III-X. Les journaux
La vraie lecture, c’est celle du livre. Le journal a sur le livre le désavantage d’être fait trop vite, forcément, — et ce qu’on fait vite, forcément encore et inévitablement, manque de soin et de maturité[195.1] ; de ne parler presque exclusivement que de choses éphémères et d’une importance relative ; de ne posséder enfin ni le format, ni la commodité et l’élégance du livre.
Bayle (1647-1706) était d’avis que « le journal n’est, pour ainsi dire, qu’un dessert de l’esprit » ; et, ajoute Sainte-Beuve, qui rapporte ce mot[195.2], « il faut faire provision de pain et de viande solide avant de se disperser aux friandises[195.3] ».
« La lecture des journaux, écrit, de son côté, un journaliste qui était en même temps un très brillant styliste, Théophile Gautier[196.1] (1811-1873), la lecture des journaux empêche qu’il n’y ait de vrais savants et de vrais artistes ; c’est comme un excès quotidien qui vous fait arriver énervé et sans force sur la couche des Muses, ces filles dures et difficiles, qui veulent des amants vigoureux et tout neufs. Le journal tue le livre, comme le livre a tué l’architecture[196.2], comme l’artillerie a tué le courage et la force musculaire[197.1]. »
Sur cette concurrence faite au livre par le journal, M. Gabriel Hanotaux (1853-….) a publié, il y a quelques années[197.2], ces intéressantes considérations : « Le vrai concurrent du Livre, c’est le Journal. Et le Journal réussit parce qu’il est très bon marché. La démocratie veut le Livre à bas prix, comme elle veut le vin à bas prix. Le remède à toutes les « méventes » est là…. Donc, à l’avenir, selon moi, deux sortes de livres : le livre de luxe, parfait, soigné, caressé, avec des reliures exquises, des gravures splendides ; en un mot, le livre d’amateur, tiré à petit nombre. Et, d’autre part, le livre très bon marché, le livre « populo », le livre à six sous, à cinq sous, à trois sous…. Le livre devenant une sorte de journal plié et cousu, pouvant se conserver et faire série, tel est l’avenir du Livre démocratique moderne. C’est par lui que la science non seulement pénétrera, mais se conservera dans la dernière de nos bourgades. Le paysan et l’ouvrier savent lire maintenant ; mais il faut qu’ils aient de quoi lire. Ils veulent autre chose que des almanachs…. »
Aussi rassurons-nous : le livre, quel que soit le préjudice que le journal puisse lui porter, quelle que soit la concurrence que lui fassent aussi les nombreux sports éclos à la fin du siècle dernier : lawn-tennis, croquet, football, etc., et le cyclisme, et l’automobilisme, et la photographie d’amateurs, etc., le livre aura toujours ses fidèles et ses fervents ; il restera toujours ce qu’il n’a jamais cessé d’être, même aux époques les plus remuantes et les plus troublées, « la passion des honnêtes gens[198.1] ».
⁂
La presse, cet admirable instrument de propagande et de publicité, a été plus d’une fois très durement jugée, et par des écrivains qui, comme Balzac, comme Thiers, comme Proudhon, la connaissaient on ne peut mieux. Avant même d’être passée, à peu près tout entière, entre les mains des financiers et brasseurs d’affaires, elle avait encouru bien des reproches.
La Bruyère traite les journalistes, « les nouvellistes », avec le plus profond dédain[199.1].
« J’ai su qu’il n’y a rien à apprendre dans les journaux, écrit d’Alembert[199.2], sinon que le journaliste est l’ami ou l’ennemi de celui dont il parle, et cela ne m’a pas paru fort intéressant à savoir. »
« La presse, il le faut avouer, est devenue un des fléaux de la société, et un brigandage intolérable, » déclare Voltaire[199.3].
« S’ils (les journaux) m’accusaient d’avoir assassiné mon père, disait un jour Chateaubriand (1768-1848)[199.4], je n’essayerais pas de le nier aujourd’hui, parce que demain ils me démontreraient, de quelque façon, que je me suis défait de ma mère aussi, et, sur ma seconde protestation, ils feraient entrevoir, en outre, que j’ai bien un peu guillotiné M. de Malesherbes…. Misérables musiciens, qui torturent un instrument admirable pour en tirer des sons aigres et faux, au lieu de lui faire rendre de divins accords !… »
Thiers (1797-1877) estime tout crûment, lui, que « la presse est une mauvaise denrée ; la meilleure ne vaut pas le diable[200.1] ».
Et Proudhon (1809-1865)[200.2] : « Est-ce par les journaux que nous connaîtrons l’opinion parisienne ? Mais… pour qui a vu de près ces diverses officines, toute considération tombe à l’instant. »
« Le journalisme est un enfer, un abîme d’iniquités, de mensonges, de trahisons…. un de ces lupanars de la pensée…. S’il existait un journal des bossus, il prouverait, soir et matin, la beauté, la bonté, la nécessité des bossus…. Le journal servirait son père tout cru à la croque au sel de ses plaisanteries, plutôt que de ne pas intéresser ou amuser son public…. Le journalisme sera la folie de notre temps. »
Telle était l’opinion de Balzac (1799-1850)[200.3]. Et, après avoir prédit qu’ « on tuera la presse comme on tue un peuple, en lui donnant la liberté, » il conclut : « Si la presse n’existait pas, il faudrait ne pas l’inventer[201.1] ».
Mais elle existe, et plus vivace et plus forte que jamais, de plus en plus puissante[201.2]. Pour quantité de gens, pour la grande majorité des lecteurs, il n’y a pas d’autre lecture que celle des journaux, — c’est-à-dire, en somme et d’ordinaire, la lecture de faits accidentels et fugitifs, de futiles contingences. « Lorsque, pendant quelques mois, observe Gœthe[201.3], on n’a pas lu les journaux, et qu’on les lit tous de suite en une fois, on voit alors combien on perd de temps avec ces papiers[201.4]. »
Le Père Gratry (1805-1872) nous exhorte aussi à réserver nos yeux et nos loisirs pour des lectures plus fructueuses. Presque au début de son ouvrage les Sources, Conseils pour la conduite de l’esprit[203.1], il dissuade vivement tout homme « qui croit vouloir penser et parvenir à la lumière » de permettre « à la perturbatrice de tout silence, à la profanatrice de toutes les solitudes[203.2], à la presse quotidienne, de venir, chaque matin, lui prendre le plus pur de son temps, une heure ou plus, heure enlevée de la vie par l’emporte-pièce quotidien ; heure pendant laquelle la passion, l’aveuglement, le bavardage et le mensonge, la poussière des faits inutiles, l’illusion des craintes vaines et des espérances impossibles, vont s’emparer, peut-être pour l’occuper et le ternir pendant tout le jour, de cet esprit fait pour la science et la sagesse. »
« Une particularité frappante du journalisme, c’est que, parmi ceux qui lisent beaucoup le journal, peu lisent autre chose, a très bien remarqué M. Tanneguy de Wogan, dans son Manuel des gens de lettres[205.1]. Et cependant aucune lecture n’est plus préjudiciable à l’habitude de l’attention soutenue que celle-là. Une des attractions de ce genre de lecture, pour la personne qui n’a reçu que peu ou pas d’entraînement mental, c’est qu’elle ne fixe jamais l’esprit sur un sujet quelconque pendant plus de trois ou quatre minutes à la fois, et que chaque sujet vient présenter un changement de scène complet. Il en résulte que le nombre des lecteurs du livre diminue graduellement et d’une manière continue chez toutes les nations civilisées. L’influence immédiate du livre sur la politique et sur la société diminue aussi proportionnellement. Les idées de l’auteur du livre ont à passer par le crible du journal avant de pouvoir exercer leur effet sur l’esprit populaire.
« En même temps que cette scission, cette ligne de démarcation entre celui qui lit les journaux et celui qui lit les livres, on voit le lecteur du livre se laisser envahir peu à peu par un mépris complet et profond pour l’homme qui, ne lisant que les journaux, puise dans cette lecture ses opinions et ses idées. Il en est de même en tous pays civilisés. Pénétrez dans une réunion quelconque de personnes instruites et d’un esprit cultivé, que ce soit en Amérique, en France, en Angleterre ou en Allemagne, et vous verrez avec quel dédain on semble y traiter cette nourriture intellectuelle que fournissent les journaux à la majorité de la population. L’autorité du journal y sera qualifiée de plaisanterie, et le mot journalisme considéré comme synonyme de futilité, d’ignorance et de bévue. Mais cette hostilité entre ces deux agents qui exercent de si puissants effets sur l’esprit populaire et dirigent la conduite des peuples mérite cependant toute notre attention. Leur réconciliation, c’est-à-dire la transformation de la presse en un meilleur véhicule pour la propagation dans les masses des plus hautes pensées et des connaissances les plus exactes du temps présent, est peut-être un des plus sérieux problèmes que le siècle nouveau aura à résoudre. »
Cette solution, — si tant est quelle arrive jamais, — cette transformation, serait d’autant plus souhaitable, d’autant plus importante et urgente, que la presse est de plus en plus l’instrument et la chose des chevaliers de la finance, que, de plus en plus, l’argent y domine, et y domine seul, y règne et gouverne uniquement et absolument. La publicité vénale, l’annonce tarifée, a tué toute appréciation sincère et toute critique.
Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis :
nul n’aura de talent et de mérite que s’il passe d’abord à la caisse ; et, plus il versera, plus son mérite sera grand, son génie transcendant. « Silence au pauvre ! » Ce cri, poussé par Lamennais, en 1848, à propos de la situation faite à la presse, est plus vrai que jamais[207.1].
« Aucune société financière ne peut se fonder, écrit encore M. Tanneguy de Wogan, sans qu’une multitude de journaux interviennent et lui imposent les conditions de leur appui. C’est le couteau sur la gorge, le passage et la liberté payés aux bandits, maîtres du grand chemin Cette pression mercantile du journal s’ingénie de plus en plus, elle s’étend à tout maintenant. Elle serre étroitement les maisons de commerce à leur naissance ; elle agit sur l’industrie comme sur les expositions de peinture, elle pèse sur l’artiste débutant, sur les directeurs de théâtre, sur les drames et les comédies mêmes, sur les volumes qui paraissent. Le mérite, ici, bien souvent on n’en a cure ; le rédacteur n’écrira que si l’administration est satisfaite, si les places qu’on voulait ont été données, si l’auteur a bien rempli les obligations qu’il ne doit pas ignorer[210.1]. »
⁂
Ce qu’Ésope disait de la langue, « la meilleure et la pire chose qui soit au monde[211.1] », s’applique on ne peut mieux à la presse, comme, d’ailleurs, à l’imprimerie en général et à tout instrument de manifestation de la parole[211.2]. Aussi, après avoir signalé les dangers et les tares du journalisme, convient-il d’en énumérer les avantages, d’en montrer l’utilité et la souveraine nécessité ; en d’autres termes, de faire voir, après le revers, le beau côté de la médaille.
« La presse est libre, le genre humain est sauvé ! » s’écriait l’abbé Maury (1746-1817)[211.3], lors de la première Révolution.
Et Robespierre (1758-1794)[211.4] : « La presse libre est la gardienne de la liberté, la presse gênée en est le fléau. L’opinion publique, voilà le seul juge compétent des opinions privées, le seul censeur légitime des écrits…. La liberté de la presse n’inspire de terreur qu’à ces gens usurpateurs d’un crédit et d’une considération de mauvais aloi, forcés de s’avouer intérieurement combien leur est nécessaire l’ignorance publique. »
Mirabeau (1749-1791) proclame de même que « c’est la liberté de la presse qui est le palladium de toutes les libertés[212.1] ».
Sieyès (1748-1836) pareillement : « Point de liberté publique et individuelle sans la liberté de la presse[212.2] ».
« Le grand remède de la licence de la presse est dans la liberté de la presse, déclare Camille Desmoulins (1762-1794)[212.3] ; c’est cette lance d’Achille qui guérit les plaies qu’elle a faites. »
« La presse est une nécessité sociale plus encore qu’une institution politique, » affirme Royer-Collard (1763-1845)[213.1]. « Fondez la liberté de la presse, dit-il encore[213.2], vous fondez du même coup toutes les libertés. »
« La presse, machine qu’on ne peut plus briser, continuera à détruire l’ancien monde, jusqu’à ce qu’elle en ait formé un nouveau, » a prédit Chateaubriand (1768-1848), qui ajoutait : « La liberté de la presse a été presque l’unique affaire de ma vie ;… j’y ai sacrifié tout ce que je pouvais y sacrifier : temps, travail et repos[213.3] ».
« Laissez dire, laissez-vous blâmer, condamner, emprisonner, écrit Paul-Louis Courier (1772-1825), dans son Pamphlet des pamphlets[213.4] ; laissez-vous pendre, mais publiez votre pensée. Ce n’est pas un droit, c’est un devoir, étroite obligation de quiconque a une pensée, de la produire et mettre au jour pour le bien commun. La vérité est toute à tous. Ce que vous connaissez utile, bon à savoir pour un chacun, vous ne le pouvez taire en conscience. Jenner, qui trouva la vaccine, eût été un franc scélérat d’en garder une heure le secret ; et comme il n’y a point d’homme qui ne croie ses idées utiles, il n’y en a point qui ne soit tenu de les communiquer et répandre par tous moyens à lui possibles. Parler est bien, écrire est mieux ; imprimer est excellente chose. »
Dans l’ouvrage qu’il a consacré au Journalisme, M. Eugène Dubief, (….-….) célèbre en ces termes les mérites du journal[214.1] : « Il est un des premiers instincts de l’adolescent, une des dernières curiosités du vieillard. Il popularise les découvertes, il propage les connaissances utiles, il fait de chacun de nous un véritable fils du siècle. Par les images, il s’empare de l’enfant ; par le roman, de la femme ; par la philosophie, le souci des affaires publiques, de l’homme. S’il n’agit pas par les dissertations, il agit par les faits divers. Il prophétise ou il amuse…. C’est, pour les trois quarts des Français, un guide, un instructeur, un éducateur, un Mentor de tous les instants, un directeur de conscience ; c’est, pour l’autre quart, une distraction qui s’impose, un superflu plus nécessaire à la vie que le chemin de fer ou le télégraphe, aussi indispensable que le pain quotidien.
« On a posé depuis longtemps ce problème : Sans houille, que deviendrait l’industrie ? Et la science commence à le regarder en face. Posez cette hypothèse : Sans journalisme, que deviendrait la civilisation ? Et il semblerait à la multitude que vous parlez de la fin du monde, ou tout au moins que le monde va être un corps sans âme, une machine privée d’un merveilleux ressort. »
Terminons par ce relevé des avantages et mérites de la presse, soigneusement établi par M. Albert Collignon, dans son livre la Vie littéraire[215.1] :
« On dit beaucoup de mal des journaux, et cependant ils sont indispensables dans la vie littéraire et politique. Par eux les Français, de Lille à Marseille, sont reliés entre eux ; ils éprouvent tous ensemble les mêmes sentiments patriotiques. Les journaux sont utiles, même dans leurs annonces, même dans leurs faits divers. Le fait divers, bien lu, par un esprit qui réfléchit, est un traité de morale en action, de morale en exemples. Les conséquences désastreuses de la paresse, de l’ivrognerie, du vice, relatées au jour le jour, sont autant d’avertissements salutaires pour tous ceux qui sont capables d’expérience. Dans toute sa partie supérieure, le journal est une institution libérale et démocratique. C’est le moyen le plus simple, le moins coûteux et le plus sûr par lequel le lecteur commence à s’instruire, à s’intéresser à la chose publique ; sans cesse amélioré, il deviendra le moyen par lequel la religion des Lettres pénétrera peu à peu dans les nouvelles couches, dans les masses profondes du peuple. »
Ainsi soit-il !
- Et cependant combien de livres sont « journaux » en ce point ! Mais ici la rapidité et la négligence ne sont pas essentielles à l’œuvre, elles ne proviennent que de l’auteur ; tandis que le journal, pressé par l’actualité, aiguillonné par la concurrence, est tenu de se hâter avant tout. ↩
- Portraits littéraires, t. I, p. 370. ↩
- « Une bonne soupe est excellente, le matin, en se levant, et non moins bonne pour l’esprit la lecture d’un chapitre de Montaigne. Le nourrissant Montaigne fait penser à cet Anglais qui mangeait toujours un bifteck avant son dîner, le dîner fût-il de quatre services. Quand un homme a lu le matin un chapitre de Montaigne, alors seulement il peut grignoter sans danger les articles de journaux. » (Champfleury, Notes intimes, Souvenirs et Portraits de jeunesse, pp. 253-254.) ↩
- Mademoiselle de Maupin, préface, p. 34. (Paris, Charpentier, 1886.) ↩
- « … L’archidiacre considéra quelque temps en silence le gigantesque édifice (Notre-Dame de Paris), puis, étendant avec un soupir sa main droite vers le livre imprimé qui était ouvert sur sa table, et sa main gauche vers Notre-Dame, et promenant un triste regard du livre à l’église : « Hélas ! Dit-il, ceci tuera cela » …. « Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice…. La presse tuera l’église…. L’imprimerie tuera l’architecture…. » (Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, livre V, chap. i et ii, t. I, pp. 205, 207 et 208 ; Paris, Hachette, 1858.) Il est à remarquer que si le livre a pu porter atteinte à l’Église (avec un grand É), aux dogmes catholiques et autres, il n’a nullement tué l’édifice gothique, que l’imprimerie n’a pas du tout nui à notre vieille et nationale architecture, au contraire. « C’est par lui (le livre), par les recherches et les écrits des Boisserée, des Vitet, des Victor Hugo, des Michelet, des Montalembert, des Viollet-le-Duc, qu’elle a retrouvé la faveur, qu’elle a reconquis l’admiration. » (Jules Levallois, la Vieille France, chap. viii, p. 161 ; Tours, Mame, 1882.) ↩
- Mais, à son tour, le journal est battu en brèche par des inventions nouvelles, par le téléphone et le phonographe notamment. « Tout lasse, tout passe, tout se transforme. Comme les typographes ont eu leur art modifié par le mécanisme, l’industrie des reporters sera bouleversée par les sciences nouvelles. Après les pataches, la locomotive ; après le gaz, l’arc voltaïque. Les journaux à dépêches ne seront bientôt plus que de l’antiquaille. Place aux phonographes ! place aux téléphones ! Déjà le téléphone rend mille services…. Le journalisme se sera si bien perfectionné qu’il n’y aura plus de journalisme. Il aura cessé d’être la langue indispensable. Le ceci tuera cela du poète aura trouvé une application de plus. Le Livre, d’après lui, a sapé le Monument ; le Journal a supplanté le Livre ; le Téléphone et le Phonographe supplanteront le Journal. » (Eugène Dubief, le Journalisme, pp. 84-86 ; Paris, Hachette, 1892 ; Bibliothèque des Merveilles.) ↩
- Le Journal, numéro du 29 octobre 1900. ↩
- Le mot est de Gilles Ménage (1603-1692), ap. Octave Uzanne, Du prêt des livres, Miscellanées bibliographiques, t. I, p. 35. ↩
- « Le devoir du nouvelliste est de dire : Il y a tel livre qui court et qui est imprimé chez Cramoisy en tel caractère, » etc. (La Bruyère, les Caractères, Des ouvrages de l’esprit, édit. Hémardinquer ; p. 20. Paris, Dezobry, 1849.) ↩
- Cité par Hémardinquer, dans son édition de La Bruyère, p. 20. ↩
- Lettre à un membre de l’Académie de Berlin, 15 avril 1752 : Œuvres complètes, t. VII, p. 763. (Paris, édit. du journal le Siècle, 1869.) ↩
- Ap. Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, t. II, pp. 422-423). ↩
- Ap. Dr Véron, Mémoires d’un bourgeois de Paris, t. V, p. 293. (Paris, Librairie nouvelle, 1856.) ↩
- De la capacité politique des classes ouvrières, p. 236. ↩
- Illusions perdues, t. I, pp. 243, 244, 334, 335 ; t. II, p. 193, et passim. (Paris, Librairie nouvelle, 1858 et 1865.) Cf. ce que dit M. Edmond Thiaudière (1837-….), dans son recueil de pensées, la Soif du juste (p. 175) : « Ce qui montre à quel degré d’abjection est descendue la Société de notre temps, c’est que le journalisme contemporain trouve son intérêt à mettre en relief surtout ce qui est infâme et ce qui est inepte ». ↩
- Monographie de la presse parisienne. (Balzac, Œuvres complètes, t. XXI, pp. 366, 434, et passim ; Paris, Lévy, 1870 ; in-8.) ↩
- Sur la puissance de la presse. L’omnipotence du journalisme, voir la lettre du 12 avril 1839 des Lettres parisiennes de Mme Émile de Girardin (1804-1855 : Le vicomte de Launay, t. I, pp. 324-325 ; Paris, Librairie nouvelle, 1856) : « … Ils (les flatteurs) ont porté leur hommage au dieu du jour, à celui qui donne la renommée, à celui qui consacre la vertu, à celui qui improvise le génie, à celui qui paye l’apostasie, à celui qui vend la popularité, au journalisme ! Et les journalistes ont pour flatteurs tout le monde : tous ceux qui écrivent, tous ceux qui parlent, tous ceux qui chantent, tous ceux qui dansent, tous ceux qui pleurent, tous ceux qui aiment, tous ceux qui haïssent, tous ceux qui vivent enfin ! Le journalisme ! Voilà votre roi, messieurs, et vous êtes tous ses courtisans. » Etc. ↩
- Conversations recueillies par Eckermann, trad. Délerot, t. II, p. 181. ↩
- « A l’instar de la presse américaine, on a commencé de donner, dans le journal, aux faits les plus insignifiants l’importance la plus démesurée. Des faits dont aucun journal n’aurait cru utile de parler, il y a dix ans, à cause de leur extrême banalité, occupent aujourd’hui, dans les colonnes de certains de nos quotidiens, une place première, considérable. Tel accident de voiture, qu’autrefois on n’aurait même pas mentionné ou qu’on eût raconté en trois lignes, fournit aujourd’hui un article tout entier. Remarquez quelle importance démesurée prend le moindre fait. Des centaines de journaux publient à la fois cet article ; ils le commentent, l’amplifient. Et, pendant une semaine souvent, il n’est pas question d’autre chose : ce sont, chaque matin, de nouveaux détails : les colonnes s’emplissent, chaque feuille tâche de pousser au tirage, s’évertuant à satisfaire davantage la curiosité de ses lecteurs. Le procédé que l’on emploie d’habitude pour grossir l’importance d’une nouvelle se réduit à des artifices typographiques, et il suffit de multiplier titres, sous-titres, alinéas et passages en gros caractères pour que quelques infiltrations d’eau, venues de la rivière voisine, à travers les murs lézardés d’une cave, prennent les proportions d’une inondation, et qu’une brouette renversée devienne une catastrophe comparable à un déraillement de chemin de fer. Une armée de reporters se tient en faction dans les gares, s’embusque jusque dans les corridors d’hôtel, ou se faufile dans les clubs à la mode, et, à défaut de personnages célèbres, interroge à outrance, avec rage, de malheureux excursionnistes à peine connus de l’agence Cook. Le même système de grossissement est appliqué aux dépêches, et de partout arrivent des télégrammes qui transforment le plus vulgaire fait divers en un drame tout hérissé d’émouvantes péripéties. Quel est le fauteur de ces niaiseries ainsi produites et qui sont si nuisibles à l’ordre et à la marche du journal ? Est-ce le journal ? Est-ce le public qui le lui demande ? Ils s’enfièvrent mutuellement, voilà ce qui reste de plus clair. » (Baron Tanneguy de Wogan, Manuel des gens de lettres, pp. 96-97.) ↩
- Page 7. (Paris, Téqui, 1904 ; in-18.) ↩
- Sur la solitude, son influence principalement sur les gens de lettres, et son importance pour les travaux littéraires, j’emprunte au livre de M. Albert Collignon, la Religion des Lettres, pp. 246-247, les hautes et suggestives réflexions suivantes : « L’efficacité de la solitude, dit Thomas Carlyle, qui la chantera ? Des autels devraient être élevés au silence, à la solitude. Le silence est l’élément dans lequel les grandes choses se forment et s’assemblent. » « Quoiqu’une vie de cabinet, toujours froide et non stimulée, ne fût pas sa vocation, le Père Lacordaire était né avec le goût et l’amour de la solitude ; il y restait toujours avec une joie nouvelle. « Je sens avec joie, disait-il, la solitude se faire autour de moi : c’est mon élément, ma vie. On ne fait rien qu’avec la solitude : c’est mon grand axiome. » « Un homme, disait-il encore, se fait en dedans de lui et non en dehors. Un homme a toujours son heure : il suffit qu’il l’attende…. Je n’ai jamais vécu avec les gens du monde, et je crois difficilement à ceux qui habitent cette mer où le flot pousse le flot sans que jamais rien y prenne consistance. Les meilleurs perdent à ce frottement continuel…. » La solitude est possible en tous lieux. Le désert est partout où l’on sait vivre seul. On se cherche des retraites, chaumières rustiques, rivages des mers, montagnes. « Retire-toi plutôt en toi-même, dit Marc-Aurèle, nulle part tu ne seras plus tranquille. » Le philosophe ou, pour mieux dire, l’homme intelligent sait trouver l’isolement partout, dans le tapage d’un club, dans les bruits de la rue, comme dans un salon. En quelque endroit que le hasard le jette, même au milieu des foules, ou dans une bataille, il observe avec sans-froid, il pense…. L’homme de lettres, dit encore M. Albert Collignon (op. cit., p. 252), doit être avare de son temps. S’il le perd en visites, en politesses, dans toutes les aimables frivolités des salons, il deviendra un homme du monde et non un écrivain. Il faut se résigner à passer pour un ours, fuir les bals, éviter les soirées, les longs dîners, etc., quand on a l’ambition difficile de faire un bon livre. C’est ici qu’une fin supérieure justifie des moyens peu aimables à pratiquer. Mais, sans la solitude, sans le travail continu qu’elle comporte et qu’elle seule rend possible, sans la privation des distractions énervantes du monde parisien, le génie le mieux doué ne fera jamais rien de grand. » Voir aussi Ducis (lettre du 22 ventôse an XII, et lettre du 2 avril 1815 : Lettres de Ducis, pp. 169 et 376 ; cf. supra, t. I, p. 171) : « Je pense donc que si l’on veut faire usage de ma devise, on peut, au lieu d’Abstine et sustine, choisir ces mots, qui étaient la devise de Descartes : Bene vixit, qui bene latuit. Je les préférerais même aux mots Abstine et sustine…. La solitude est plus que jamais pour mon âme ce que les cheveux de Samson étaient pour sa force corporelle. » Et Chamfort (Dialogue xxiv ; Œuvres choisies, t. I, p. 184 : cf. supra, t. I, p. 171) : « Il faut vivre, non avec les vivants, mais avec les morts, » c’est-à-dire avec les livres. Et Doudan (lettre du 1er avril 1854 : Lettres, t. III, p. 7) : « En avançant dans la vie, on trouve que c’est encore la complète solitude qui trompe le moins et qui froisse le moins. » ↩
- Page 121. ↩
- Cf. Hippolyte Castille, Portraits historiques au xixe siècle, Lamennais, p. 36. Sainte-Beuve a même, en quelque sorte, appliqué ce mot à toute la littérature contemporaine ; il l’a englobée tout entière dans cette accusation et cet anathème : « L’argent, l’argent, on ne saurait dire combien il est vraiment le nerf et le dieu de la littérature d’aujourd’hui ». (Portraits contemporains, t. III, p. 431.) Sur le rôle et l’influence de l’argent à notre époque, Renan a publié les belles et profondes réflexions suivantes, qu’on peut rapprocher du « Panégyrique de la pauvreté », tracé par Proudhon, et que nous avons reproduit dans notre tome I, pages 206-207 : « J’appelle ploutocratie un état de société où la richesse est le nerf principal des choses, où l’on ne peut rien faire sans être riche, où l’objet principal de l’ambition est de devenir riche, où la capacité et la moralité s’évaluent généralement (et avec plus ou moins de justesse) par la fortune, de telle sorte, par exemple, que le meilleur critérium pour prendre l’élite de la nation soit le cens. On ne me contestera pas, je pense, que notre société ne réunisse ces divers caractères. Cela posé, je soutiens que tous les vices de notre développement intellectuel viennent de la ploutocratie, et que c’est par là surtout que nos sociétés modernes sont inférieures à la société grecque. En effet, du moment que la fortune devient le but principal à la vie humaine, ou du moins la condition nécessaire de toutes les autres ambitions, voyons quelle direction vont prendre les intelligences. Que faut-il pour devenir riche ? Être savant, sage, philosophe ? Nullement ; ce sont là bien plutôt des obstacles. Celui qui consacre sa vie à la science peut se tenir assuré de mourir dans la misère, s’il n’a du patrimoine, ou s’il ne peut trouver à utiliser sa science, c’est-à-dire s’il ne peut trouver à vivre en dehors de la science pure. Remarquez, en effet, que quand un homme vit de son travail intellectuel, ce n’est pas généralement sa vraie science qu’il fait valoir, mais ses qualités inférieures. M. Letronne a plus gagné en faisant des livres élémentaires médiocres que par les admirables travaux qui ont illustré son nom. Vico gagnait sa vie en composant des pièces de vers et de prose, de la plus détestable rhétorique, pour des princes et seigneurs, et ne trouva pas d’éditeur pour sa Science nouvelle. Tant il est vrai que ce n’est pas la valeur intrinsèque des choses qui en fait le prix, mais le rapport qu’elles ont avec ceux qui tiennent l’argent. Je puis sans orgueil me croire autant de capacité que tel commis ou tel employé. Eh bien ! le commis peut, en servant des intérêts tout matériels, vivre honorablement. Et moi, qui vais à l’âme, moi, le prêtre de la vraie religion, je ne sais en vérité ce qui, l’an prochain, me donnera du pain. La profonde vérité de l’esprit grec vient, ce me semble, de ce que la richesse ne constituait, dans cette belle civilisation, qu’un mobile à part, mais non une condition nécessaire de toute autre ambition. De là la plus parfaite spontanéité dans le développement des caractères. On était poète ou philosophe, parce que cela est de la nature humaine et qu’on était soi-même spécialement doué dans ce sens. Chez nous, au contraire, il y a une tendance imposée à quiconque veut se faire une place dans la vie extérieure. Les facultés qu’il doit cultiver sont celles qui servent à la richesse, l’esprit industriel, l’intelligence pratique. Or ces facultés sont de très peu de valeur : elles ne rendent ni meilleur, ni plus élevé, ni plus clairvoyant dans les choses divines ; tout au contraire. Un homme sans valeur, sans morale, égoïste, paresseux, fera mieux sa fortune en jouant à la Bourse, que celui qui s’occupe de choses sérieuses. Cela n’est pas juste ; donc cela disparaîtra. La ploutocratie est donc peu favorable au légitime développement de l’intelligence. L’Angleterre, le pays de la richesse, est de tous les pays civilisés le plus nul pour le développement philosophique de l’intelligence. Les nobles d’autrefois croyaient forligner en s’occupant de littérature. Les riches ont généralement des goûts grossiers et attachent l’idée de bon ton à des choses ridicules ou de pure convention. Un gentleman rider, fût-il un homme complètement nul, peut passer pour un modèle de fashion. Moi, je dis tout bonnement que c’est un sot. La ploutocratie, dans un autre ordre d’idées, est la source de tous nos maux, par les mauvais sentiments qu’elle donne à ceux que le sort a faits pauvres. Ceux-ci, en effet, voyant qu’ils ne sont rien parce qu’ils ne possèdent pas, tournent toute leur activité vers ce but unique ; et, comme pour plusieurs cela est lent, difficile ou impossible, alors naissent les abominables pensées : jalousie, haine du riche, idée de le spolier. Le remède au mal n’est pas de faire que le pauvre puisse devenir riche, ni d’exciter en lui ce désir, mais de faire en sorte que la richesse soit chose insignifiante et secondaire ; que, sans elle, on puisse être très heureux, très grand, très noble et très beau ; que, sans elle, on puisse être influent et considéré dans l’État. Le remède, en un mot, n’est pas d’exciter chez tous un appétit que tous ne pourront satisfaire, mais de détruire cet appétit ou d’en changer l’objet, puisque aussi bien cet objet ne tient pas à l’essence de la nature humaine, qu’au contraire il en entrave le beau développement. » (Ernest Renan, l’Avenir de la Science, pp. 415-418.) La devise de lord Henry Seymour (milord l’Arsouille : 1805-1859) : « Avec de l’argent, on peut tout avoir et tout corrompre : il suffit d’y mettre le prix » (H. de Villemessant, Mémoires d’un journaliste, t. I, p. 245 ; et Larousse, Grand Dictionnaire, art. Original) est tout à fait celle d’une société ainsi organisée, de notre ploutocratie. Les preuves surabondent : une seule suffira. Le nom qui représente le mieux l’argent aujourd’hui, qui est synonyme de richesse, est, sans conteste, le nom de Rothschild. Dernièrement (mai 1905) est mort un des chefs de cette famille, et, dans l’énumération des titres et dignités du défunt, pas un panache ne manque ; Crésus a été tout ce qu’il a voulu et tout ce qu’on peut être ici-bas : noble. — baron (il eût pu être aussi bien duc ou prince), comme si ses aïeux avaient pris part aux Croisades, — membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur, grand dignitaire de tous les ordres imaginables, etc., tandis que des écrivains des plus éminents, des penseurs, polémistes ou stylistes de tout premier ordre, comme Proudhon, comme Balzac, Louis Veuillot, Barbey d’Aurevilly, Guy de Maupassant, etc., sont morts pauvres, et, — en supposant qu’ils aient attaché une importance quelconque aux distinctions officielles, — n’ont rien été du tout, absolument rien, pas même petits officiers d’Académie. Ce sont de telles anomalies, — c’est cette écrasante et abominable omnipotence de l’argent qui explique — certains ajoutent même : et qui justifie — les revendications des socialistes et des anarchistes. Heureusement encore, comme nous le disions en parlant de la pauvreté (t. I, p. 207), que les biens les plus appréciables de ce monde, la santé, la bonne humeur, l’amitié, l’intelligence, etc., échappent à cette odieuse tyrannie et ne s’achètent pas ! ↩
- Baron Tanneguy de Wogan, op. cit., p. 58. ↩
- Cf. La Fontaine, Vie d’Ésope : Œuvres, t. I, pp. 37-38. (Paris, Hachette, 1883 ; Collection des Grands Écrivains.) ↩
- Nulle part cette antinomie n’apparait mieux que dans deux ordonnances royales relatives à l’imprimerie, l’une de Louis XII, en 1513, l’autre de Louis XIII, en 1629. Louis XII déclare qu’il faut encourager le plus possible « l’art et science d’impression… au moyen de quoy tant de bonnes et salutaires doctrines ont été manifestées, communiquées et publiées à tout chacun, » etc. ; Louis XIII, au contraire, qu’il faut entraver le plus possible « la facilité et liberté des impressions… d’où nous voyons naître tous les jours… corruption de mœurs et introduction des mauvaises et pernicieuses doctrines ». (Cf. Crapelet, Études pratiques et littéraires sur la typographie, t. I, pp. 28-29 et 136.) ↩
- Cité par Gabriel Guillemot, journal le Rappel, 3 mai 1875. ↩
- Cité par Gabriel Guillemot, ibid. On trouve, dans cet article de l’érudit et spirituel Gabriel Guillemot (1833-1885), nombre d’autres citations se rapportant à notre sujet, à l’importance et à la liberté de la presse, entre autres, cette sentence de Socrate : « L’univers pourrait aussi facilement se passer du soleil que les institutions libérales de la liberté de la parole ». ↩
- Mirabeau, Adresse aux Bataves, xxvi : Mirabeau, sa vie, ses opinions et ses discours, par A. Vermorel, t. II, p. 159. (Paris, Bibliothèque nationale, 1865.) ↩
- Ap. Eugène Dubief, le Journalisme, p. 304. (Paris, Hachette, 1892 ; Bibliothèque des Merveilles.) ↩
- Le Vieux Cordelier, nº VII : Œuvres, t. III, p. 152. (Paris, Bibliothèque nationale, 1869.) Dans ce même numéro du Vieux Cordelier (p. 119), Camille Desmoulins cite cette maxime de Sylvain Bailly, le maire de Paris (1736-1793) : « La publicité est la sauvegarde du peuple ». ↩
- Ap. Eugène Dubief, op. cit., p. 305. ↩
- Ap. Gustave Merlet, Tableau de la littérature française, 1800-1815, t. I, p. 480. ↩
- Ap. Eugène Dubief, ibid. ↩
- Œuvres, p. 243. (Paris, Didot, 1865 ; in-18.) ↩
- Op. cit., p. 308. ↩
- Page 305. ↩
Publié le 22 oct. 1905 par Albert Cim