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Préface

L’accueil que le public a bien voulu faire à mon volume Une Biblio­thèque, épuisé quelques mois après sa mise en vente, m’a encouragé à poursuivre mes recherches bibliographiques, et c’est un ouvrage du même genre, mais plus détaillé et plus complet, que je lui offre aujourd’hui.

J’estime que le livre n’est pas uniquement destiné à être vêtu avec luxe, jalousement renfermé sous vitrine, contemplé avec ferveur et admiration, qu’il est fait surtout pour être lu, médité et savouré. Je le considère comme un instrument d’étude et de distraction, de consolation et de réconfort, avant tout comme un moyen de perfectionnement intellectuel et moral. Je ne sépare donc pas l’amour des livres de l’amour des Lettres, et par conséquent de l’amour du beau et du bien, du juste et du vrai. Il y a là une triple corrélation, une quasi-synonymie, que je tiens à établir ou à rappeler tout d’abord.

C’est par l’historique du livre, ou, plus exactement, et conformément à la déclaration précédente, de l’amour du livre et de la lecture, de l’amour du livre et de l’amour des Lettres, que débute cette série d’études. Je me suis efforcé de réunir ce qu’on a dit ou écrit de plus judicieux et de plus vrai, de plus piquant ou de plus éloquent, de plus saillant, sur ce double sujet, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours[II.1]. Dans cette anthologie, bien des omissions ont dû se commettre, c’est certain et c’était fatal : alius alio plus invenire potest, nemo omnia, inscrivait un de mes prédécesseurs et de mes maîtres, Gabriel Peignot, en tête du manuscrit de son Myriobiblon français[III.1].

Avec une telle provision de beaux dicts, sages préceptes, sentences et anecdotes mémorables, ma tâche était des plus simples, et je n’ai été le plus souvent qu’un « encadreur », selon le mot de Sainte-Beuve[III.2].

Conformément à la méthode préconisée et pratiquée par ce grand critique, notre premier historien littéraire, je me suis gardé tant que j’ai pu de l’à peu près, et appliqué, de toutes mes forces aussi, à être exact : l’exactitude, même dans « notre France invérificatrice[V.1] », devant être et devant rester « la première vertu du bibliographe », comme se plaisait si bien à répéter le consciencieux érudit et habile imprimeur Crapelet[VI.1]. S’il ne m’a pas toujours été possible, pour tant d’extraits et d’exemples, de remonter à la source originale, du moins ai-je toujours eu soin, autant par probité et scrupule d’écrivain que par prudence, d’indiquer avec précision ma référence, quelle qu’elle fût, de façon que ma citation ou mon assertion put être vérifiée sur-le-champ et sans peine.

Après deux volumes consacrés à l’historique du livre et de la lecture, aux diverses façons de lire, au choix des livres, aux relectures, aux bibliolâtres, bibliophobes, emprunteurs de livres, etc., j’aborde la question pratique, la fabrication actuelle du livre : papier, impression, reliure ; viennent ensuite l’achat des livres, l’aménagement des bibliothèques, l’usage et entretien des livres. Un dernier volume comprendra : la liste des abréviations, des locutions latines, termes géographiques latins, chiffres romains, signes typographiques, etc., usités en bibliographie ; une nomenclature des principaux ouvrages relatifs aux bibliothèques et à tout ce qui concerne le papier imprimé ; enfin un index alphabétique général.

Dans une suite d’études parfois aussi différentes les unes des autres, au cours d’un travail aussi varié et aussi complexe, ce sont non seulement des omissions, mais des erreurs de toute sorte, qui, malgré l’attention constante et les soins de l’auteur et de l’imprimeur, ont pu et sont venues fatalement se produire. Je m’en excuse d’avance et fais instamment appel à la bonne grâce des lecteurs : puissent-ils, comme par le passé, m’être indulgents et « bénévoles » !

Albert Cim.
Janvier 1905

[I.018.II]
  1.  « Trouver, conserver, amasser, ordonner, mettre en œuvre. — Il faut thésauriser avant de se mettre en dépense. Il faut amasser lentement, trier avec un soin sévère les pensées qui seront les matériaux de notre œuvre. Cette lente méthode est la seule qui fasse les livres durables. » (Albert Collignon, la Religion des lettres, p. 284.) Et ailleurs (op. cit., pp. 31-32), le même écrivain dit : « Rassembler peu à peu, au cours de mes lectures, le meilleur de la pensée des hommes sur la vie et l’art de vivre, aller des épicuriens aux stoïciens, et des philosophes aux chrétiens ; extraire, dans les romans et dans l’histoire, dans les correspondances et les mémoires, chez les poètes et chez les prosateurs, les pensées qui me frappent sur le bonheur, sur les plaisirs, sur l’argent, l’ambition, l’amour, les femmes, l’amitié : — on pourrait ainsi former un recueil à la fois classique et populaire, une sorte de dictionnaire de morale pratique, composé par les plus grands hommes. On peut faire un livre très personnel et très utile en choisissant avec goût dans les écrits des autres. »  ↩
[I.019.III]
  1.  Cf. J. Simonnet, Essai sur la vie et les ouvrages de Gabriel Peignot, p. 177. (Paris, Aug. Aubry, 1863.)  ↩
  2.  « Je ne crois pas avoir à m’excuser auprès de mes lecteurs pour leur avoir donné ici tant de pages qui ne sont pas de moi, et qui sont de meilleurs que moi…. J’imagine qu’on aura pris, à les lire, quelque chose du plaisir que j’ai eu moi-même à les rassembler. En pareil cas, et quand j’ai les mains si bien remplies, ma tâche est simple, et mon métier est tout tracé : je ne suis qu’un encadreur. » (Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. IV, p. 210.) « … Les citations découpées par la critique dessinent l’homme mieux que si l’on renvoyait au livre. La bonne critique n’est souvent qu’une bordure. » (Id., Portraits littéraires, t. II, p. 166, n. 1.) Chateaubriand faisait aussi grand cas de l’art des citations, qu’il a apprécié en ces termes (ap. Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, t. II, p. 384) : « Il ne faut pas croire que l’art des citations soit à la portée de tous les petits esprits qui, ne trouvant rien chez eux, vont puiser chez les autres. C’est l’inspiration qui donne les citations heureuses. La mémoire est une Muse, ou plutôt c’est la mère des Muses, que Ronsard fait parler ainsi :
    •  Grèce est noire pays, Mémoire est notre mère.

     Les plus grands écrivains du siècle de Louis XIV se sont nourris de citations…. Cicéron, qui n’avait qu’un seul idiome au service de son érudition, prodigue les citations également…. Pour ma part, je n’y ai fait faute. Le Génie du Christianisme est un tissu de citations avouées au grand jour. Dans les Martyrs, c’est un fleuve de citations déguisées et fondues. Dans l’Itinéraire, elles devaient régner par la nature même du sujet. Je les admets volontiers partout…. Socrate a dit quelque part, chez Platon, qu’il était lui-même comme une coupe s’emplissant des eaux des sources étrangères au profit de son auditoire…. » Montaigne, qui a tant cité qu’on peut considérer ses Essais comme de véritables stromates, un vaste florilège, un copieux répertoire ou réservoir de l’antiquité, fait cette déclaration (I. xxv ; t. I, p. 198 : Paris, Charpentier, 1862) : « Je ne dis les aultres, sinon pour d’autant plus me dire » : en d’autres termes : « Je ne cite les autres que pour mieux exprimer ma pensée ». Remarquons encore que citer, pour certains esprits, c’est faire acte, non de paresse, mais de modestie. « J’ai toujours le nez dans les livres, c’est vrai, écrit, dans une de ses meilleures pages, Charles Monselet (Curiosités littéraires et bibliographiques, p. 3). On ne se refait point. Prêt à prendre la plume pour mon compte, je m’arrête en disant : « Ne vaudrait-il pas mieux citer ? » Ne voyez pas de la paresse là-dedans : cherchez-y plutôt de la modestie. Il y a tant de choses qu’on a si bien dites avant moi, tant de définitions si heureusement et si spirituellement formulées ! « C’est de la « besogne toute faite », dira-ton. Mais comptez-vous pour rien le mérite de l’avoir trouvée, les heures passées devant les étalages des bouquinistes, dans les bibliothèques, à la salle des ventes de la rue des Bons-Enfants ? Vous me faites trop d’honneur en réclamant ma prose ou mes vers. Ingrats lecteurs, vous mériteriez souvent d’être pris au mot ! » Rappelons encore, à propos des citations, cette humoristique réponse d’un ami et disciple de Sainte-Beuve précisément, à qui l’on reprochait un jour d’avoir reproduit, dans un article, diverses sentences et réflexions tirées de l’antiquité grecque qui l’avait frappé par leur justesse et leur originalité : « C’est fort bien, tout ce que vous nous dites là, lui objectait-on : c’est très joli, mais ce n’est pas vous qui l’avez inventé. — Dame ! répliqua-t-il, c’est comme les chiens de chasse, qui n’ont pas non plus inventé les perdreaux, mais qui savent, du moins, les dénicher. »  ↩

[I.021.V]
  1.  L’expression est de l’abbé Rive, la Chasse aux Bibliographes et aux antiquaires mal-avisés… t. I, p. 233, n. 1. (Londres, N. Aphobe, etc., 1789. In-8.) A propos des citations et de la nécessité de donner ces textes non seulement avec la plus scrupuleuse exactitude, mais aussi avec l’indication de leurs sources, afin d’en faciliter le plus possible le contrôle, écoutons encore un de nos devanciers, André Chevillier, l’auteur de l’Origine de l’imprimerie de Paris (Paris, Jean de Laulne, 1694 ; in-4) : « Quelqu’un, dit-il, dans la préface de cette « dissertation historique et critique », trouvera peut-être qu’il y a trop de passages [cités] dans ce livre. Je n’ai point pu faire autrement ; ils servent ordinairement de preuves aux faits qu’on y avance. J’ai considéré que le lecteur d’un livre nouveau en devient le juge. Les juges ne doivent rien croire que ce qu’ils voient prouvé dans les procédures ; et ils forment leurs idées plus fortes ou plus faibles, à proportion de la force des preuves. Dans un siècle d’érudition, comme celui où nous sommes, et qui a l’abondance des livres, personne ne doit être cru sur sa simple parole. Il faut avoir en main la preuve de ce qu’on avance. Les seules citations des auteurs mises en marge sont quelque chose ; mais, à mon avis, ce n’est pas assez ; elles laissent au lecteur la peine d’aller chercher le passage, ce qui souvent n’est pas aisé, et toujours la crainte qu’on n’ait pas bien pris le sens de l’auteur. Les passages mis devant les yeux lèvent toute difficulté : celui qui les lit en tire lui-même les conséquences, et y exerce sa critique, comme il a droit de le faire…. »  ↩
[I.022.VI]
  1.  Ap. Dibdin, Voyage bibliographique, archéologique et pittoresque en France, trad. Licquet et Crapelet. t. IV, p. 124. (Paris, Crapelet, 1825.)  ↩

Publié le 22 oct. 1905 par Albert Cim