III-VII. Thérapeutique bibliographique
L’influence exercée par la lecture sur l’état de noire esprit, sur les impressions, troubles, agitations, abattement, etc., que nous causent soucis et chagrins, n’est pas douteuse, et il serait superflu de citer des preuves de cette salutaire action. « Je suis persuadé, écrit M. Jules Le Petit (1845-….), dans son charmant volume, l’Art d’aimer les livres et de les connaître[170.1], qu’elles sont fréquentes, ces sortes de guérisons de l’âme par la lecture ; et, si l’on s’en rendait bien compte, le nombre des bibliophiles augmenterait dans de grandes proportions. »
« Trésor des remèdes de l’âme », cette adéquate et parfaite définition du roi d’Égypte Osymandias[170.2] a été plus d’une fois reprise, plus d’une fois développée et commentée par les bibliographes.
« Dieu lui-même, qui a créé et qui chaque jour forme isolément le cœur des hommes, connaissait assez la fragilité de la mémoire humaine et la mobilité de la volonté vertueuse dans l’homme[171.1], déclare Richard de Bury dans son Philobiblion[171.2], pour vouloir que le livre fût l’antidote de tous les maux[171.3], et nous en ordonner la lecture et l’usage comme un aliment quotidien et très salubre de l’esprit. »
Un célèbre romancier anglais. Edward Bulwer-Lytton (1805-1873), a humoristiquement proposé d’affecter chaque genre de lectures à la guérison de telle ou telle maladie, non seulement de l’âme, mais même du corps, et de ranger les livres suivant cette curieuse « Thérapeutique bibliographique ».
« J’ai conçu, dit-il par la bouche d’un des personnages de ses Mémoires de Pisistrate Caxton[171.4], un plan de bibliothèque, dont les compartiments, au lieu d’être intitulés : Philologie, Sciences naturelles, Poésie, etc., porteraient les noms des maladies du corps et de l’âme que peuvent guérir les ouvrages qu’ils contiennent, depuis une grande calamité ou les douleurs de la goutte jusqu’à un accès de spleen ou un catarrhe. Pour cette dernière maladie, on prend une lecture légère avec une tisane de petit-lait et de l’eau d’orge. Mais… lorsqu’un chagrin, qui est encore réparable, s’empare de votre esprit comme une monomanie ; lorsque vous vous imaginez, parce que le ciel vous a refusé ceci ou cela vers quoi vous aviez tourné votre cœur, que toute votre vie doit être stérile ; oh ! alors, traitez-vous par la biographie, celle des grands hommes et des hommes vertueux. Voyez combien un chagrin tient peu de place dans une vie. Peut-être a-t-on à peine consacré une page à une douleur semblable à la vôtre. Voyez comme la vie sort triomphante de cette épreuve ! Vous croyez avoir l’aile brisée ! Bah ! ce n’est qu’une plume de froissée. Voyez combien la vie occupe encore de feuillets après celui-là !… Oui, la biographie est le vrai remède en ce cas…. »
« Je dis donc que les livres, pris indistinctement, ne sont pas des remèdes pour les maladies et les afflictions de l’âme. Il faut, affirme le même personnage[172.1], tout un monde de science pour s’en servir convenablement. J’ai connu des personnes qui, dans un grand chagrin, avaient recours à un roman, au livre à la mode. Autant vaudrait prendre un verre d’eau de roses contre la peste ! Une lecture frivole n’est pas ce qui convient à un cœur accablé sous le poids de la douleur. On m’a raconté que Gœthe, lorsqu’il eut perdu son fils, se mit à étudier une science nouvelle pour lui[173.1]. Ah ! Gœthe était un médecin qui savait ce qu’il lui fallait. Dans une douleur comme celle-là, vous ne pouvez pas chatouiller et divertir votre esprit ; il faut l’arracher, l’abstraire, l’absorber, le plonger dans un abîme, l’égarer dans un labyrinthe. C’est pourquoi, dans les irrémédiables chagrins de l’âge mûr et de la vieillesse, je recommande l’étude sérieuse et suivie d’une science qui occupe tout le raisonnement. C’est une contre-irritation. Amenez le cerveau à agir sur le cœur. Si la science est trop ardue, car nous n’avons pas tous la tête mathématicienne, il faut prendre quelque chose qui soit à la portée d’intelligences plus humbles, mais qui pourtant occupe suffisamment l’esprit le plus élevé, comme [étudier] une langue étrangère, le grec, l’arabe, le Scandinave, le chinois ou le gallois.
« Si l’on a perdu sa fortune, il faut que la dose s’applique moins directement à l’intelligence ; et, dans ce cas, j’administrerais quelque chose d’élégant et de cordial. Le cœur est déchiré et écrasé par la perte d’une personne qu’on aimait, tandis que c’est plutôt la tête qui souffre d’une perte d’argent. Ici nous trouvons que les poètes sont un remède très précieux. Remarquez, en effet, que les poètes du génie le plus grand et le plus vaste ont en eux deux hommes séparés, tout à fait distincts l’un de l’autre : l’homme d’imagination et l’homme pratique. Et cet heureux mélange de ces deux hommes convient aux maladies de l’âme, qui est moitié imagination et moitié pratique. »
Et le romancier anglais nous indique, parmi ces poètes de grand génie et pour cette guérison, d’abord Homère, qui est « le vrai poète de circonstance », puis Virgile, Horace ensuite, « un charmant homme du monde, dit-il, qui pleurera avec vous la perte de votre fortune, qui ne dépréciera jamais les douces jouissances de la vie, mais qui vous montrera cependant que l’homme peut être heureux avec un vile modicum ou des parva rura » ; Shakespeare, « qui, plus que tous les autres poètes, a cette dualité mystérieuse du sens commun et de l’imagination la plus sublime » ; et une foule d’autres poètes, « qui ne vous diront pas, comme un déraisonnable stoïcien, que vous n’avez rien perdu, » mais vous entraîneront, par la pensée, hors de ce monde, de ses épreuves et de ses adversités, et vous promèneront dans des régions enchantées.
« Pour les hypocondriaques et les hommes rassasiés de tout, est-il rien de mieux qu’un gai voyage, surtout un de ces voyages primitifs, merveilleux, semés de légendes ?… » A ces malades, Bulwer-Lytton conseille donc la lecture d’Hérodote, et des aventures de Christophe Colomb, de Cortez, de Pizarre, etc.
« Contre ce vice de l’âme, que j’appelle sectarianisme, écrit-il encore, ces préjugés étroits et mesquins qui vous font haïr votre voisin parce qu’il aime les œufs durs, tandis que vous les préférez à la coque…, quel large, quel généreux et doux apéritif qu’un cours d’histoire ! Comme cela dissipe les vapeurs de la tête ! et beaucoup mieux que l’ellébore, » etc.
« Si l’on se sent triste, il faut s’efforcer de faire quelques lectures avec une intention déterminée, et des lectures sérieuses, avec la plume ou le crayon à la main, » conseille aussi l’auteur De la Solitude, Zimmermann (1728-1795)[175.1].
Le savant physicien et philosophe Ampère (André-Marie) (1775-1836), « en 93, après la mort de son père, n’était parvenu à sortir de la stupeur où il était tombé que par une étude toute fraîche, la botanique et la poésie latine, dont le double attrait l’avait ranimé ; de même, après la mort de sa femme, il ne put échapper à l’abattement extrême et s’en relever que par une nouvelle étude survenante, qui fit, en quelque sorte, révulsion sur son intelligence. En tête d’un des nombreux projets d’ouvrages de métaphysique qu’il a ébauchés, je trouve cette phrase, qui ne laisse aucun doute : « C’est en 1803 que je commençai à m’occuper presque exclusivement de recherches sur les phénomènes aussi variés qu’intéressants que l’intelligence humaine offre à l’observateur qui sait se soustraire à l’influence des habitudes[176.1]. »
A propos du fils du physicien Ampère, Doudan raconte plaisamment[176.2] que quand, par les routes d’Amérique, le voyageur et historien Jean-Jacques Ampère (1800-1864) « avait un grand mal de dents et quelques soucis, la lecture attentive de quelque grammaire chinoise lui ôtait le mal de dents et la préoccupation des brigands ».
Plus drolatique encore et plus surprenante, l’expérience pratiquée, au dire de M. Fertiault[176.3], par le critique Philarète Chasles (1799-1873), « qui, accablé de chaleur, l’été, et cherchant du frais, lisait le Passage de la Bérésina, et parvenait à grelotter ».
- « Allusion à ces paroles de la Bible : « C’est lui qui a formé le cœur de chacun d’eux et qui a une connaissance exacte de toutes leurs œuvres. » (Psaumes, xxxii, verset 15.) ↩
- Trad. Cocheris ; chap. xiv, pp. 125 et 260. Sur Richard de Bury et son Philobiblion, Tractatus pulcherrimus de amore librorum, voir notre tome I, pages 93-97. ↩
- « Quamobrem quasi omnium malorum antidotum voluit esse librum…. » ↩
- Trad. Édouard Scheffter ; t. I, pp. 264 et s. (Paris, Hachette, 1877.) ↩
- Page 261. Ce personnage, c’est le père de Pisistrate Caxton. ↩
- Eckermann, dans ses Conversations (trad. Délerot, t. II, pp. 237-238), se borne à dire que Gœthe, aussitôt relevé de la maladie qui l’avait frappé à la suite de la mort de son fils, « se donna tout entier au quatrième acte de Faust et à l’achèvement du quatrième volume de Vérité et Poésie. »… Et il poussa « ce cri, d’une si admirable beauté : « Allons ! Par-dessus les tombeaux, en avant ! » ↩
- De la Solitude, chap. vi, p. 89, trad. Marmier. (Paris, Victor Maison, 1855.) ↩
- Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. I, pp. 348-349. ↩
- Lettres, t. III, p. 357. ↩
- Drames et Cancans du livre, p. 267. ↩
Publié le 22 oct. 1905 par Albert Cim