautionnement. » ↩
- Op. cit., p. xlv. ↩
- Philobiblion, chap. xix, Sage Règlement sur la nécessité de communiquer les livres aux étrangers, pp. 155-158 ; trad. Hippolyte Cocheris. ↩
- Philobiblion, chap. xix. Cf. aussi Ludovic Lalanne, Curiosités bibliographiques, pp. 187-189. ↩
- Essai sur les livres dans l’antiquité, p. 227. ↩
- Géraud cite ici, entre autres références, Félibien, Histoire de Paris, pièces justificatives, t. III, p. 177, et une série d’articles intitulés Des Bibliothèques au moyen âge, parus dans les Annales de philosophie chrétienne de janvier et février 1839. Ces précautions et ces soins n’étaient malheureusement pas pris dans tous les monastères. Voir ce qui est dit dans notre tome I, page 81 : « La règle des couvents, comme toutes les lois en général, indique ce qui devait se faire, et non pas ce qui se faisait, » etc. ; plus loin, page 102, la visite de Boccace à l’abbaye du Mont-Cassin ; et, dans le présent volume, page 270, le désordre qui régnait parfois dans les bibliothèques conventuelles. ↩
- Peignot, Manuel bibliographique, p. 50, n. 1 ; et Ludovic Lalanne, op. cit., pp. 135-136. ↩
- Disons, en passant, que c’est en 1742 qu’a été établi à Paris, par les soins du libraire François-Augustin Quillau, le premier cabinet de lecture, « le premier cabinet littéraire où se réunissent les lecteurs ». (Ambroise Firmin-Didot, Essai sur la typographie, col. 844.) ↩
- Zeitschrift für Hygiene und Infectionskrankheiten, 1901, XXXVII, dans la Revue scientifique du 18 janvier 1902, p. 89. ↩
- « On ne travaille bien qu’avec ses livres à soi. Un pauvre homme dépensait en livres le prix de son dîner ; « Mais, lui dit quelqu’un, si vous lisiez ces livres à la Bibliothèque ? — Je ne peux lire, répondit-il, que les livres que j’ai achetés. » … « On est dégoûté d’un livre banal, comme d’une femme banale. On ne lit bien que dans ses livres à soi. On contracte mariage avec eux…. Étudier dans les bibliothèques publiques, c’est vivre à l’auberge ; on a affaire aux livres de tout le monde, livres plus ou moins souillés, maculés ; on n’en peut user qu’à son tour, après ou avant tel ou tel lecteur ; ils passent par toutes les mains ; ils ne s’attachent pas à vous, on ne s’attache pas à eux ; on vit avec eux d’aventure, au jour le jour, dans un commerce banal et sans intimité. Mais, quand on retrouve ses livres à soi, ceux qu’on connaît depuis sa jeunesse et depuis son enfance, ceux qu’on a conquis au collège par son travail, ceux qu’on a amassés peu à peu par livraisons avec le fruit de ses épargnes, avec ses semaines d’écolier, quel vrai plaisir ! quelle joie vive ! comme on les fête ! comme on les reconnaît ! On les a feuilletés cent fois ; on a fait ici une corne, là une marque de crayon, là un cri d’admiration sympathique, là une réfutation véhémente ; partout on a laissé quelque chose de soi, de son cœur ou de son esprit ; un papier, un brin d’herbe, un parfum d’autrefois ! On retrouve parmi les feuillets mille souvenirs endormis, qui tout à coup se réveillent. » Etc. (Émile Deschanel, A bâtons rompus, Quand on range sa bibliothèque, pp. 132-134 ; Paris, Hachette, 1868.) ↩
- Dans son récit la Nouvelle Ecbatane, qui fait partie du volume intitulé Bagatelles, par le Comité de la Société des gens de lettres, p. 302. (Paris, Dentu, 1892.) ↩
- « Quelqu’un demandait au docteur Luther son psautier, qui était vieux et déchiré, lui promettant de lui en rendre un nouveau ; le docteur s’y refusa, parce qu’il était habitué à son exemplaire. Il ajouta : « La mémoire locale est fort utile…. » « Bon nombre de savants obligés de faire un fréquent usage de livres, partagent la façon de voir, la manie, si l’on veut, de Luther ; ils s’accoutument si fortement aux exemplaires des ouvrages dont ils se servent d’habitude, qu’ils ne travailleraient pas aussi bien avec d’autres entièrement identiques, mais qu’ils n’ont pas l’habitude de feuilleter. On cite en ce genre l’obstination du traducteur d’Hérodote, Larcher, qui ne voulut jamais se servir que de volumes lui appartenant. Son collègue Langlès ayant reçu de Londres, à une époque où les communications étaient très difficiles, le travail du célèbre Rennel sur la géographie de l’historien grec, s’empressa de le porter au vieux savant, le mit à sa disposition. Il fut bien surpris d’entendre Larcher le remercier sèchement et lui dire : « J’ai pour principe de ne jamais travailler avec des livres qui ne sont pas à moi. » (Les propos de table de Martin Luther, De l’Écriture Sainte, p. 295, traduction et notes de Gustave Brunet ; Paris, Garnier frères, 1844.) « A propos de M. Larcher, je ne puis m’empêcher de raconter ici une anecdote qui est encore un de mes souvenirs de jeunesse. J’ai connu M. Larcher dans les derniers temps de sa vie. Je crois le voir encore avec son costume antique, son air sévère et le siècle presque entier qui pesait sur sa tête. Qu’il me paraissait vieux ! On était sûr de le rencontrer tous les jours, à la même heure, assis au pied du même arbre, dans le jardin du Luxembourg, en compagnie de sa bonne, presque aussi vieille que lui. Ancien universitaire. M. Larcher, par une simplicité que j’aime, avait conservé l’habitude de se donner congé tous les jeudis ; et, ce jour de congé, il le passait dans les magasins de MM. de Bure, à causer avec eux des nouvelles de la république des lettres, ou à fureter, tant que ses forces le lui permirent, dans leurs rayons chargés de vieux livres. Les jours de jeûne et de pénitence, M. Larcher, devenu très bon catholique, avait inventé un moyen de se mortifier qui ne pouvait être bon que pour lui seul. Ces jours-là, il ne lisait pas de grec, et se réduisait au vil latin. » (S. de Sacy, Variétés littéraires, t. I, pp. 244-245 ; Paris, Perrin, 1884.) ↩
- Le Livre et la Petite Bibliothèque d’amateur, p. 254 et s. ↩
- D’Alembert, Encyclopédie, t. II, p. 22 ; ap. Mouravit, op. cit., p. 255. ↩
- « La Mothe-Le Vayer, qui ne nomme pas l’auteur de ce mot, cite un peu inexactement : Bonum quo communius est, eo est divinius, avait dit Possevin…. Sur quoi Le Vayer ajoute : « Et véritablement si nous louons la charité de quelques [bonnes] personnes qui font provision et distribuent… des remèdes à beaucoup d’infirmités corporelles, quelle estime ne devons-nous point faire de ceux qui ont de si belles boutiques et si bien garnies de sûrs et véritables remèdes contre toutes les maladies de l’esprit ? » (Œuvres, 1662, t. II, p. 454 ; [ou 1684, t. X. p. 107] ; ap. Mouravit, op. cit., pp. 256-257, note.) ↩
- Pages 268-269. ↩
- Plutarque, Vie de Lucullus : cf. supra, t. I, p. 9, n. 2. ↩
- Recherches sur les bibliothèques anciennes et modernes, p. 14. ↩
- Cf. Ludovic Lalanne, op. cit., p. 286. Voir une bonne étude sur Grolier, ap. Édouard Fournier, l’Art de la reliure en France, chap. xiii, pp. 78-109. ↩
- Le Livre, l’Illustration, la Reliure, p. 264 ; et Gustave Brunet, Fantaisies bibliographiques, p. 293. ↩
- Gustave Brunet, op. cit., ibid., donne : Ingratis servare nephas. ↩
- L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 10 juillet 1879, col. 402 ; et Rabelais, Œuvres, édit. annotée par Burgaud des Marets et Rathery, t. II, p. 11, n. 2. (Paris, Didot, 1880.) ↩
- Cf. Gustave Brunet, op. cit., pp. 271 et 296. ↩
- Fertiault, les Amoureux du livre, p. 353. ↩
- Cf. Peignot, Dictionnaire raisonné de bibliologie, t. II, p. 361. C’est en l’honneur de Michel Bégon et en souvenir du bon accueil qu’avait reçu de lui le botaniste Plumier que celui-ci donna le nom de bégonia à un genre de plantes d’Amérique. ↩
- Fertiault, op. cit., p. 353. Du Fay ou Dufay (Charles-Jérôme de Cisternay) « était lieutenant aux gardes, lorsque, au siège de Bruxelles, en 1695, il eut, à la tête de sa compagnie, la cuisse gauche emportée d’un boulet. Il n’en quitta pourtant pas le service, et il eut le grade de capitaine en 1705 ; mais il fut enfin obligé d’y renoncer, par les infirmités qui lui survinrent, et l’impossibilité où il était de monter à cheval. « Heureusement, dit Fontenelle, il aimait les lettres, et elles furent sa ressource. » Il se forma une très belle bibliothèque : économe sur tous les autres objets de sa dépense, il ne ménageait rien pour se procurer les livres qui lui manquaient ou dont il avait envie. Difficile dans le choix de ses amis, il mettait tous ses soins à conserver ceux qu’il s’était faits en petit nombre, et leur prêtait ses livres même les plus précieux, disant qu’entre amis tout doit être commun. » (Michaud, op. cit.) ↩
- Supra, chap. xii, p. 279, n. 3. ↩
- Michaud, op. cit. ↩
- F. Fertiault, op. cit., p. 353. ↩
- Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. VII, p. 486. ↩
- Jules Cousin, De l’organisation… des bibliothèques, p. 160, n. 1. ↩
- L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 10 juillet 1879, col. 390. ↩
- L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 10 juillet 1879, col. 401. ↩
- Cf. Gustave Brunet, Dictionnaire de bibliologie catholique, col. 517. ↩
- Octave Uzanne, Du prêt des livres, Miscellanées bibliographiques, t. I, p. 37. ↩
- Sur Richard Heber, voir supra, chap. xi, p. 250. ↩
- « Constantin, pseudonyme de Léopold-Auguste-Constantin Hesse, bibliographe français, né à Erfurth (Prusse) en 1779, mort à Paris en 1844. » (Lorenz, Catalogue général de la librairie française, t. I, p. 579.) Parmi les « prêteurs », M. Fertiault (les Amoureux du livre, pp. 352-353) mentionne encore les noms suivants, dont plusieurs ont été déjà cités par nous dans les pages qui précèdent : « Lucullus (109-57 av. J.-C.) ; Pline le Jeune (62-115) ; saint Isidore de Péluse (370-450) ; les de Thou ; Jacques-Auguste (1553-1617), et son fils François-Auguste (1607-1642) ; Antoine Possevin (Possevino, jésuite italien, 1534-1611) ; Étienne Baluze (1630-1718) ; le poète et historien italien Crescimbeni (1663-1728) ; d’Alembert (1717-1783) ; Francis Douce, antiquaire anglais (1757-1834) ; Nicolas de Nicolis (?) ; Gabriau de Riparfonds (?) ; Mathieu Guéroult (?). ↩
- Page 71. ↩
- Cf. Fertiault, Drames et Cancans du livre, p. 264. ↩
- Jules Le Petit, l’Art d’aimer les livres, p. 5. ↩
- Octave Uzanne, Du prêt des livres, op. cit., t. I, pp. 35-40. Cf. aussi Bayle (ap. Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. I, p. 380), qui, à Coppet, en 1672, cest-à-dire à l’âge de vingt-cinq ans, et dans tout le feu de la galanterie, ayant prêté à une demoiselle le roman de Zayde, et ne pouvant plus le ravoir, s’impatientait, s’énervait, s’exaspérait : « Fâché de voir lire si lentement un livre, je lui ai dit cent fois le tardigrada, domiporta, et ce qui s’ensuit, avec quoi on se moque de la tortue. Certes, voilà bien des gens propres à dévorer les bibliothèques ! » ↩
- L’Argilète, comme nous l’avons dit (t. I, pp. 24-26), était le quartier de Rome habité de préférence par les libraires. ↩
- Occurris quoties, Luperce, nobis,
Vis mittam puerum, subinde dicis,
Cui tradas Epigrammaton libellum,
Etc.
(Martial, Épigrammes, livre I, 118, trad. Nisard, p. 359. — Cf. aussi livre IV, 72, p. 401. ↩
- Occurris quoties, Luperce, nobis,
- Page 336, note 1. ↩
- Jules Janin, l’Amour des livres, pp. 59-60. ↩
- Tallemant des Réaux, Historiettes, Du Moustier, t. III, p. 139. (Paris, Techener, 1862 ; 6 vol. in-18.) Au nombre des « non-prêteurs », citons encore, d’après M. Fertiault (les Amoureux du livre, p. 353) : le médecin italien Demetrio Canevari (1559-1625) ; Guillaume Colletet (1598-1659) et Guilbert de Pixérécourt (1773-1844), dont nous parlerons tout à l’heure ; le critique et philosophe Naigeon (1738-1810) ; le marquis de Morante (1808-1868), magistrat, sénateur et bibliophile espagnol ; Cigongne (?) [s’agirait-il de Charles Sigonio dit aussi Sigonius (vers 1520-1584), archéologue italien, un des créateurs de la science de la diplomatique ?] ; Gifanins (…-…) ; et J.-Thomas Aubry, curé de l’église Saint-Louis-en-l’Île (…-…). — « Un jour que Gaspard Schopp [Scioppius, célèbre philologue et grammairien allemand : 1576-1649] priait Gifanius de lui prêter un manuscrit de Symmaque, Gifanius lui fit celte réponse : « Me demander de prêter mon « Symmaque, monsieur ! mais c’est comme si l’on me demandait de prêter ma femme ! » Perinde est atque uxorem meam utendam postulare ! » (Émile Deschanel, A bâtons rompus, Quand on range sa bibliothèque, p. 132.) ↩
- Bibliothéconomie, p. 68. ↩
- L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 10 août 1893, col. 127. ↩
- L’épithète est de M. Octave Uzanne, op. cit., t. I, p. 36. ↩
- Cf. Octave Uzanne, op. cit., ibid. ; Jules Richard, l’Art de former une bibliothèque, p. 41 ; l’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 10 août 1879, col. 401 ; etc. ↩
- Voir, entre autres, pour cette attribution à Condorcet, Jules Janin, l’Amour des livres, pp. 60-61 ; Édouard Rouveyre, Connaissances nécessaires à un bibliophile, 3e édit., t. I, p. 92 ; Yve-Plessis, Petit Essai de biblio-thérapeutique, p. 20 ; etc. Sur la paternité de Colletet, voir l’intermédiaire des chercheurs et curieux, 10 et 25 février 1878, col. 65 et 122. A part une épître A un jeune Polonais exilé en Sibérie, Condorcet, qui s’est surtout occupé de science et de politique, n’a jamais écrit de vers. ↩
- Cf. Théophile Gautier, les Grotesques, p. 216. (Paris, Lévy, 1859.) « Certainement jamais vers, même alexandrins, c’est-à-dire les plus longs qui soient, n’ont été payés aussi cher à aucun poète du monde, » ajoute ici Théophile Gautier. — A propos de Guillaume Colletet et de sa bibliothèque, Charles Asselineau a écrit une très intéressante page (ap. Eugène Crépet, les Poètes français, t. II, p. 496), que je me reprocherais d’omettre : « … Chevreau s’est trompé lorsqu’il a dit que Colletet ne laissa à son fils que son nom pour héritage. Ce nom serait déjà quelque chose ; mais Colletet put transmettre à son héritier un legs plus positif et plus palpable, sa bibliothèque, — bibliothèque considérable et célèbre, même en son temps, au témoignage du Père Jacob, de Châlons, l’auteur du Traité des plus belles bibliothèques du monde, et qu’il sut conserver cinquante [quarante ?] ans, malgré son peu de fortune, pour la léguer à ce fils. La pauvreté et les instances de la veuve forcèrent, dans le courant de l’année, François Collelet à se défaire de son héritage, et les regrets qu’il lui a consacrés seront une conclusion touchante pour cette notice. « Vente, dit-il, qui tire presque des larmes de mes yeux et des soupirs de ma bouche, toutes les fois que j’y pense, et qui rappelle en ma mémoire la faiblesse d’un homme intéressé, qui, pouvant me conserver ce seul petit héritage que m’avoit laissé mon père, a mieux aymé le donner en proye à la justice que de m’en laisser la jouissance ; advantage certe qui lui donne bien peu de gloire, aussi bien qu’à ceux qui, pouvant inspirer à la vefve de nobles et généreux sentiments en ma faveur, n’ont pas été fidèles conseillers ny juges équitables dans ma cause. C’est un ressentiment qui me tient trop au cœur pour l’étouffer ; et l’indignation que j’eus, dès ce tems-là, d’une action si contraire au sang et à la nature m’inspira une ode de cent vers, qui seront quelque jour imprimez, et dont voici le commencement :
- Chères délices de mon père,
Livres doctes et précieux,
Qui de ses écrits curieux
Fûtes l’entretien ordinaire ;
Vous qu’en quarante ou cinquante ans,
Malgré les misères du temps,
Il acquit avec tant de peine,
Eh quoi ! je ne vous verrai plus !
Puisqu’il faut que cette semaine
A l’encan vous soyez vendus, »
Etc.
« Quoique cent fois supérieurs à l’Ode à Namur, ces vers, dit Charles Nodier, — continue Asselineau, — sont assez mauvais ; mais il y a, dans tout ce passage, une fleur de sentiment qui fait penser, une mesure d’expression qui fait réfléchir, et qui satisfait mieux mon cœur et mon esprit qu’un vain luxe de paroles. L’homme qui n’accuse son spoliateur que de faiblesse, qui ne voit dans sa marâtre que la veuve de son père, qui ne trouve dans les conseillers de cette femme que des juges peu équitables, valait bien mieux à aimer que ce triste Boileau. Il n’aurait jamais stigmatisé d’un opprobre éternel le malheur d’avoir besoin de pain et d’en demander aux valets, extrémité cruelle sans doute, mais préférable à la honte d’attendre de l’or de leurs maîtres. » ↩
- Chères délices de mon père,
- « La Sagesse des nations dit vrai : « Les francs prêtés sont quelquefois rendus. — les livres, jamais ! » (Albéric Second, le Tiroir aux souvenirs, p. 177 ; Paris, Dentu, 1886.) ↩
- « Génin est un tape-dur ; il a toujours besoin de taper sur quelqu’un. » Etc. (Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XI, p. 464.) « Génin, l’écrivain anti-jésuitique et anti-ecclésiastique le plus passionné. » (Id., op. cit., t. I, p. 390.) Particularité curieuse, cet adversaire acharné de la religion et des prêtres avait, outre la passion des lettres, celle du plain-chant, et « il a composé une messe en musique qui a été exécutée deux fois, le jour de Noël, dans l’église Saint-Leu, à Paris ». (B. Hauréau, art. sur Génin, ap. Dr Hœfer, Nouvelle Biographie générale.) ↩
- P.-J. Martin, l’Esprit de tout le monde, pp. 117-118. (Paris, Magnin, 1859.) ↩
- Cf. Ludovic Lalanne, op. cit., p. 227 ; et Fertiault, Drames et Cancans du livre, pp. 141-156. ↩
- Port-Royal, t. IV, p. 414, n. 1. ↩
- C’est ce M. de Pontchâteau qui « s’éveillait quelquefois avec ce mot de l’Imitation à la bouche : In omnibus requiem quæsivi, et nusquam inveni nisi in angulo cum libro : « J’ai cherché partout le repos, et je ne l’ai nulle part trouvé que dans un petit coin avec un petit livre. » (Sainte-Beuve, op. cit., t. V, p. 257.) ↩
- Edmond Texier, dans son volume les Choses du temps présent (pp. 147-148) fait un récit qui diffère sensiblement de celui de M. Firmin Maillard. Il se borne à dire, sans le nommer, que le baron Westreenen contraignait ses amis les plus intimes, lorsqu’ils manifestaient le désir de visiter ses richesses, « à l’humiliante condition de revêtir par-dessus leur habit une grande robe sans manches et sans ouvertures pour laisser passer les bras ». Touchante confiance ! ↩
- La Bibliothèque ou Muséum Meermanno-Westreenianum, qui occupe à la Haye un local distinct de la Bibliothèque royale, sur les confins de la ville, au bord du canal dit Prinzessegracht, n’est ouverte au public que les premier et troisième jeudis du mois. — A propos du baron Westreenen, rappelons qu’il s’est spécialement occupé de l’histoire de l’imprimerie dans les Pays-Bas, et s’est tout particulièrement attaché à prouver que la première idée de l’emploi des caractères mobiles est due aux Hollandais, — à Laurent Coster, de Harlem, — idée qui s’est ensuite perfectionnée à Strasbourg et à Mayence. Cette thèse, dont l’erreur est pleinement démontrée aujourd’hui, — puisque « Laurent Coster, né en 1370, avait soixante-dix ans en 1440, époque la plus éloignée qu’on puisse attribuer à la découverte de l’imprimerie, et que cette année même est celle où il est mort » (Ambroise Firmin-Didot, Essai sur la typographie, col. 590). — a été également soutenue par un autre bibliographe hollandais, le baron Gérard Meerman (1722-1771), père du comte Jean Meerman (1753-1815). C’est ce dernier qui a laissé à la ville de la Haye la riche bibliothèque de son père, bibliothèque qu’il avait lui-même beaucoup augmentée, et qui a été réunie à celle du baron Westreenen. ↩
- Op. cit., p. 5. Sur le comte de Labédoyère, cf. supra, p. 226, n. 2. ↩
Publié le 22 oct. 1905 par Albert Cim