Mastodon Mastodon Mastodon Mastodon Mastodon

III-VIII. Le calendrier des livres

L’idée de dresser un Calendrier des livres, c’est-à-dire de classer, suivant les saisons, les lectures qu’on fait ou qu’on se propose de faire, est certainement venue à plus d’un lecteur. L’auteur de l’Année d’un ermite, Jules Levallois (1829-1903), alors qu’il habitait son ermitage de Montretout, a composé un de ces calendriers, dont nous allons résumer les grandes lignes[177.1].

Comme Paul-Louis Courier et Royer-Collard, Jules Levallois aime à relire encore plus qu’à lire, ainsi qu’il nous en a fait précédemment et franchement l’aveu[179.1].

Au printemps, il se plaît avec nos anciens poètes, avec Passerat, Desportes, Maynard, Racan, etc. En leur compagnie, « … je m’en vais dans les bois, moitié lisant, moitié me récitant Rosette, ou bien l’Amour qu’on ne peut dompter ; car il convient de ne pas oublier, à ce moment, le plus cynique, mais le plus éloquent des amoureux, Mathurin Régnier[179.2] ». Jules Levallois ne manque jamais de « célébrer avec ces aimables poètes la fête du renouveau ». Il fréquente aussi volontiers alors les épistolaires : Mme de Sévigné, Victor Jacquemont, l’abbé Galiani, Diderot, dans ses Lettres à Mademoiselle Volland ; Voltaire et Ducis, dans leur correspondance ; tous livres qu’on ne lit pas d’affilée, qu’on peut aisément quitter et reprendre. Car, observe notre auteur, le printemps n’est pas la saison des lectures prolongées : « Un rayon de soleil vous invite à la promenade…. Je pose le livre sans plus de souci, et me voilà dans la cam­pagne[179.3]. » Il range encore dans ses lectures printanières les Études et les Harmonies de la Nature de Bernardin de Saint-Pierre, ainsi que Paul et Virginie, Marie de Brizeux, et la Mare au Diable de George Sand : « Je ne me lasse jamais d’entendre cette note pure, matinale, virginale[180.1] ».

L’été, « pour lequel est fait le petit format[180.2] », Jules Levallois glisse dans sa poche son Virgile ou son La Fontaine, et s’en va courir les champs ; ou bien, s’il reste au logis, il rouvre Shakespeare, Gœthe, André Chénier, Paul-Louis Courier, et nombre d’anciens, grecs et latins. « Ces œuvres, écrit-il à propos des monuments de l’antiquité, ces œuvres, conçues, enfantées, lorsque le monde était encore dans sa bouillante jeunesse, ces filles de la lumière, ont-elles besoin, pour être comprises et goûtées, qu’on les replace en quelque sorte dans un milieu lumineux, pleinement naturel, avec lequel leur sérénité ne soit point en désaccord ; ou bien est-ce leur pureté, leur calme, leur froideur, qui, formant avec l’ardeur de la saison un mystérieux contraste, nous attirent vers elles ? N’y cherchons-nous pas, sans trop nous en rendre compte, un abri, un repos, un asile ? Je ne sais, mais j’en reviens au fait. Je ne connais rien de plus agréable, en juin ou juillet, que de lire, paresseusement couché sous un arbre, Hérodote ou Xénophon, Lucrèce ou Virgile[180.3]. »

L’automne est consacré à « nos grands mélancoliques », à Jean-Jacques Rousseau, à Gœthe (Werther), à Chateaubriand, à Senancour : « la Nouvelle Héloïse, Werther, René, Oberman, sont des livres essentiellement automnaux. On n’en jouit bien, on n’en sent toute la portée, on ne s’y abandonne avec une douloureuse volupté qu’à la chute des feuilles, lorsque le ciel se voile, et que les vents, précurseurs des tempêtes de l’équinoxe, commencent à souffler[181.1]. » Dans cette saison, notre ermite a aussi pour « compagnons de prédilection » : Emerson, Channing, Épictète, Marc-Aurèle. « Ils m’enseignent à espérer, à vouloir, à prendre mon point d’appui dans ma conscience, à ne pas m’inquiéter de l’instabilité des choses. Parfois aussi, lorsqu’un pâle soleil de novembre éclaire la cime des forêts, j’aime à m’enfoncer dans leurs allées muettes et dépouillées ; assis au fond des clairières, sur un grand arbre depuis longtemps abattu et déjà couvert de mousse, je me plais à relire le livre qui, interprété par une âme droite, ne trompe jamais ; je goûte en toute confiance à cet incomparable cordial, à cet élixir d’éternelle vie qu’on nomme l’Évangile[181.2]. »

« L’hiver invite naturellement aux longues lectures », et « c’est le temps où l’on aborde le plus courageusement, le plus volontiers, les ouvrages de grand format[182.1], » les Mémoires de l’Histoire de France, par exemple. Le grand format, Jules Levallois, ainsi que la plupart des liseurs et travailleurs, en est l’ennemi ; il le trouve incommode et fatigant à lire. Puis viennent les philosophes, comme Descartes et Spinoza, et les moralistes. « Vous vous présentez tout de suite, insinuant et aimable Montaigne, dangereux magicien, irrésistible sirène, passé maître dans l’art des incantations perfides. Toutefois, qui vous a pénétré et se méfie de vous ne vous craint qu’à demi. Il y a beaucoup de bon dans votre mauvais ; ne fût-ce que pour votre adorable style, on passerait bien des heures dans votre compagnie. Une fois que j’y suis, j’épuise la rangée des moralistes. Je les aime tous, excepté La Rochefoucauld, dont on a, selon moi, beaucoup trop vanté le mérite. D’autres, plus modestes, ne sont pas assez appréciés ; Saint-Évremond, par exemple, et Mme de Lambert, qui a de bien jolies pensées. Je garde pour la fin et comme régal exquis le platonicien Joubert. Oh ! lui, je le goûte en tout temps. Ses Pensées me font l’effet d’exquises pastilles ; j’en croque deux ou trois quand j’ai lu trop de romans modernes[182.2]. »

Les soirées sont réservées aux romanciers : « c’est le soir qu’à mon avis il faut lire les romans. La journée a fourni son contingent habituel d’occupations, de plaisirs et de contrariétés. Le courrier est arrivé : on a rapidement lu quelques lettres et jeté un regard sur le journal pour voir comment les potentats mènent le monde, ou comment les nations se dirigent et accomplissent leurs destinées, malgré les potentats. Il y a trêve jusqu’à demain avec l’inconnu, ce mystérieux adversaire contre lequel nous luttons tous plus ou moins. On se détend, on respire, on flâne…. Le bien-être qui nous entoure agit insensiblement sur nous. Le chat familier vient se frotter à nos jambes. Les grands yeux affectueux du chien sont fixés sur les nôtres et semblent chercher à y deviner notre pensée. Devant le feu, la bouilloire fait entendre sa monotone et pourtant agréable cantilène…. Laissons-nous bercer par ces admirables imaginatifs qui portent en eux-mêmes et qui savent révéler aux autres un monde plus amusant, plus attrayant que le nôtre[183.1]. »

Parmi les romanciers, Walter Scott, Balzac, George Sand, Dickens surtout, sont les préférés de Jules Levallois ; « et de même, dit-il[183.2], que La Fontaine avouait bravement qu’il prendrait un plaisir extrême à entendre conter Peau d’âne, je ne rougis nullement d’avouer qu’à l’occasion je me divertirais fort à relire Mon Voisin Raymond ou la Laitière de Montfermeil. Quoi ! du Paul de Kock ? Eh ! oui, vraiment. Il n’a manqué à ce bonhomme qu’une forme plus châtiée, qu’un peu plus d’artifice dans le style, pour prendre légitimement une place considérable parmi nos écrivains de race gauloise. »

« Ne trouvez-vous pas, nous dit encore Levallois[184.1], qu’il fait bon lire, vers le temps de Noël et des Rois, ou encore aux environs du mardi gras, ces chers Gaulois, ces joyeux et gaillards compagnons à l’humeur facétieuse, aux lestes propos, à la parole salée ? Eutrapel, Bonaventure des Périers, Béroalde de Verville, la Satire Ménippée, sont alors tout à fait de saison et s’offrent à nous fort à propos….

« Si je n’ai pas compris Rabelais dans ma litanie, c’est que ce géant, cet Homère bouffon, comme la si bien nommé Charles Nodier, est plus et mieux qu’un rieur ordinaire. Sa toute-puissante hilarité est pleine de leçons ; elle vous force à réfléchir, vous ouvre des horizons, et suscite en vous mille pensées. Pantagruel n’est pas un livre de saison ; c’est un compagnon indispensable, et duquel, sous aucun prétexte, à aucun moment, on ne se doit séparer. Ce que je dis de Rabelais me paraît également vrai de Molière. Dans ses moindres farces, on trouve à s’instruire, et je donnerais toutes les dissertations de Cousin pour le Médecin malgré lui ou la Comtesse d’Escarbagnas. S’il nous faut un franc amuseur, qui ne nous induise point en tentation de philosopher, prenons Regnard, Le Retour imprévu, les Ménechmes, le Distrait, me font toujours rire aux éclats. C’est comme cela que, dans mon fauteuil, je vais au spectacle.

« Est-ce là un hiver bien employé, bien rempli, qu’en dites-vous ? Y a-t-il eu place une minute pour le désœuvrement, pour l’ennui ? Non, certes. Mes livres m’ont, j’espère, tenu bonne compa­gnie[185.1]…. »

Il est bien entendu qu’un tel calendrier n’a rien d’absolu, qu’il ne peut être que « très arbitraire »[185.2], — l’auteur nous en prévient tout le premier : il n’a voulu nous donner « que de simples indi­cations »[185.3], — et que c’est à chacun de nous, à chaque ami des livres et des Lettres, à répartir lui-même ses lectures selon les saisons et selon ses goûts.

[II.193.177]
  1.  Cf. l’Année d’un ermite, pp. 29-44. (Paris, Librairie internationale, Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1870 ; in-18.) Comme complément des jugements portés sur Jules Levallois par Sainte-Beuve, par Jules Troubat et Jules Claretie, et reproduits dans notre tome I, page 204, note 2, voici quelques extraits du portrait tracé par un des publicistes les plus en renom et les plus lettrés de notre temps, M. Henry Maret, dans la France contemporaine, tome II, sans pagination (Paris, Clément Deltour, 1903) : « … En notre époque pratique où les journaux n’insèrent que les manuscrits qu’ils ont commandés, et ne se servent des autres que pour les mettre au cabinet, on ignore qu’autrefois les directeurs de journaux, qui, chose incroyable, étaient eux-mêmes des journalistes, confiaient à un homme intelligent et instruit le soin de leur rendre compte de la valeur des romans et autres travaux qui leur étaient envoyés. On recevait ou l’on refusait, et il n’était pas extraordinaire qu’on insérât ceux qu’on avait reçus…. Jules Levallois fut un des lecteurs les plus avisés et les plus consciencieux. Combien je connais d’hommes qu’il a fait arriver à la notoriété, puis à la gloire, après les avoir tirés de la misère, et qui l’en ont d’ailleurs récompensé, comme on récompense en ce bas monde, par la plus touchante indifférence ! Mais Levallois est un philosophe modeste, aux goûts simples, sans ambition, et déjà trop content que ceux qu’il a obligés ne lui aient pas fait trop de mal. C’est ce qu’il appelle sa chance. Il fut un de ceux qui contribuèrent à faire de l’Opinion nationale un des journaux les mieux rédigés de Paris. Ses fonctions l’y mirent naturellement en rapport avec tous les hommes en vue dans les lettres, dans les arts et même dans la politique. Il connut About, et aurait pu, tout comme un autre, fréquenter les salons de la princesse Mathilde. Mais il n’aimait pas le monde, et tout son bonheur consistait à vivre avec ses livres et à recevoir de temps en temps quelques amis dans un petit ermitage qu’il habitait à Montretout, sur les hauteurs de Saint-Cloud. Là se révélait un autre Levallois, celui des Chansons ; un Levallois inconnu, d’une jeunesse et d’un esprit étincelants. Il aimait à se délasser de ses articles graves en chantant lui-même, et d’une façon fine et charmante, des couplets satiriques, qu’il improvisait ou à peu près, et où étaient caricaturés et portraiturés avec humour les faits et les hommes contemporains. Quelques-unes de ces chansons, dont beaucoup sont de purs chefs-d’œuvre, ont été publiées. La plupart restent inédites…. C’est une figure peu ordinaire que celle de cet écrivain, qui a toujours vécu dans la retraite, ne demandant rien à personne, ne se mêlant à aucune agitation, et qui, bien que républicain et spiritualiste, n’est même pas décoré, n’est même pas de l’Académie…. Jules Levallois est un esprit du xviiie siècle, que, dans sa marche, l’humanité a oublié. Il aurait dû converser avec Diderot, Grimm, Mme d’Houdetot ; on ne voit pas ce qu’il a à dire aux marchands de coton. C’est pourquoi il s’est terré. Jules Levallois est le dernier homme de lettres. » Ajoutons, puisqu’il vient d’être question de Diderot, qu’on a très justement dit de Jules Levallois (dans le journal la Vie littéraire, numéro du 22 mars 1877) ce qu’on a dit de Diderot même : « Qui ne l’a pas entendu causer ne peut le connaître ».  ↩

[II.195.179]
  1.  Cf. supra, chap. iv, pp. 140-141.  ↩
  2.  Op. cit., pp. 39-40.  ↩
  3.  Op. cit., p. 39.  ↩
[II.196.180]
  1.  L’Année d’un ermite, p. 40.  ↩
  2.  Op. cit., p. 32.  ↩
  3.  Op. cit., pp. 41-42.  ↩
[II.197.181]
  1.  Op. cit., p. 42.  ↩
  2.  Op. cit., p. 43.  ↩
[II.198.182]
  1.  Op. cit., p. 32. « Si vous n’avez jamais lu à la campagne, devant votre cheminée, au milieu des bruits étranges du dehors, je doute que vous puissiez savoir jusqu’à quel point un livre peut s’emparer de toute l’âme. » (Eugène Noël, Souvenirs de village, ap. Jules Levallois, op. cit., p. 29.)  ↩
  2.  Op. cit., p. 35.  ↩
[II.199.183]
  1.  Op. cit., p. 36-37.  ↩
  2.  Op. cit., p. 37.  ↩
[II.200.184]
  1.  Op. cit., p. 37.  ↩
[II.201.185]
  1.  Op. cit., p. 38.  ↩
  2.  Op. cit., p. 32.  ↩
  3.  Op. cit., p. 43.  ↩

Publié le 22 oct. 1905 par Albert Cim