III-IX. Les romans
Quelle influence la lecture des romans exerce-t-elle sur l’esprit et particulièrement sur la moralité du public ? Cette influence peut-elle être dangereuse ?
L’austère janséniste Nicole (1625-1695) n’hésitait pas à considérer romanciers et poètes comme des « empoisonneurs publics[186.1] », et un célèbre médecin protestant affirme que, « de toutes les causes qui ont nui à la santé des femmes, la principale a été la multiplication des romans depuis cent ans[186.2] ».
Sans aller aussi loin, Renan, lui, prétend que, dans notre siècle, « la lecture presque exclusive des romans devint pour les femmes une véritable cause d’abaissement[187.1] ».
Gœthe, « le plus grand des critiques[187.2] », ne voyait pas les choses sous un jour aussi sombre, et voici, d’après son fidèle auditeur et disciple Eckermann, l’opinion qu’il professait à ce sujet : « … La conversation en vint alors aux romans et aux pièces de théâtre en général, et à leur influence morale ou immorale sur le public. « Ce serait malheureux, dit Gœthe, si un livre avait un effet plus immoral que la vie elle-même, qui, tous les jours, étale avec tant d’abondance les scènes les plus scandaleuses, sinon devant nos yeux, du moins à nos oreilles. Même pour les enfants, on ne doit pas être si inquiet des effets d’un livre ou d’une pièce. La vie journalière, je le répète, en apprend plus que le livre le plus influent. — Cependant, remarquai-je, devant les enfants on prend garde de ne rien dire de mal. — On a parfaitement raison, répondit Gœthe, et moi-même je ne fais pas autrement, mais je considère cette précaution comme tout à fait inutile. Les enfants sont comme les chiens, ils ont un odorat si fin, si subtil, qu’ils découvrent et éventent tout, et le mal avant tout le reste[187.3]. »
Descartes (1596-1650), de son côté, reconnaît que « la gentillesse des fables réveille l’esprit,… que la poésie a des délicatesses et des douceurs très ravissantes[188.1]…. »
Élevant et étendant le débat, Turgot (1727-1781) affirme, lui, que « les auteurs de romans ont répandu dans le monde plus de grandes vérités que toutes les autres classes réunies[188.2] ».
Turgot, en émettant cet avis, que d’aucuns pourront trouver hyperbolique, songeait certainement à l’auteur de Don Quichotte, à celui de Gil Blas, à celui de Clarisse Harlowe, à celui de Candide et de Zadig, à celui de la Nouvelle Héloïse, etc. Quoi qu’il en soit, un juge des plus éclairés et des plus compétents en la question, le grand liseur et grand lettré Doudan, à qui j’ai fréquemment recours[188.3], n’est pas loin de partager l’opinion de Turgot : « … C’est pourtant par les bons romans que la France, l’Angleterre et l’Allemagne ont été en partie civilisées. Ils ont plus contribué que toutes les prédications pédantesques à faire passer dans la masse des hommes des étincelles d’esprit poétique ; ils ont donné aux sociétés la délicatesse, le goût des sentiments élevés. Ils ont fait dans les temps nouveaux ce qu’on prétend qu’a fait la chevalerie au moyen âge[189.1]…. »
Mme de Sévigné (1626-1696) n’avait pas tout à fait la même confiance en la salutaire vertu des romans ; il est vrai qu’elle pensait, elle, aux récits de d’Urfé, de Mlle de Scudéry et de Mme de Lafayette, et qu’il n’est rien d’absolu en ce bas monde. Voici ce qu’elle écrivait à sa fille, à propos de sa petite-fille Pauline de Grignan[189.2] : « Je ne veux rien dire sur les goûts de Pauline pour les romans : je les ai eus avec tant d’autres personnes, qui valent mieux que moi, que je n’ai qu’à me taire. Il y a des exemples des effets bons et mauvais de ces sortes de lectures : vous ne les aimez pas, vous avez fort bien réussi ; je les aimais, je n’ai pas trop mal couru ma carrière : tout est sain aux sains, comme vous dites. Pour moi, qui voulais m’appuyer dans mon goût, je trouvais qu’un jeune homme devenait généreux et brave en voyant mes héros, et qu’une fille devenait honnête et sage en lisant Cléopâtre. Quelquefois il y en a qui prennent un peu les choses de travers ; mais elles ne feraient peut-être guère mieux, quand elles ne sauraient pas lire. Ce qui est essentiel, c’est d’avoir l’esprit bien fait ; on n’est pas aisée à gâter : Mme de Lafayette en est encore un exemple. Cependant il est très assuré, très vrai, très certain que M. Nicole vaut mieux. Vous en êtes charmée : c’est l’éloge de son livre…. Cela supposé, je vous conjure, ma chère Pauline, de ne pas tant laisser tourner votre esprit du côté des choses frivoles, que vous n’en conserviez pour les solides, dans lesquelles je comprends les histoires ; autrement votre goût aurait les pâles couleurs. »
Tout cela est aussi gracieusement tourné que sagement raisonné, plein de bon sens et de jugement.
Ailleurs encore[190.1], elle revient sur cette même question, et avec la même lumineuse sagacité et la même justesse et aussi le même charme d’expression : « Pour Pauline, cette dévoreuse de livres, j’aime mieux quelle en avale de mauvais que de ne point aimer à lire ; les romans, les comédies, les Voiture, les Sarrasin, tout cela est bientôt épuisé. A-t-elle tâté de Lucien ? Est-elle à portée des Petites Lettres ? Ensuite il faut l’histoire ; si on a besoin de lui pincer le nez pour lui faire avaler, je la plains. Quant aux beaux livres de dévotion, si elle ne les aime point, tant pis pour elle ; car nous ne savons que trop que, même sans dévotion, on les trouve charmants. A l’égard de la morale, comme elle n’en ferait pas un si bon usage que vous, je ne voudrais point du tout qu’elle mît son petit nez ni dans Montaigne, ni dans Charron, ni dans les autres de cette sorte ; il est bien matin pour elle. La vraie morale de son âge, c’est celle qu’on apprend dans les bonnes conversations, dans les fables, dans les histoires, par les exemples ; je crois que c’est assez. »
Un point à remarquer, à propos des romans, c’est, — d’une façon générale, et à part, vu le nombre considérable de ces productions[191.1], à part de rares exceptions : la Princesse de Clèves, Télémaque, Gil Blas, Manon Lescaut, Paul et Virginie, Werther, Notre-Dame de Paris, Madame Bovary, etc., — le peu de durée de leur vogue, leur caractère d’ « ouvrages d’actualité », essentiellement éphémères. Était-ce pour ce motif, cette précarité et fragilité, que Napoléon Ier classait les romans dans « la petite littérature[192.1] » ? Si agréable que soit pour bien des personnes la lecture des romans, — tellement agréable que Gray (1716-1771), le chantre du Cimetière de campagne, n’hésitait pas à déclarer que « rester nonchalamment étendu sur un sofa et lire des romans nouveaux donnait une assez bonne idée des joies du paradis[192.2] », — « on ne relit point un roman » : Vauvenargues (1715-1747) l’avait déjà constaté, et la phrase est de lui[193.1]. Or, les livres qu’on ne relit pas ne se retient pas, ne se gardent pas, c’est un principe de bibliophilie[193.2].
Écoutons encore Mme de Sévigné : « J’ai apporté ici (aux Rochers) quantité de livres choisis, annonce-t-elle à sa fille[193.3] ; je les ai rangés ce matin : on ne met pas la main sur un, tel qu’il soit, qu’on n’ait envie de le lire tout entier ; toute une tablette de dévotion,… l’autre est toute d’histoires admirables ; l’autre de morale ; l’autre de poésies et de nouvelles et de mémoires. Les romans sont méprisés et ont gagné les petites armoires. »
Le mépris était aussi le sentiment qu’éprouvait à l’égard des romans le prince de Ligne (1735-1814) : « Moi, qui ne lis jamais de romans, » avoue-t-il quelque part[193.4].
S’il ne va pas jusqu’à les « mépriser », tous en bloc, Doudan ne se fait guère d’illusions non plus à leur endroit ; il les compare à des « déjeuners de soleil » :
« Pour Corinne, écrit-il à l’une de ses correspondantes[194.1], je comprends bien que vous n’y trouviez pas tout le plaisir que vous attendiez de cette lecture sur ce qu’on vous en avait dit. Le temps fait sur les romans ce que le soleil fait sur les plus belles étoffes. On ne peut pas conserver les couleurs de l’arc-en-ciel. Cela fait son effet à un jour donné et seulement ce jour-là…. Les romans se ressentent plus de ces révolutions du goût que les autres parties de la littérature, par cela même que leur plus grand agrément consiste à mêler l’idéal à la vie de tous les jours. Quand le costume a vieilli, que les yeux, accoutumés à de nouvelles modes, le trouvent aisément ridicule, le pauvre idéal est un peu embarrassé de sa personne, et il prend l’air gauche, comme l’homme le plus distingué de manières serait gauche s’il était tout seul habillé à la mode de Louis XIV dans un salon d’aujourd’hui. Les tragédies de Sophocle ou de Racine, l’Iliade, l’Odyssée, ne sont point exposées à cette décadence, parce que les mœurs mêmes sont des temps héroïques, et qu’on n’est pas tenté de les rapprocher de la vie privée qu’on connaît ; là, les personnages ne courent pas risque de vieillir ; ils ne sont pas de la même étoffe que nous ; aussi ne sommes-nous jamais portés à un retour sur nous-mêmes ou sur ceux qui nous environnent en les voyant ; nous savons bien qu’ils vivent dans le pur éther…. »
- « Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes…. » (Nicole, ap. Sainte-Beuve, Port-Royal, t. VI, p. 108.) ↩
- Jean Darche, Essai sur la lecture, p. 111. Et le pieux Jean Darche ajoute en cet endroit : « Consultez les hommes qui pensent bien, tous attribueront au roman la perversité qui règne dans le monde ». — « C’est l’imprimerie qui met le monde à mal. C’est la lettre moulée qui fait qu’on assassine depuis la création ; et Caïn lisait les journaux dans le paradis terrestre, » a écrit Paul-Louis Courier. (Lettres au rédacteur du Censeur, X ; Œuvres, p. 61 ; Paris, Didot, 1865.) ↩
- Ernest Renan, Réponse au discours de réception à l’Académie française de M. Jules Claretie : Feuilles détachées, p. 231. ↩
- Cf. supra, t. I, p. 189. ↩
- Gœthe, Conversations recueillies par Eckermann, trad. Délerot, t. II, p. 222. ↩
- Discours de la Méthode, p. 12. (Paris, Didot, 1884 ; in-18.) ↩
- Ap. Albert Collignon, la Vie littéraire, p. 321. ↩
- C’est Doudan, ainsi que nous l’avons vu (p. 57), qui, n’aimant pas à lire « ces livres à surprises, le dos tourné, comme un condamné qu’on mène sur une charrette à l’échafaud, » allait droit au dénouement et commençait la lecture des romans par la fin. ↩
- Lettre du 15 janvier 1690. (Lettres, t. VI, p. 94.) ↩
- Déjà du temps de Charles Sorel (1597 [?]-1674) — et que serait-ce aujourd’hui ! — on se plaignait de la surabondante quantité et de l’inutilité des romans : « Aujourd’hui le recours des fainéants est d’écrire et de nous donner des histoires amoureuses et d’autres fadaises, comme si nous étions obligés de perdre notre temps à lire leurs œuvres, à cause qu’ils ont perdu le leur à les faire…. Grâce à nos beaux écrivains, le peuple, voyant tant de recueils de folie que l’on lui donne pour des livres, en a tellement ravalé le prix des Lettres, qu’il ne met point de différence entre un auteur et un bateleur ou un porteur de rogatons, » etc. (Charles Sorel, le Berger extravagant, préface : voir la Vraie Histoire comique de Francion, avant-propos, page 3, note 2. (Paris, Delahays, 1858.) ↩
- « Il y a deux sortes de littératures : la petite et la grande. La petite littérature, c’est le roman, qu’il soit livre ou feuilleton. » (Napoléon Ier, ap. Jean Darche, op. cit., p. 100.) ↩
- Walter Scott, Notice sur Le Sage, ap. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, tome dernier (sans numéro). Table, p. 28. Une anecdote, rapportée par John Lubbock (le Bonheur de vivre, p. 56 ; traduction anonyme ; Paris, Alcan, 1891), démontre éloquemment combien peut être vif le plaisir causé par les romans, quelles puissantes émotions cette lecture peut engendrer. Il s’agit du livre de Richardson (1689-1761), Paméla ou la vertu récompensée. Dans un village d’Angleterre, de braves paysans avaient pris l’habitude de se réunir chaque soir chez le forgeron de la commune pour entendre la lecture de ce roman de Paméla, que ledit forgeron s’était procuré. Lorsqu’on fut arrivé au dernier chapitre, en voyant que l’héroïne, après nombre de tribulations, venait enfin d’épouser l’élu de son cœur et recevait la récompense due à son courage et à ses infortunes, toute l’assistance se mit à pousser des hourras d’enthousiasme ; puis tous de se précipiter en masse vers l’église, pour remercier le Ciel, et sonner les cloches à toute volée. Il ne manquait que le chant du Te Deum, qu’auraient entonné des catholiques romains. Sur l’admiration et l’enthousiasme inouï et incroyable qu’a excités en France et partout au xviiie siècle l’auteur de Paméla, de Clarisse Harlowe et de Grandisson, « ces trois ouvrages dont un seul suffirait pour immortaliser un homme », voir l’Éloge de Ridchardson, par Diderot. ↩
- Vauvenargues, Réflexions sur divers sujets, VII, Des romans : Œuvres complètes, p. 478. (Paris, Didot, 1883 ; in-8). ↩
- « Un bibliophile ne conserve pas les livres qu’on lit une fois, mais seulement ceux qu’on relit avec plaisir et que par conséquent on relie… plus ou moins richement. » (Jules Richard, l’Art de former une bibliothèque, p. 139.) ↩
- Lettre du mercredi 5 juin 1680. (Lettres, t. IV, p. 178.) ↩
- prince de Ligne, Œuvres choisies, Mélanges philosophiques et humoristiques, De moi pendant la nuit, p. 139. (Paris, Librairie des bibliophiles, 1890.) ↩
- A Mme Donné, lettre du 4 avril 1866. (Lettres, t. IV, pp. 12-13.) ↩
Publié le 22 oct. 1905 par Albert Cim