III-I. La religion des lettres. Le grand diocèse

Dans un discours qu’il prononça au Sénat, le 19 mai 1868, lors de la discussion sur la liberté de l’enseignement, Sainte-Beuve (1804-1869), s’adressant aux prélats sénateurs, défenseurs de « la foi de leurs diocésains », leur rappela qu’il y avait un autre diocèse que le leur, et un diocèse d’une bien autre étendue et d’une bien autre importance, celui de la pensée libre :

« Il est aussi un grand diocèse, Messieurs, celui-là sans circonscription fixe, qui s’étend par toute la France, par tout le monde, qui a ses ramifications et ses enclaves jusque dans les diocèses de messeigneurs les prélats ; qui gagne et s’augmente sans cesse, insensiblement et peu à peu, plutôt encore que par violence et avec éclat ; qui comprend dans sa largeur et sa latitude des esprits émancipés à divers degrés, mais tous d’accord sur ce point qu’il est besoin avant tout d’être affranchi d’une autorité absolue et d’une soumission aveugle ; un diocèse immense (ou, si vous aimez mieux, une province indéterminée, illimitée), qui compte par milliers des déistes, des spiritualistes et disciples de la religion dite naturelle, des panthéistes, des positivistes, des réalistes, des sceptiques et chercheurs de toute sorte, des adeptes du sens commun et des sectateurs de la science pure : ce diocèse (ce lieu que vous nommerez comme vous le voulez), il est partout…[002.1]. »

Développant cette thèse, M. Albert Collignon (1839-….)[002.2] a publié plusieurs ouvrages (la Vie lit­téraire[003.1], la Religion des Lettres[003.2], Notes et Réflexions d’un lecteur[003.3]) en faveur du « grand diocèse », et de « cette antique religion des Lettres, la seule qui, depuis Homère jusqu’à Épicure et Lucrèce, depuis Cicéron jusqu’à Gœthe, Littré et Sainte-Beuve, ait continuellement civilisé les hommes sans jamais leur nuire, la seule qui n’ait jamais fait naître parmi eux aucune guerre, aucune persécution…, et qui n’ait jamais eu, — avec Hypatie et Socrate, avec Giordano Bruno, Jean Huss, Étienne Dolet, — que des martyrs[003.4] ».

« La religion des Lettres, dit encore M. Albert Collignon[003.5], a pour culte la lecture des livres. Ce sont les livres qui nous éclairent et qui nous donnent les meilleurs plaisirs. En nous rendant sages, ils nous rendent heureux ; ils nous moralisent et nous perfectionnent, ils nous consolent des hommes et nous enseignent à les supporter, à les aimer, à ne jamais leur nuire et à leur faire du bien. »

« Le progrès remplace aujourd’hui dans les esprits l’attente décevante du royaume de Dieu. Ce royaume de Dieu, dans la saine religion des Lettres, c’est la civilisation, qui résulte du dévouement de tous, savants, philosophes, écrivains, poètes, romanciers, journalistes et moralistes, au bien moral, à l’art et à la vérité[004.1]. »

« La religion des Lettres… n’est pas une nouveauté. Elle existe depuis longtemps pour tous les lettrés qui connaissent les chefs-d’œuvre de l’esprit humain et qui aiment à les lire[004.2]. »

« La religion des Lettres, voilà le lien divin qui relie les esprits et les cœurs. Par qui donc sommes-nous unis à toute la série de nos ancêtres, sinon par ces mêmes livres qui nous font pratiquer le culte pieux de nos grands morts, par les livres qui nous font connaître et aimer nos contemporains, par les livres qui servent et serviront toujours à l’échange des sentiments, des connaissances et des idées parmi les hommes[004.3] ?

Ailleurs[005.1], M. Albert Collignon cite cette instante recommandation de Prévost-Paradol (1829-1870) : « Restons fidèle au culte des Lettres ; vivons le plus possible dans la fréquentation des écrivains immortels qui ont exprimé avec le plus de bonheur les meilleures pensées de l’humanité ; plus nous les connaîtrons, plus nous aimerons la justice et l’honneur, plus nous serons éloignés de ce qui pourrait émousser notre sens moral et affaiblir la dignité de notre âme. »

Bien d’autres extraits mériteraient de prendre place ici, dans ce chapitre de « la Religion des Lettres ».

D’abord cette règle de conduite du savant et vertueux Abauzit (1679-1767)[007.1] : « Être plutôt que paraître, savoir plutôt qu’enseigner, préférer une vie égale et tranquille avec l’estime des siens à une réputation lointaine, renoncer aux chimères, aux grands desseins, pour cultiver cette sorte de mérite qui a sa récompense en soi-même et se suffit…. »

Puis cette profession de foi de Voltaire (1694-1778)[007.2] : « Au milieu de tous les doutes qu’on tourne depuis quatre mille ans en quatre mille manières, le plus sûr est de ne jamais rien faire contre sa conscience. Avec ce secret, on jouit de la vie, et on ne craint rien à la mort. Il n’y a que des charlatans qui soient certains. Nous ne savons rien des premiers principes. Il est bien extravagant de définir Dieu, les anges, les esprits, et de savoir précisément pourquoi Dieu a formé le monde, quand on ne sait pas pourquoi on remue son bras à sa volonté. Le doute n’est pas un état bien agréable, mais l’assurance est un état ridicule[008.1]. »

De Mirabeau (1749-1791) : « Mais enfin que penses-tu ? me dira peut-être Sophie. Y a-t-il un Dieu ? n’y en a-t-il pas ? Se mêle-t-il des affaires de ce monde ? ne s’en mêle-t-il pas ? Ici, je te répondrai naïvement ce que je t’ai répondu et ce que je te répondrai bien souvent : Je n’en sais rien ; ce sont quatre grands mots, crois-moi[009.1]. Je n’en sais rien, et peu m’importe, parce que je suis assuré qu’il m’est impossible d’en savoir plus que j’en sais, et que ma bonne foi, mes sentiments, mes intentions, ne sauraient déplaire à l’être infiniment juste, s’il en est un. Je ne sais ni s’il existe, ni comment il existe ; mais je sais que le bien moral, utile et même nécessaire à l’homme, indispensable à l’organisation et au maintien de la société, est obligatoire pour tout être raisonnable…. Je sais que, s’il est un Dieu, l’homme juste et bon lui sera agréable. Je sais que, s’il n’en est pas, l’homme juste et bon sera souvent le plus heureux et le moins agité, et qu’alors même qu’il sera persécuté et malheureux, le témoignage de sa conscience adoucira ses maux, que des remords envenimeraient, comme ils empoisonnent sans doute la prétendue félicité des méchants[010.1]. » Etc. « On dit communément que, si la divinité n’est pas, il n’y a que le méchant qui raisonne, le bon est un insensé. Mais pourquoi, si le bon est le plus paisible, le moins agité, le mieux garanti[010.2] ? »

De Gœthe (1749-1832)[011.1] : « S’occuper des idées sur l’immortalité [de l’âme], cela convient… aux femmes qui n’ont rien à faire. Mais un homme d’un esprit solide, qui pense à être déjà ici-bas quelque chose de sérieux, et qui, par conséquent, a chaque jour à travailler, à lutter, à agir, cet homme laisse tranquille le monde futur, et s’occupe à être actif et utile dans celui-ci. »

Et cette autre belle profession de foi du critique Charles Labitte (1816-1845)[011.2] : « II y a un mot de Bossuet ou de Fénelon[011.3] qui dit : « L’homme s’agite et Dieu le mène ». Tout le secret de la vie est là : il faut s’étourdir par l’action. De jour en jour, d’ailleurs, j’ai moins la peur d’être détrompé, et ma philosophie se fait toute seule. Je me suis aperçu que le bonheur, comme il faut l’entendre, n’est autre chose, quand on n’en est plus aux idylles, que le parti pris de s’attendre à tout et de croire tout possible. La vie n’est qu’une auberge où il faut toujours avoir sa malle prête. Cette théorie, qui est triste au fond, n’altère en rien ma bonne humeur. Elle me donne le droit de ne plus croire qu’à très peu de choses, de me fier aux idées plutôt qu’aux hommes, de rire des sots, de mépriser les fripons de toute nuance, de me réfugier plus que jamais dans l’idéale sphère du vrai, du beau, du bien, et d’avoir à cœur encore les bonnes, les vieilles, les excellentes amitiés de quelques fidèles. La beauté dans l’art, la moralité en politique, l’idéalisme en philosophie, l’affection au foyer,… il n’y a rien après. Je ne donnerais pas une panse d’a de tout le reste. »

Le philosophe Théodore Jouffroy (1796-1842), l’auteur de cette étude analytique si fouillée, si profonde, intitulée : Comment les dogmes finissent[012.1], a écrit une page très émouvante et demeurée célèbre sous le nom de « la Nuit de Jouffroy », que le spiritualiste Edme Caro déclare avec raison « égale aux plus belles pages qu’aient produites en ce genre les lettres françaises depuis Pascal[013.1] ». En voici le début :

« Je n’oublierai jamais la soirée de décembre où le voile qui me dérobait à moi-même ma propre incrédulité fut déchiré. J’entends encore mes pas dans cette chambre étroite et nue, où, longtemps après l’heure du sommeil, j’avais coutume de me promener ; je vois encore cette lune à demi voilée par les nuages, qui en éclairait par intervalles les froids carreaux. Les heures de la nuit s’écoulaient et je ne m’en apercevais pas ; je suivais avec anxiété ma pensée, qui, de couche en couche, descendait vers le fond de ma conscience, et, dissipant l’une après l’autre toutes les illusions qui m’en avaient jusque-là dérobé la vue, m’en rendait de moment en moment les détours plus visibles.

« En vain je m’attachais à ces croyances dernières, comme un naufragé aux débris de son navire ; en vain, épouvanté du vide inconnu dans lequel j’allais flotter, je me rejetais pour la dernière fois avec elles vers mon enfance, ma famille, mon pays, tout ce qui m’était cher et sacré[013.2] : l’inflexible courant de ma pensée était plus fort : parents, famille, souvenirs, croyances, il m’obligeait à tout laisser ; l’examen se poursuivait plus obstiné et plus sévère, à mesure qu’il approchait du terme, et il ne s’arrêta que quand il l’eut atteint. Je sus alors qu’au fond de moi-même il n’y avait plus rien debout.

« Ce moment fut affreux, et quand, vers le matin, je me jetai épuisé sur mon lit, il me sembla sentir ma première vie, si riante et si pleine, s’éteindre, et, derrière moi, s’en ouvrir une autre, sombre et dépeuplée, où désormais j’allais vivre seul, seul avec ma fatale pensée, qui venait de m’y exiler et que j’étais tenté de maudire…[014.1]. »

Comme Proudhon (1809-1865)[015.1], Jouffroy se trouva ainsi amené et astreint à cette constatation : « Je ne crois plus, je sais ou j’ignore, » aveu qui semble être le formulaire ou symbole de leur siècle et encore plus du nôtre.

L’historien des Origines du Christianisme, Ernest Renan (1823-1892), est, sans conteste, un des penseurs et des maîtres qui ont le mieux pratiqué la religion des lettres, le mieux célébré ce culte de la justice, de la raison et de la vérité. Voici quelques-unes de ses déclarations : « … Je veux, dis-je, qu’on mette sur ma tombe : veritatem dilexi. Oui, j’ai aimé la vérité ; je l’ai cherchée ; je l’ai suivie où elle m’a appelé, sans regarder aux durs sacrifices qu’elle m’imposait. J’ai déchiré les liens les plus chers pour lui obéir. Je suis sûr d’avoir bien fait. Je m’explique. Nul n’est certain de posséder le mot de l’énigme de l’univers, et l’infini qui nous enserre échappe à tous les cadres, à toutes les formules que nous voudrions lui imposer. Mais il y a une chose qu’on peut affirmer, c’est la sincérité du cœur, c’est le dévouement au vrai et le sentiment des sacrifices qu’on a faits pour lui. Ce témoignage, je le porterai haut et ferme sur ma tête au jugement dernier[016.1]. »

« Plût à Dieu, s’écrie ailleurs Renan[016.2], que j’eusse fait comprendre à quelques belles âmes qu’il y a dans le culte pur des facultés humaines et des objets divins quelles atteignent une religion tout aussi suave, tout aussi riche en délices, que les cultes les plus vénérables ! J’ai goûté dans mon enfance et dans ma première jeunesse les plus pures joies du croyant, et, je le dis du fond de mon âme, ces joies n’étaient rien, comparées à celles que j’ai senties dans la pure contemplation du beau et la recherche passionnée du vrai. Je souhaite à tous mes frères restés dans l’orthodoxie une paix comparable à celle où je vis depuis que ma lutte a pris fin et que la tempête apaisée m’a laissé au milieu de ce grand océan pacifique, mer sans vagues et sans rivages, où l’on n’a d’autre étoile que la raison, ni d’autre boussole que son cœur. »

Et la péroraison de la Prière sur l’Acropole : « … Un immense fleuve d’oubli nous entraîne dans un gouffre sans nom. O abîme, tu es le Dieu unique. Les larmes de tous les peuples sont de vraies larmes ; les rêves de tous les sages renferment une part de vérité. Tout n’est ici-bas que symbole et que songe. Les dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bon qu’ils fussent éternels. La loi qu’on a eue ne doit jamais être une chaîne. On est quitte envers elle quand on l’a soigneusement roulée dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts[017.1]. »

« … La vie n’a de prix que par le dévouement à la vérité et au bien[017.2]. »

Et enfin cette solennelle attestation et ces actions de grâces : « … C’est Renan sain d’esprit et de cœur, comme je le suis aujourd’hui, ce n’est pas Renan à moitié détruit par la mort et n’étant plus lui-même, comme je le serai si je me décompose lentement, que je veux qu’on croie et qu’on écoute. Je renie les blasphèmes que les défaillances de la dernière heure pourraient me faire prononcer contre l’Éternel. L’existence qui m’a été donnée sans que je l’eusse demandée a été pour moi un bienfait. Si elle m’était offerte, je l’accepterais de nouveau avec reconnaissance…. A moins que mes dernières années ne me réservent des peines bien cruelles, je n’aurai, en disant adieu à la vie, qu’à remercier la cause de tout bien de la charmante promenade qu’il m’a été donné d’accomplir à travers la réalité[017.3]. »

Quant à cette « faillite » qu’on reproche parfois singulièrement à la science, — comme si la science avait pris envers nous des engagements et pouvait « faire faillite », — voici la réponse formulée à ce sujet par l’érudit et judicieux Gaston Paris (1839-1903)[018.1] :

« … Cette science pourtant, dont Pasteur fut le prêtre et le prophète, cette science à qui l’on doit tant de merveilles, on l’accuse de n’avoir pas tenu des promesses dont les unes ont été faites par des représentants quelle désavoue, dont les autres ne pourront se réaliser qu’avec le temps. On lui reproche surtout de ne pas être en état de fournir à l’humanité la direction morale dont elle a besoin. La science pourrait répondre qu’elle n’étend pas si loin son empire, et que d’autres forces, qu’elle ne nie pas, sont appelées à faire dans l’ordre du sentiment et de l’action ce qu’elle fait dans l’ordre de la connaissance. Mais elle peut, et à bon droit, comme l’affirmait Pasteur, prétendre à sa large part dans cette direction morale elle-même. S’il n’est malheureusement pas certain qu’en montrant dans l’instinct social la vraie base de la morale, elle assure à cet instinct la prédominance sur les instincts égoïstes, il est certain qu’en rapprochant les hommes, en sapant les barrières qui les séparent encore, elle rend plus facile et montre plus prochaine la civilisation du monde entier ; en augmentant le bien-être et la sécurité, en atténuant l’âpreté de la lutte pour l’existence, elle ne contribue pas seulement au bonheur des hommes : par cela même qu’elle tend à rendre plus légère la servitude des besoins matériels, elle tend à donner plus de douceur aux cœurs, plus d’essor aux âmes, plus de dignité aux consciences. En déracinant, partout où elle s’implante, les préjugés, causes de tant de haines, et les superstitions, sources de tant de crimes, elle défriche le champ où pourra germer et fleurir la semence que trop d’épines étouffent, que trop de rocailles stérilisent…. Toutefois, disons-le bien haut, ce n’est pas là qu’est son grand bienfait moral : il est dans la disposition d’esprit qu’elle prescrit à ses adeptes ; il est dans son objet même, la recherche de la vérité. Tout ce qui se dit et se fait contre elle se dit et se fait, qu’on le sache ou non, contre la recherche de la vérité. »

[II.018.002]
  1.  Sainte-Beuve, Premiers Lundis, t. III, pp. 281-282.  ↩
  2.  Voir la lettre adressée par Sainte-Beuve à M. Albert Collignon le 14 juillet 1867 (Correspondance, t. II, pp. 187-188) : « … Qu’on en gémisse ou non, la foi s’en est allée ; la science, quoi qu’on dise, la ruine ; il n’y a plus, pour les esprits vigoureux et sensés, nourris de l’histoire, armés de la critique, studieux des sciences naturelles, il n’y a plus moyen de croire aux vieilles histoires et aux vieilles Bibles. Dans cette crise, il n’y a qu’une chose à faire pour ne point languir et croupir en décadence : passer vite et marcher ferme vers un ordre d’idées raisonnables, probables, enchaînées, qui donne des convictions à défaut de croyances, et qui, tout en laissant aux restes de croyances environnantes toute liberté et sécurité, prépare chez tous les esprits neufs et robustes un point d’appui pour l’avenir. Il se crée lentement une morale et une justice à base nouvelle, non moins solide que par le passé, plus solide même, parce qu’il n’y entrera rien des craintes puériles de l’enfance. Cessons donc le plus tôt possible, hommes et femmes, d’être des enfants : ce sera difficile à bien des femmes, direz-vous. — A bien des hommes aussi. Mais, dans l’état de société où nous sommes, le salut et la virilité d’une nation sont là et pas ailleurs. On aura à opter entre le byzantinisme et le vrai progrès. »  ↩
[II.019.003]
  1.  Paris, Fischbacher, 1896, 2e édit.  ↩
  2.  Paris, Fischbacher, 1896.  ↩
  3.  Paris, Fischbacher, 1896.  ↩
  4.  La Vie littéraire, pp. 216 et 43. Cf. Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. Superstition ; t. I, p. 642 (Paris, édit. du journal le Siècle, 1867) : « Je vous défie de me montrer un seul philosophe, depuis Zoroastre jusqu’à Locke, qui ait jamais excité une sédition, etc.… La superstition met le monde entier en flammes ; la philosophie les éteint. »  ↩
  5.  Op. cit., p. 230.  ↩
[II.020.004]
  1.  La Vie littéraire, p. 214.  ↩
  2.  Op. cit., p. 228.  ↩
  3.  Op. cit., p. 303.  ↩
[II.021.005]
  1.  Dans la Religion des Lettres, p. 103. Voir encore la profession de foi de M. Camille Saint-Saëns (1835-….), dans son petit volume Problèmes et Mystères (Paris, Flammarion, 1894), dont voici un extrait des conclusions : (En fait d’idéal et d’ « au-delà ») « Est-ce que vous n’avez pas la science ? Est-ce que vous n’avez pas l’art ? En fait de mystère, qu’y a-t-il de plus profond que la Nature ? En fait d’idéal, qu’y a-t-il de plus élevé que l’Art ?… Mais enfin, si loin que soit ce jour, il viendra, celui de la fin de notre espèce ! Le soleil s’éteindra ; peut-être avant ce temps la terre aura-t-elle résorbé ses mers, son atmosphère, et sera-t-elle devenue impropre à la vie ; après avoir progressé dans des proportions que nous ne pouvons imaginer, l’humanité régressera, dégénérera, disparaîtra. « Et il ne resterait rien de nous, qui avons pensé, de nous, qui avons aimé, qui avons souffert ! Ce n’est pas possible. Nous sentons en nous quelque chose qui ne peut périr ! » Soyez tranquilles, personne ne vous prouvera le contraire. Mais ce que nous sentons en nous pourrait très bien n’être que l’instant de la conservation, transfiguré par notre imagination, qui en a fait bien d’autres, transformant, par exemple, les brouillards et les feux follets en fées, fantômes et revenants, auxquels on a cru pendant des siècles…. Mais alors où est le But ? Le but ? Il n’y en a pas. Rien, dans la nature, ne tend à un but, ou plutôt chaque but est à son tour un point de départ…. On s’est toujours cassé le nez en cherchant les causes finales ; cela tient peut-être tout simplement à ceci, qu’il n’y a pas de causes finales. En tout cas, s’il y en a, il en va exactement pour nous comme s’il n’y en avait point. Si nous sommes emprisonnés dans le temps comme dans l’espace, tâchons de nous accommoder de notre prison ; quoi qu’on en dise, elle est assez vaste pour nous. Pénétrons-nous de cette vérité, que l’humanité est un corps dont nous sommes une molécule, et que le vœu de la nature est que nous vivions pour les autres, qui sont nous-mêmes. Profitons de l’héritage de nos aînés ; travaillons pour que ceux qui nous suivront soient plus heureux que nous, s’il est possible, et nous soient reconnaissants de l’existence que nous leur aurons préparée. Nous verrons alors que la vie est bonne, et, le moment venu, nous nous endormirons avec le calme et la satisfaction de l’ouvrier qui a fini sa tâche et bien employé sa journée. Les joies que la nature nous donne, qu’elle ne refuse même pas complètement aux plus déshérités d’entre nous, celles que procure la découverte des vérités nouvelles, les jouissances esthétiques de l’art, le spectacle des douleurs soulagées et les efforts pour les supprimer dans la mesure du possible, tout cela peut suffire au bonheur de la vie. Il est à craindre que tout le reste ne soit que folie et chimère. Des hommes sérieux et éclairés, de grands savants, croient pourtant à ces « chimères » et à ces « folies ». Cela ne prouve rien ; la logique ne gouverne pas toujours les hommes, fussent-ils éminents, et les contradictions les plus surprenantes vivent à l’aise dans le milieu élastique de la conscience. Kepler, le grand Kepler, un des fondateurs de la science moderne, l’auteur des lois immortelles qui portent son nom, croyait à l’astrologie ; il écrivait sérieusement que la conjonction de Jupiter et de Saturne, dans le signe du Lion, pouvait provoquer des insurrections. Une des forces les plus mystérieuses de la nature, l’atavisme, est la source de ces illogismes et la cause que certaines idées préconçues résistent à tous les assauts de la raison. Humiliée par la foi, déifiée par la libre pensée, la raison reste ce qu’elle est : le gouvernail du navire, rien de plus. Cela suffit pour qu’il soit impossible de s’en passer. » (Camille Saint-Saëns, op. cit., pp. 74 et 81-89.)  ↩
[II.023.007]
  1.  Ap. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XV, p. 138.  ↩
  2.  Correspondance, lettre à Frédéric-Guillaume, 28 novembre 1770, t. VIII, p. 803. (Paris, édit. du journal le Siècle, 1870.)  ↩
[II.024.008]
  1.  Voltaire renouvelle fréquemment cette constatation de l’irrémédiable et foncière ignorance humaine : « … Comment donc sommes-nous assez hardis pour affirmer ce que c’est que l’âme ? Nous savons certainement que nous existons, que nous sentons, que nous pensons. Voulons-nous faire un pas au delà, nous tombons dans un abîme de ténèbres ; et, dans cet abîme, nous avons encore la folle témérité de disputer si cette âme, dont nous n’avons pas la moindre idée, est faite avant nous ou avec nous, si elle est périssable ou immortelle. » Etc. (Dictionnaire philosophique, art. Ame ; t. I, pp. 76-77.) « … Il y a des gens qui ont résolu toutes ces questions. Sur quoi un homme d’esprit et de bon sens disait un jour d’un grave docteur : « Il faut que cet homme-là soit un grand ignorant, car il répond à tout ce qu’on lui demande. » (Op. cit., art. Annales ; t. I, p. 108.) « … Vous me demandez comment le penser et le vouloir se forment en vous. Je vous réponds que je n’en sais rien. Je ne sais pas plus comment on fait des idées, que je ne sais comment le monde a été fait. Il ne nous est donné que de chercher à tâtons ce qui se passe dans notre incompréhensible machine. » (Op. cit., art. Franc Arbitre ; t. I, p. 407.) « Les gens de lettres qui ont rendu le plus de services… sont les lettrés isolés, les vrais savants renfermés dans leur cabinet, qui n’ont ni argumenté sur les bancs des universités, ni dit les choses à moitié dans les académies ; et ceux-là ont presque tous été persécutés. Notre misérable espèce est tellement faite, que ceux qui marchent dans le chemin battu jettent toujours des pierres à ceux qui enseignent un chemin nouveau. » (Op. cit., art. Lettres, Gens de lettres ; t. I, p. 507.) « Après les assertions des anciens philosophes,… que nous reste-t-il ? un chaos de doutes et de chimères. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un philosophe à système qui n’ait avoué à la fin de sa vie qu’il avait perdu son temps. Il faut avouer que les inventeurs des arts mécaniques ont été bien plus utiles aux hommes que les inventeurs des syllogismes : celui qui imagina la navette l’emporte furieusement sur celui qui imagina les idées innées. » (Op. cit., art. Philosophie ; t. I, p. 577.)  ↩
[II.025.009]
  1.  « … Si je comprends bien, vous non plus vous ne croyez pas à un au-delà ?… — Excusez-moi, monsieur, je n’ai pas d’opinion là-dessus. C’est comme si vous me demandiez s’il y a des truffes au pied de cet arbre : il est possible qu’il y en ait, il est possible qu’il n’y en ait pas. La seule différence est que nous pourrions creuser pour nous en assurer, tandis que nous aurions beau creuser ce problème…. » (Léon Barracand [1844-….], l’Adoration, p. 172 ; Paris, Lemerre, 1895.)  ↩
[II.026.010]
  1.  Mirabeau, Lettres d’amour, pp. 293-294. (Paris, Garnier, 1874.)  ↩
  2.  Id., Lettres de cachet, chap. ii, p. 34. (Hambourg, sans nom d’edit., 1782.) Ailleurs (Lettres d’amour, pp. 291-292), Mirabeau dit encore : « … Tu vas en juger par ma profession de foi, que tu m’as déjà demandée deux fois et que je n’ai jamais eu le temps de te faire, parce que toutes ces discussions, immenses à faire, difficiles à résumer, n’apprennent, après tout, qu’un gros rien, si l’on veut être de bonne foi. Un ancien philosophe, interrogé par un roi sur l’essence de la divinité, demanda du temps pour y répondre. Le délai expiré, il en demanda un autre. Enfin, pressé de s’expliquer, Simonide dit à Hiéron : « Plus j’examine cette matière et plus je la trouve au-dessus de mon intelligence ». Je crois que Simonide a bien dit. — Veux-tu de grands et de beaux mots ? Racine te dira, en parlant de Dieu :
    •  L’Éternel est son nom, le monde est son ouvrage.

     Et voilà un admirable vers, mais une mauvaise définition. Veux-tu quelque chose de plus grand et de moins vague ? Lis cette inscription que Plutarque dit avoir été gravée sur le temple de Saïs : « Je suis tout ce qui a été, qui est, et ce qui sera ; et nul d’entre les mortels n’a encore levé mon voile… ». En effet, on ne peut faire un aveu plus sublime d’une invincible ignorance. Je t’entends bien d’ici, toi qui marches pas à pas, et ne crois point sur parole. Il faudrait, dis-tu sans doute, prouver qu’il y a un Dieu, avant d’expliquer ce que c’est que Dieu. Peut-être l’un n’est-il guère plus facile que l’autre ; car te démontrer l’existence de Dieu, en faisant attention à la nature de l’être infiniment parfait et à ses attributs, c’est-à-dire par une démonstration directe, par des raisonnements tirés de la nature même du sujet, c’est supposer l’idée de l’infini, qui est inconcevable ; c’est mettre en fait ce qui est en question, et ces sortes de preuves sont tout au moins insuffisantes. — Démontrer l’existence de Dieu par celle du monde et de l’univers, c’est-à-dire indirectement, c’est une tâche bien difficile ; car les lois simples qui dérivent de la forme imprimée à la matière nécessitent bien un premier mouvement ; mais ce premier mouvement sera-t-il Dieu ? Il faut convenir que cette première cause est très inconnue, très obscure, et, par conséquent, de nulle application, de nulle utilité dans les choses humaines. » Etc.… « Dieu, qui ne se mêle de rien ostensiblement ; Dieu, qui — selon l’expression de Jacob Boehme (1575-1624), — est le silence éternel » (George Sand, la Comtesse de Rudolstadt, chap. xix, t. I, p. 286 ; Paris. Michel Lévy, 1867). Dieu ne se manifeste à nous que par le culte que nous lui rendons.  ↩

[II.027.011]
  1.  Conversations recueillies par Eckermann, trad. Délerot, t. I, pp. 103-104.  ↩
  2.  Ap. Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. III, p. 388.  ↩
  3.  Le mot est de Fénelon et non de Bossuet. « L’homme s’agite, mais Dieu le mène. » (Fénelon, Sermon pour la fête de l’Épiphanie, Œuvres choisies, t. IV, p. 23 ; Paris, Hachette, 1862.)  ↩
[II.028.012]
  1.  Dans les Mélanges philosophiques, pp. 1-19. (Paris, Hachette, 1860.)  ↩
[II.029.013]
  1.  Ap. Larousse, Grand Dictionnaire, art. Doute, le Doute et ses victimes…, t. VI, p. 1165, col. 3.  ↩
  2.  Cf. abbé Galiani, lettre du 21 septembre 1776 à Mme d’Épinay (Lettres, t. II, p. 245 ; Paris, Charpentier, 1881) : « L’incrédulité est le plus grand effort que l’esprit de l’homme puisse faire contre son propre instinct et son goût. Il s’agit de se priver à jamais de tous les plaisirs de l’imagination, de tout le goût du merveilleux ; » etc.  ↩
[II.030.014]
  1.  Th. Jouffroy, De l’organisation des sciences philosophiques, Nouveaux Mélanges philosophiques, pp. 83-84. (Paris, Hachette, 1882.) On ne lira pas non plus sans intérêt les extraits suivants du même psychologue, relatifs à l’émancipation de la pensée : « Y a-t-il quelque chose de plus ridicule que d’en vouloir aux philosophes du xviiie siècle d’avoir pensé ce qu’ils ont pensé ? C’est comme si l’on se fâchait contre la toupie qui tourne sur le fouet de l’enfant : ce n’est pas la toupie qui est coupable, c’est l’enfant. Quand le peuple en France a su lire, pouvait-il ne pas lire ? pouvait-il lire sans comprendre, et comprendre sans croire ou douter ? Croire certaines choses, douter de certaines autres, n’est-ce point avoir une opinion ? Et a-t-on jamais vu qu’une opinion, ridicule ou sublime, bonne ou mauvaise, manquât de représentants ?… » Etc. (Id., De la Sorbonne et des philosophes, Mélanges philosophiques, p. 31.) Et plus loin (p. 32) : « Est-ce à dire que rien n’est absolument vrai ni absolument faux, que les opinions sont comme les modes, belles quand on les prend, laides quand on les quitte ? Nous sommes loin de le penser. Nous estimons qu’il est absolument vrai que deux et deux font quatre, et absolument faux que deux et deux font cinq ; mais nous pensons aussi que jamais siècle n’a cru ni ne croira que deux et deux font cinq ; nous pensons que jamais le faux ne peut devenir l’opinion d’une époque…. Ce n’est point de la vérité à l’erreur et de l’erreur à la vérité que voyage l’esprit humain, mais d’une vérité à une autre, ou, pour mieux dire, d’une face de la vérité à une autre face… »  ↩
[II.031.015]
  1.  Ap. Sainte-Beuve, P.-J. Proudhon, p. 123.  ↩
[II.032.016]
  1.  Discours prononcé à Tréguier le 2 août 1884 : Discours et Conférences, p. 216.  ↩
  2.  L’Avenir de la science, p. 318.  ↩
[II.033.017]
  1.  Ernest Renan, Souvenir d’enfance et de jeunesse, p. 72.  ↩
  2.  Id., op. cit., p. 136.  ↩
  3.  Id., op. cit., pp. 377-378.  ↩
[II.034.018]
  1.  Dans son discours de réception à l’Académie française, le 28 janvier 1897. Citons encore ces extraits de deux articles de M. H. Harduin, rédacteur au journal le Matin, qui se rapportent à notre sujet : « J’ai eu à me défendre, l’autre jour, contre les reproches à moi adressés par une dame bien pensante. « Passe pour la politique, m’a dit la dame, mais vous ne respectez pas souvent des croyances qui sont cependant respectables. — Madame, ai-je répondu avec une douceur qui n’excluait pas la fermeté, il n’y a pas de croyances respectables. — Vous dites ? fît la dame stupéfaite. — Je dis qu’il n’y a pas de croyances respectables : il n’y a que des croyances…. Lorsque saint Pierre et saint Paul vinrent à Rome, ils se trouvèrent en présence de croyances considérées alors, elles aussi, comme infiniment dignes de respect par ceux qui les professaient. Les Romains y étaient depuis longtemps attachés, de même que vous l’êtes aux vôtres, et Néron remplit son devoir en les défendant énergiquement contre la propagande des nouveaux venus. Ce n’était pas, en effet, pour autre chose que pour conserver l’ordre de choses existant qu’il était empereur ; tous les empereurs et tous les monarques étant, à ce point de vue, logés à la même enseigne. Si lesdits Pierre et Paul avaient été retenus par la considération qu’il existe des croyances dites respectables, vous ne seriez pas chrétienne, ni moi chrétien. » (Le Matin, 14 juillet 1902.) Et cette comparaison des religions et de la science : « Ce qui constitue la supériorité de la science sur les religions, c’est que, pour elle, le dogme, le dogme intangible n’existe pas. Elle admet le fait nouveau ; les religions ne l’admettent pas. Ce fait inconnu, elle est toujours prête à l’examiner, à le discuter ; les religions le condamnent, parce qu’il dérange ce qui est établi. Exemple : un homme se lève, Galilée, et dit : « La terre tourne, elle tourne autour du soleil ». Aussitôt, les chefs religieux se dressent devant lui : « La terre ne tourne pas, car si elle tournait, elle ne serait plus le centre du monde, ce qui a toujours été enseigné, ce que nous savons par révélation, ce qui, conséquemment, est vrai. » Et Galilée est condamné. Mais voici qu’un savant présente un corps nouveau, le radium. Toutes les notions enseignées, admises sur les propriétés de la matière paraissent devoir être bouleversées. Immédiatement, la science s’émeut. Un fait nouveau ? Voyons le fait nouveau. Il va peut-être démolir de fond en comble le dogme scientifique. Tant mieux ! S’il fait succéder la vérité à l’erreur, la science brûlera ce qu’elle avait adoré, elle adorera ce qu’elle brûlait. Et voilà pourquoi ce n’est pas la science qui fait faillite, mais les religions, les unes après les autres, disparaissant en bloc pour ne plus revenir, alors que la science renaît perpétuellement de ses cendres. (Le Matin, 28 décembre 1903.) « Saint Augustin riait de ceux qui croyaient aux antipodes. Aujourd’hui, on rit de saint Augustin, qui n’y croyait pas. » (P.-J. Martin, l’Esprit de tout le monde, p. 256.)  ↩

Publié le 22 oct. 1905 par Albert Cim