I-V. Époque contemporaine
Un des hommes de notre temps qui ont le mieux connu les livres, qui en ont le mieux parlé, et ont le plus fait pour en répandre la connaissance et l’amour, c’est Gabriel Peignot (1767-1849) : son érudition, son jugement, son goût, sa méthode et sa puissance de travail, son ordre, sa clarté, toutes ses excellentes qualités sont aujourd’hui unanimement constatées[176.1].
Peignot a beaucoup écrit. « Esprit facile, disposé à tout admirer et à tout aimer, a dit de lui un de ses biographes[177.1], il se laissa successivement tenter, tout en restant fidèle à la bibliographie, par l’histoire, par l’antiquité romaine, par l’étude comparée des langues, par l’histoire des mœurs et celle de notre littérature, par la curiosité enfin. » Ses principaux ouvrages, dans le sujet qui nous occupe, sont le Manuel du bibliophile, ou Traité du choix des livres, le Manuel bibliographique, ou Essai sur les bibliothèques anciennes et modernes, le Dictionnaire raisonné de bibliologie (une des meilleures œuvres de Peignot), l’Essai historique et archéologique sur la reliure des livres et sur l’état de la librairie chez les anciens, un Essai sur l’histoire du parchemin et du vélin, un Essai de curiosités bibliographiques, etc. Le seul reproche qu’on puisse adresser à ces volumes, et ce reproche n’atteint pas l’auteur, c’est d’être aujourd’hui quelque peu arriérés sur certains points. Mais, ne l’oublions pas, Gabriel Peignot a été le pionnier de la science bibliographique, un « défricheur », comme l’a si justement appelé M. Fertiault dans un de ses sonnets :
La notion du Livre a rayonné par lui[178.1].
C’est surtout dans sa correspondance avec son ami Baulmont qu’on peut se rendre compte des remarquables qualités de cœur et d’esprit — bon sens, bonne humeur, gaieté, exquise délicatesse de sentiments, érudition toujours aimable et sans pédanterie, infatigable activité, absolu désintéressement, bonté foncière et inépuisable — de Peignot. Aucune gloriole, aucune ambition de sa part : c’est uniquement par goût, pour elles-mêmes et « pour le plaisir », qu’il aime les Lettres : « … Mais, ma foi, je ne donnerais pas une pipe de tabac pour qu’il (son nom) me survécût ; il en est des hommes comme des peuples : moins on parle d’eux dans l’histoire, plus ils ont été heureux dans ce bas monde. Je jouis encore de cet avantage, et j’apprécierai de mon mieux le peu de temps qui me reste à en jouir[179.1]. »
Ailleurs, après la mort de deux personnes auxquelles il était attaché : « Nous vivons dans nos amis, écrit-il, comme ils vivent en nous ; nous n’avons, pour ainsi dire, entre amis, qu’une âme, qu’un esprit, qu’une pensée. Quand nous perdons ces bons amis, n’est-ce pas descendre petit à petit, par lambeaux, dans la tombe ? En vérité, à la mort de chaque personne qui m’intéresse, il me semble sentir une partie de moi-même qui s’en va ; c’est un acompte sur la destruction totale. Hélas ! j’en ai déjà bien payé de ces acomptes, et de terribles[179.2]…. »
Après avoir rempli, jusqu’à plus de soixante-dix ans, des fonctions universitaires, en dernier lieu celles d’inspecteur d’Académie à Dijon, aux appointements annuels de 3000 francs ; après toute une vie de labeur opiniâtre et de services rendus à ses concitoyens, à l’enseignement et à la science, Peignot mourut pauvre, sans titres ni rubans, ce qui, selon la remarque de son biographe[180.1], « est le meilleur éloge qu’on puisse faire » de ce modeste et savant, de cet excellent et heureux homme, de ce vrai sage.
J’ai déjà eu recours plus d’une fois, pour le présent travail, aux livres de Gabriel Peignot, et j’y puiserai encore. Je me bornerai ici, dans cette sorte de florilège, à citer ces quatrains, où le bon, jovial et spirituel septuagénaire, s’est peint avec ses pieuses croyances, sa simplicité de cœur, sa pureté de mœurs, son culte pour l’amitié, les livres et l’étude :
Le sort que me départ ta volonté suprême,
Être puissant et bon, comble tous mes souhaits,
Et, maître de choisir, j’aurais choisi le même :
Je te rends, ô mon Dieu, grâce pour tes bienfaits.
Des livres à mon goût, dans mon coin si modeste,
Remplissent mes rayons ; un humble coffre-fort
Suffit à mes besoins : les pauvres ont le reste ;
Mais ma bibliothèque est mon plus cher trésor.
Sain de corps et d’esprit, j’ai des amis sincères ;
L’étude me distrait sans jamais me lasser ;
Comptant du jour natal beaucoup d’anniversaires,
Je vois, sans nul regret, mon terme s’avancer.
Convive passager au banquet de la vie,
Je sais qu’il faut bientôt au monde dire adieu ;
A renaître en ton sein ta bonté me convie,
Et mon cœur en nourrit l’espérance, ô mon Dieu[181.1] !
« Lorsque mon cœur oppressé me demande du repos, dit Joseph de Maistre (1754-1821)[182.1], la lecture vient à mon secours. Tous mes livres sont là sous ma main ; il m’en faut peu, car je suis depuis longtemps bien convaincu de la parfaite inutilité d’une foule d’ouvrages qui jouissent d’une grande réputation[182.2]. »
Un ingénieux et profond moraliste, Joseph Joubert (1754-1824), si apprécié de tous les délicats, si cher à tous les lettrés, a, lui aussi, beaucoup aimé les livres, et les a magnifiquement prônés. « Il n’est rien de plus beau qu’un beau livre », déclarait-il[182.3]. « Ce sont les livres qui nous donnent nos plus grands plaisirs, disait-il encore[182.4], et les hommes qui nous causent nos plus grandes douleurs. » Un de ses biographes, Paul de Raynal, a décrit en ces termes la passion de Joubert pour les livres. Cette passion « n’était pas celle du bibliomane qui, comme l’avare, amoncelle des trésors dont il ne sait point user. Il lisait tout, et la plupart des volumes de sa bibliothèque portent encore les vestiges du vestiges du passage de sa pensée : ce sont de petits signes dont j’ai vainement étudié le sens, une croix, un triangle, une fleur, un thyrse, une main, un soleil, vrais hiéroglyphes que lui seul savait comprendre et dont il a emporté la clef. Son heureuse mémoire cependant aurait pu se passer d’un tel secours. Il n’oubliait rien, en effet, des choses qu’il avait lues ; l’aspect seul du volume, un regard jeté sur la couverture, sur le titre, suffisaient pour réveiller tous ses souvenirs et renouveler soudainement ses impressions premières. C’était, de ses livres à lui, un commerce de tous les instants, une sorte de courant intellectuel presque ininterrompu. Ils ne renfermaient pas une bonne parole dont il ne leur tînt compte en passant, un mauvais propos dont il ne leur gardât rancune. Aussi était-il devenu fort scrupuleux dans le choix des volumes qu’il admettait sur ses rayons. Il avait grand soin de ne s’entourer que d’ouvrages amis, et proscrivait, comme un voisinage fâcheux, les auteurs qui blessaient sa pensée[183.1]. »
Le vicomte de Bonald (1754-1840), dont on connaît les aphorismes[184.1] : « Depuis l’Évangile jusqu’au Contrat Social, ce sont les livres qui ont fait les révolutions, » « La littérature est l’expression de la société », etc., se montrait, en fait de livres, autrement rigoureux que Joubert, et, non content de proscrire les statues en costume héroïque, « il proposait sérieusement à l’Administration de faire faire des éditions châtiées et exemplaires des auteurs célèbres ; on extrairait de chaque auteur ce qui est grave, sérieux, élevé, noblement touchant, et l’on supprimerait le reste : « Tout ce qui serait de l’écrivain social serait conservé, tout ce qui serait de l’homme serait supprimé ; et, si je ne pouvais faire le triage, dit-il, je n’hésiterais pas à tout sacrifier.[185.1] » Le systématique et impitoyable doctrinaire ne semble pas se douter qu’il pourrait survenir un autre épurateur non moins zélé et féroce que lui, un autre vandale et massacreur de son espèce, ou plutôt d’une espèce contraire, qui s’en prendrait à lui, Bonald, et lui ferait subir la peine du talion, le supprimerait et sacrifierait à son tour, sans pitié ni remords et totalement.
La comtesse d’Albany (1752-1824), la femme du brutal Prétendant Charles-Édouard et l’amie dévouée d’Alfieri, puis du peintre Xavier Fabre (de Montpellier), avait la passion de la lecture, et une passion qui ne fit que s’accroître avec l’âge. Dans sa retraite de Florence, après sa promenade matinale aux Caseine, elle se réfugiait au milieu de ses livres, et ne les quittait pour ainsi dire plus : « C’est un grand plaisir, écrivait-elle en décembre 1802, que de passer son temps à parcourir les différentes idées et opinions de ceux qui ont pris la peine de les mettre sur le papier. C’est le seul plaisir d’une personne raisonnable à un certain âge ; car les conversations sont médiocres et bien faibles, et toujours très ignorantes…. Mes livres augmentent tous les jours…. Je ne trouve pas de meilleure et plus sûre compagnie : au moins on peut penser avec eux[186.1]. » « Les livres, disait-elle encore[186.2], ont toujours plus d’esprit que les hommes qu’on rencontre. »
Dans la correspondance de Paul-Louis Courier (1772-1825), qui devint, à certain moment, en 1812, un des habitués du salon de la studieuse comtesse d’Albany, l’amour des livres et de l’étude apparaît dès le début et en maint endroit : « Mes livres font ma joie, et presque ma seule société. Je ne m’ennuie que quand on me force à les quitter, et je les retrouve toujours avec plaisir. J’aime surtout à relire ceux que j’ai déjà lus nombre de fois, et par là j’acquiers une érudition moins étendue, mais plus solide[186.3]. » Et plus loin[186.4] : « Mon père regarde comme mal employé le temps que je donne aux langues mortes, mais j’avoue que je ne pense pas de même. Quand je n’aurais eu en cela d’autre but que ma propre satisfaction, c’est une chose que je fais entrer pour beaucoup dans mes calculs ; et je ne regarde comme perdu, dans ma vie, que le temps où je n’en puis jouir agréablement, sans jamais me repentir du passé, ni craindre pour l’avenir. Si je puis me mettre à l’abri de la misère, c’est tout ce qu’il me faut ; le reste de mon temps sera employé à satisfaire un goût que personne ne peut blâmer, et qui m’offre des plaisirs toujours nouveaux. Je sais bien que le grand nombre des hommes ne pense pas de la sorte ; mais il m’a paru que leur calcul était faux, car ils conviennent presque tous que leur vie n’est pas heureuse. »
« Les lettres et la solitude, voilà mon élément, » écrivait, en 1792, Benjamin Constant (1767-1830) à Mme de Charrière[187.1].
« Je n’aime guère à changer de place…. J’étais né pour vivre et mourir dans une cellule, et encore des plus étroites : in angulo cum libello, » assurait Lamennais (1782-1854), à trente ans, du fond de sa retraite de la Chesnaie[187.2].
« Je veux mourir la tête appuyée, à droite et à gauche, sur des piles de bouquins, souhaitait Charles Nodier (1780-1844) ; il faut bien s’amuser à quelque chose, quand l’âge, les soucis et les infirmités nous ont fait perdre le seul avantage de nous amuser de tout[187.3]. » « La bibliomanie est peut-être encore de l’amour. Une bibliothèque de luxe est le harem des vieillards », déclarait encore le même amant passionné des livres[188.1], qui, dans cette dernière phrase, aurait pu se contenter de dire « une bibliothèque », sans épithète.
Daru (1769-1829), l’administrateur militaire et le traducteur d’Horace, adressait à son fils aîné, peu de temps avant de mourir, cette profession de foi littéraire : « J’ai trouvé dans l’étude des Lettres, au bout d’une vie déjà longue et traversée par bien des événements, un grand charme, une grande utilité, souvent de grandes consolations. Je m’y suis adonné de bonne heure, plutôt par goût que par prévoyance…. J’ai dû au goût et à l’habitude du travail les seuls remèdes que l’on puisse opposer soit au vide de l’âme qui suit souvent la perte du pouvoir, soit aux épreuves qui vous frappent dans la vie de ceux que l’on aime. Les Lettres m’ont été toujours secourables, utiles et douces : cultivez-les[188.2]…. »
« Que serais-je sans toi ? disait Schiller (1759-1805) à sa Muse[189.1] (c’est-à-dire sans l’amour de l’étude et le culte des Lettres). Je l’ignore. Mais je frissonne en voyant ce que sont sans toi des centaines et des milliers d’hommes[189.2]. »
Dans ses derniers jours, Gœthe (1749-1832), « le grand critique de notre âge[189.3] », « ce roi de la critique[189.4] », « le plus grand des critiques, celui de qui l’on peut dire qu’il n’est pas seulement la tradition, mais qu’il est toutes les traditions réunies[189.5], » parlant de la difficulté qu’il y a souvent à lire un ouvrage, plaisantait sur la présomption des personnes qui, sans études préparatoires, sans connaissances préalables, veulent lire tous les ouvrages de philosophie et de science, absolument comme s’il s’agissait d’un roman. « Les braves gens ne savent pas, disait-il, ce qu’il en coûte de temps et de peine pour apprendre à lire[189.6]. J’ai travaillé à cela quatre-vingts ans, et je ne peux pas dire encore que j’y sois arrivée[190.1]. » « On lit, disait-il encore[190.2], beaucoup trop de livres médiocres avec lesquels on perd son temps, et dont on, ne retire rien. On ne devrait lire que ce qu’on admire. »
C’était aussi le conseil de Lacordaire (1802-1861) : « A part le besoin des recherches dans un but utile, il ne faut lire ici-bas que les chefs-d’œuvre des grands noms ; nous n’avons pas de temps pour le reste[190.3]. »
Dans son oraison funèbre du général Drouot[191.1], qui, fidèle à ses débuts[191.2], a toujours conservé le culte des livres et de l’étude, Lacordaire a éloquemment magnifié l’amour des Lettres :
« L’amour des Lettres ! Oh ! faut-il que je surprenne par là peut-être quelqu’un de mes auditeurs ? Sommes-nous si loin déjà du temps où la culture des Lettres pour elles-mêmes était une passion distinctive de toutes les natures noblement trempées ? Le nombre va-t-il diminuant des esprits délicats et sérieux pour qui les Lettres sont autre chose qu’une vague réminiscence de la jeunesse ou un vulgaire métier ? Je n’ose le croire ; je ne me persuade pas, malgré des signes affligeants, que nous penchions vers la décadence, et que le bataillon sacré des intelligences d’élite soit chaque jour éclairci par des pertes qui ne se réparent point. Le général Drouot avait appris, dans les laborieuses études de sa jeunesse, cet amour antique des Lettres humaines. Un chef-d’œuvre était pour lui un être vivant avec lequel il conversait, un ami du soir qu’on admet aux plus familiers épanchements. Penser en lisant un vrai livre, le prendre, le poser sur la table, s’enivrer de son parfum, en aspirer la substance, c’était pour lui, comme pour toutes les âmes initiées aux jouissances de cet ordre, une naïve et pure volupté. Le temps coule dans ces charmants entretiens de la pensée avec une pensée supérieure ; les larmes viennent aux yeux ; on remercie Dieu, qui a été assez puissant et assez bon pour donner aux rapides effusions de l’esprit la durée de l’airain et la vie de la vérité. Ne vous demandez plus ce qui animait la solitude du vétéran de la grande armée, et lui enlevait les heures que le cours de son âge lui apportait. Tandis que nous vivions dans le présent, il vivait dans tous les siècles ; tandis que nous vivions dans la région des intérêts, il vivait dans la sphère du beau. Vie rare et excellente, parce que le goût n’y suffit pas, mais qu’il y faut le cœur et la vertu. Ce n’est pas sans raison que les anciens l’appelaient du nom de culte, et, comme on dit la religion de l’honneur, on pouvait dire aussi la religion des Lettres[192.1]. »
« Les Lettres, c’est l’esprit humain lui-même…. L’étude des Lettres, c’est l’éducation de l’âme, » disait Villemain (1790-1870)[192.2].
La correspondance de Ximénès Doudan (1800-1872), un « inconnu et volontairement inconnu[192.3] » de la foule, « un de ces esprits délicats nés sublimes[192.4] », un merveilleux causeur, de qui Victor Cousin disait que « personne, depuis Voltaire, n’a certainement eu autant d’esprit[193.1], » abonde en remarques piquantes ou profondes et en sagaces conseils relatifs aux livres et à la lecture :
« Dans les études littéraires, on ne profile que de ce qui amuse. C’est là surtout qu’il faut suivre sa pente, c’est-à-dire son goût. Je vois des personnes qui s’obstinent, par conscience, à lire ce qui les ennuie. Je doute qu’il leur reste une idée ou un sentiment de ce travail ingrat. Il faut planter là un livre dès que, après l’épreuve d’une vingtaine de pages, on sent qu’il ne vous va pas ; tout au plus le faut-il parcourir ; en parcourant on trouve quelquefois telle page qui vous fait revenir avec plaisir sur les commencements ; mais ne parcourt pas qui veut ; les personnes méthodiques ont de la peine à s’y faire. Il est vrai qu’on peut apprendre à parcourir méthodiquement[193.2]. Je crois que si Bossuet n avait pas forcé le Dauphin à lire d’un bout à l’autre des livres qui l’assommaient, le pauvre prince n’aurait pas dit, à la fin de son éducation : « C’est bon, je ne lirai plus que la Gazette[193.3] ».
« Pour les esprits féconds, les livres des autres ne donnent pas seulement ce qu’ils contiennent ; leur principale utilité est de suggérer d’autres manières de considérer un sujet par une sorte de méditation que provoque la lecture. C’est ce qui fait dire de certains livres qu’ils font penser. Je le crois vrai de tous, et la lecture n’est peut-être qu’une manière facile de fixer ses pensées sur un objet déterminé. Pendant que l’attention s’attache à la suite des raisonnements ou des récits de l’auteur, il se fait un autre travail dans le fond de l’atelier de l’intelligence, et ce travail, c’est l’invention personnelle et originale[194.1]. »
« Où en est votre convalescence ? Pouvez-vous lire tout votre soûl ? C’est la seule consolation que je connaisse. Aussi je crains que la destinée, qui est douce, ne m’arrache les yeux. Quand Luther entra au couvent, il emporta avec lui un Platon et un Virgile. Le goût des Lettres est une marque de grande origine. On ne l’a pourtant pas dans le faubourg Saint-Germain. C’est singulier[194.2]. » « … Vous vous faites un rempart de livres que les importuns ne franchissent pas aisément. C’est un bon système de fortifications[194.3]…. »
Et sans cesse Doudan revient sur sa passion des livres : « J’aime la vue des livres comme d’autres aiment la vie du monde, sans dessein pourtant de causer avec chacun[195.1] ». « … Il m’a fallu renoncer à tout le plaisir que je me promettais d’un mois de solitude à lire du matin au soir et du soir au matin dans un petit coin. Je suis né pour lire, et non pas pour écrire, marcher et parler. Vous dites que lire, c’est être inutile au monde[195.2]. Qui vous dit le contraire ? Mais ne voyez-vous pas bien qu’écrire, c’est être nuisible au monde[195.3] ? » Etc. « Je veux savoir exactement ce que vous lisez. Dis-moi qui tu lis, et je te dirai qui tu es[195.4]. »
Cette dernière sentence a été reprise et commentée et développée en ces termes par l’historien et esthéticien Charles Blanc (1813-1882)[195.5] : « J’ai toujours pensé, et j’ai vérifié quelquefois, que l’on peut se faire une idée juste du caractère et de l’esprit d’un homme qu’on n’a jamais vu, rien qu’en regardant sa bibliothèque. Dis-moi ce que tu lis, et je te dirai qui tu es[195.6]. Avant même d’avoir lu les titres des ouvrages rangés clans les armoires de ce personnage que l’on ne connaît point et qui vous fait attendre dans son cabinet, on n’a qu’à jeter un coup d’œil sur ses reliures pour savoir s’il a le sentiment de l’ordre, s’il a du tact, s’il a du goût, s’il est vraiment possédé de l’amour des livres ou s’il n’en a que l’ostentation, s’il est enfin de ceux qui ont une bibliothèque seulement pour la montre, de ceux à qui M. de Paulmy[196.1] proposait cette inscription à mettre sur leurs livres : Multi vocati, pauci lecti, beaucoup d’appelés, peu de lus ».
« Si le style est l’homme, les livres sont l’homme aussi, » affirme, de son côté, le philosophe et historien Matter (1791-1864)[196.2].
« Au catalogue de ses livres, écrivait un jour Jules Janin (1804-1874), on connaît un homme. Il est là dans sa sincérité ; voilà son rêve, et voilà ses amours[197.1]. »
Et Richardson (1689-1761), dans son roman de Clarisse Harlowe[197.2] : « Si vous avez intérêt de connaître une jeune personne, commencez par connaître les livres qu’elle lit ». « Il n’y a rien de si incontestable, ajoute Joseph de Maistre (1754-1821), en citant ce passage[197.3]…. Il est certain qu’en parcourant les livres rassemblés par un homme, on connaît en peu de temps ce qu’il est, ce qu’il sait et ce qu’il aime[197.4]. »
Notre grand historien littéraire Sainte-Beuve (1802-1869), l’auteur de ces admirables Causeries du lundi qu’on a si justement qualifiées d’ « Encyclopédie des Lettres[197.5] », de « trésor inépuisable, que tout lettré ne peut se dispenser d’avoir sous la main[198.1], » a fait la remarque suivante :
« Ne pas avoir le sentiment des Lettres[199.1], cela, chez les anciens, voulait dire ne pas avoir le sentiment de la vertu, de la gloire, de la grâce, de la beauté, en un mot de tout ce qu’il y a de véritablement divin sur la terre : que ce soit là encore notre symbole[200.1]. » « Heureux, écrit-il ailleurs[200.2], heureux ceux qui lisent, qui relisent, ceux qui peuvent obéir à leur libre inclination dans leurs lectures ! Il vient une saison, dans la vie, où, tous les voyages étant faits, toutes les expériences achevées, on n’a pas de plus vives jouissances que d’étudier et d’approfondir les choses qu’on sait, de savourer ce qu’on sent, comme de voir et de revoir les gens qu’on aime : pures délices du cœur et du goût dans la maturité…. Le goût est fait alors, il est formé et définitif ; le bon sens chez nous, s’il doit venir, est consommé. On n’a plus le temps d’essayer, ni l’envie de sortir à la découverte. On s’en tient à ses amis, à ceux qu’un long commerce a éprouvés. Vieux vin, vieux livres, vieux amis[200.3]. On se dit, comme Voltaire, dans ces vers délicieux[200.4] :
Jouissons, écrivons, vivons, mon cher Horace !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
J’ai vécu plus que toi ; mes vers dureront moins.
Mais, au bord du tombeau, je mettrai tous mes soins
A suivre les leçons de ta philosophie,
A mépriser la mort en savourant la vie,
A lire tes écrits pleins de grâce et de sens,
Comme on boit d’un vin vieux qui rajeunit les sens.
« Enfin, que ce soit Horace ou tout autre, quel que soit l’auteur qu’on préfère et qui nous rende nos propres pensées en toute richesse et maturité, on va demander alors à quelqu’un de ces bons et antiques esprits un entretien de tous les instants, une amitié qui ne trompe pas, qui ne saurait nous manquer, et cette impression habituelle de sérénité et d’aménité qui nous réconcilie, nous en avons souvent besoin, avec les hommes et avec nous-même. »
Et ailleurs[201.1] :
« … Où est-il le temps où, quand on lisait un livre, eût-on été soi-même un auteur et un homme du métier, on n’y mettait pas tant de raisonnements et de façons ; où l’impression de la lecture venait doucement vous prendre et vous saisir, comme au spectacle la pièce qu’on joue prend et intéresse l’amateur commodément assis dans sa stalle ; où on lisait Anciens et Modernes couché sur son lit de repos comme Horace pendant la canicule, ou étendu sur son sofa comme Gray[201.2], en se disant qu’on avait mieux que les joies du Paradis ou de l’Olympe ; le temps où l’on se promenait à l’ombre en lisant, comme ce respectable Hollandais qui ne concevait pas, disait-il, de plus grand bonheur ici-bas, à l’âge de cinquante ans, que de marcher lentement dans une belle campagne, un livre à la main, et en le fermant quelquefois, sans passion, sans désir, tout à la réflexion de la pensée ; le temps où, comme le Liseur de Meissonier, dans sa chambre solitaire, une après-midi de dimanche, près de la fenêtre ouverte qu’encadre le chèvrefeuille, on lisait un livre unique et chéri ? Heureux âge, où est-il ? et que rien n’y ressemble moins que d’être toujours sur les épines comme aujourd’hui en lisant, que de prendre garde à chaque pas, de se questionner sans cesse, de se demander si c’est le bon texte, s’il n’y a pas d’altération, si l’auteur qu’on goûte na pas pris cela ailleurs, s’il a copié la réalité ou s’il a inventé, s’il est bien original et comment, s’il a été fidèle à sa nature, à sa race… et mille autres questions qui gâtent le plaisir, engendrent le doute, vous font gratter votre front, vous obligent à monter à votre bibliothèque, à grimper aux plus hauts rayons, à remuer tous vos livres, à consulter, à compulser, à redevenir un travailleur et un ouvrier enfin, au lieu d’un voluptueux et d’un délicat qui respirait l’esprit des choses et n’en prenait que ce qu’il en faut pour s’y délecter et s’y complaire ! Épicurisme du goût, à jamais perdu, je le crains, interdit, désormais du moins, à tout critique, religion dernière de ceux mêmes qui n’avaient plus que celle-là[202.1], dernier honneur et dernière vertu des Hamilton et des Pétrone, comme je te comprends, comme je te regrette, même en te combattant, même en l’abjurant ! »
Ailleurs encore[203.1] :
« Heureux qui peut encore cultiver les Lettres comme du temps de nos pères, dans la retraite ou dans un demi-loisir, faisant aux affaires, aux inévitables ennuis, leur part, et se réservant l’autre ; s’écriant avec le poète : O campagne, quand te reverrai-je ? et la revoyant quelquefois ; et là, dans la paix, dans le silence, mûrissant quelques beaux fruits préférés ; résumant, dans quelque livre choisi, et qu’on ne recommence pas, les héros de son imagination ou de son cœur, ou, comme Montaigne, le suc le plus exquis de ses lectures et de son étude ! La littérature ainsi comprise et cultivée se peut appeler la fleur et le parfum de l’âme[203.2]. »
Et quelque temps avant sa mort, le 11 novembre 1867, Sainte-Beuve écrivait à M. Émile Fage : « … Plus que jamais, à mesure que la santé se retire, je me rattache aux Lettres seules, le plus sûr des amours. Mais je n’en sépare pas ce qui en fait la force et l’honneur, je veux dire le sérieux et le vrai de la pensée[204.1]. »
Un secrétaire de Sainte-Beuve, l’érudit et fin critique Jules Levallois (1829-1903)[204.2], l’auteur de Critique militante, de Corneille inconnu, de Sainte-Beuve, de Senancour, de l’Année d’un ermite, de la Vieille France, des Mémoires d’un critique, etc., qui avait songé, nous apprend-il, à écrire « une Philosophie de la lecture, dans laquelle il aurait résumé, condensé ses nombreuses observations[205.1], » et a eu l’originale idée de dresser un Calendrier des livres que nous décrirons plus loin[205.2], a émis, dans une de ses études sur la vie intellectuelle et sociale, Comment on reste libre[205.3], cette très juste, très féconde et très belle réflexion : « Savez-vous le grand avantage de la lecture ? C’est que, lorsqu’on a le bonheur de l’aimer, on ne s’ennuie jamais. Or, un homme qui ne s’ennuie pas est imprenable et libre par excellence. Il y a quelque chose qui vous garde mieux des séductions, des tentations, que les plus sages maximes, c’est une bonne bibliothèque. » « La lecture, a-t-il dit encore[205.4], a été la grande et continuelle joie de ma vie. » Et voici le plan de conduite que ce véritable et pur homme de Lettres s’était tracé dès ses débuts, son admirable profession de foi, digne d’être proposée comme modèle à tous ceux qui aiment et cultivent les Lettres : « … Le désir de la réputation littéraire me venait quelquefois, sans me troubler ni m’enflammer ; celui de la fortune, jamais. De bonne heure — et c’est peut-être le seul point par où je suis réellement ce qu’on nomme un original — j’ai fait un pacte avec la pauvreté[206.1]. Ce n’est donc point à gagner de l’argent, rarement à écrire des livres, que je pensais dans ces longues promenades. Non, j’étais déjà préoccupé de ce qui, au fond, a été le grand, l’unique souci de ma vie : tremper et former mon âme, la mettre au niveau des choses et au-dessus des événements ; saisir le côté par lequel, chétif atome perdu dans l’immensité, je pouvais faire œuvre utile, concourir à la marche de l’ensemble, jouer ma partie dans le suprême concert, et, dans cette immensité même, ne pas me sentir rouler sans raison et sans conscience comme l’inerte grain de sable[208.1]. »
Et n’est-elle pas émouvante et belle entre toutes, cette apostrophe de Jules Janin (1804-1874) ? « O mes livres ! mes économies et mes amours ! une fête à mon foyer, un repos à l’ombre d’un vieil arbre, mes compagnons de voyage !… et puis, quand tout sera fini pour moi, les témoins de ma vie et de mon labeur[208.2]. »
« L’art — c’est-à-dire l’amour du Beau et du Vrai, l’étude et le culte des Lettres — est ce qui nous console le mieux de vivre, » disait Théophile Gautier (1811-1872)[208.3].
L’art, ce consolateur des misères humaines !
proclame de son côté François Ponsard (1814-1867)[208.4].
Dans les souvenirs de jeunesse du grand historien Michelet (1798-1874) se trouve une page très délicate et très touchante relative aux livres : « … Jai pourtant dû aller contrôler l’estimation qu’on a faite des livres de mon pauvre ami (Poinsot). Je les ai trouvés épars dans un grenier. Rien de plus triste que de voir partir ainsi notre âme, nos livres, ces amis qui nous ont formés ou soutenus, encouragés, préservés, grandis !… Quand je regarde les trois ou quatre planches de bois blanc qui composent toute ma bibliothèque, je souffre de n’avoir pas encore les moyens de m’acheter une belle armoire vitrée, où j’enfermerais cette centaine de volumes avec le soin jaloux de l’avare qui met sous clef son trésor[209.1]. »
Édouard Laboulaye (1811-1883) a maintes fois parlé, et en excellents termes, des secours que nous offrent les livres et la lecture :
« La lecture n’est pas la science universelle, ce n’est pas non plus la sagesse universelle ; mais un homme qui a pris l’habitude de lire peut toujours consulter, sur chaque question donnée, une expérience plus grande que la sienne, et une expérience désintéressée…. Le livre est donc l’expérience du passé. C’est mieux encore : un livre est quelque chose de vivant, c’est une âme qui revit en quelque sorte, et qui nous répond chaque fois que nous voulons l’interroger…. Où donc trouver des amis véritables ? Dans les livres. Là sont des gens qui ont souffert et qui ont raconté ce qu’ils ont souffert, des amis qui ont vécu souvent plusieurs siècles avant nous, mais qui nous consolent, parce qu’ils viennent mêler leurs souffrances à la nôtre[210.1]…. »
Et le moraliste américain William-Henry Channing (1810-1884) :
« C’est surtout par les livres que nous jouissons du commerce des esprits supérieurs, et cet inappréciable moyen de communication est à la portée de tout le monde. Dans les plus beaux livres, les grands hommes nous parlent, nous donnent leurs plus précieuses pensées et versent leur âme dans la nôtre. Remercions Dieu des livres ! Ils sont la voix de ceux qui sont loin et de ceux qui sont morts ; ils nous font les héritiers de la vie intellectuelle des siècles écoulés. Les livres sont les vrais niveleurs…. Qu’importe ma pauvreté ? Qu’importe que les heureux du siècle dédaignent d’entrer dans mon obscure demeure ? Si la sainte Écriture entre et séjourne sous mon toit, si Milton passe mon seuil pour me chanter le Paradis, Shakespeare pour m’ouvrir les mondes de l’imagination et les secrets du cœur humain, Franklin pour m’enrichir de sa sagesse pratique, je ne manquerai pas d’amis intellectuels…[211.1]. »
Dans son autobiographie, Ma Vocation[212.1], Ferdinand Fabre (1827-1898), un romancier dont le talent d’observateur et d’écrivain méritait plus de gloire et de succès, fait l’aveu suivant : « Les livres m’ont toujours fort troublé ; dès mon enfance… j’ai eu pour les livres je ne sais quel respect profond, quelle attention émue. Je me suis dit souvent depuis : « C’est dans les livres que l’homme a caché ce qu’il a de plus noble, de plus haut, de plus vertueux, de plus vaillant…. »
« J’aime mes livres comme je les aimais à vingt ans, nous dit Tenant de Latour (1779-1862), dans ses Mémoires d’un bibliophile[212.2] ; je les aime peut-être même avec plus d’ardeur, car, tout bien considéré, je les connais mieux, et il n’arrive point, dans l’amour des livres, ce qui arrive, hélas ! trop souvent dans l’autre amour, savoir que, lorsqu’on est parvenu à bien connaître l’objet de sa flamme, on est tenté de l’aimer un peu moins…. Parmi les goûts si divers que la Providence a départis aux humains, l’amour des livres est celui qui, après avoir donné, pendant la prospérité, les plus grandes, les plus véritables jouissances, ménage, pour toutes les peines de la vie, les plus douces, les plus pures, les plus durables consolations. »
C’est ce qu’a également éprouvé et ce que nous dit aussi le spirituel chroniqueur et humoriste bibliophile Jules Richard (1825-1899)[213.1] : « Après avoir profité de tous les biens de ce monde dans la juste mesure de mes moyens et de mes forces, je puis, sans hypocrisie, constater ici que, de toutes les jouissances, celles qui proviennent de l’amour des livres sont, sinon les plus vives, tout au moins les plus facilement et les plus longtemps renouvelables[213.2]. Au jeu, on ne gagne pas toujours ; avec les femmes, la vieillesse arrive avant la satiété. Il y a bien aussi la table ! Mais quand on a bu et mangé pendant deux heures, il faut s’arrêter. La pêche ! La chasse ! dira-t-on. — Pour la pêche, il faut de la patience et… du poisson ; pour la chasse, il faut des jambes et du gibier. Pour le livre, il ne faut que le livre[213.3]. » — Et des yeux, des yeux pas trop fatigués, est-il séant d’ajouter.
« Le Livre est l’instrument civilisateur par excellence, dit M. Alfred Mézières (1826-….)[214.1] ; il nous a rendu les mondes anciens, latin et grec ; il a fait reculer toutes les barbaries, et il contient en lui, chaudes et vivaces, toutes les améliorations que nous doit, que nous donnera l’avenir. Travailler pour le Livre, c’est donc faire œuvre d’homme d’État, de philosophe, de prêtre laïc, de propagateur, de coopérateur et de semeur des idées généreuses, qui nous rendront plus douce la vie et plus facile l’espérance. »
Dans la Vie littéraire, dans la Religion des lettres, dans d’autres ouvrages encore, M. Albert Collignon (1839-….) s’est spécialement occupé du sujet que nous traitons ici, des livres et de la lecture. « L’art de lire a sa place dans l’art de vivre, écrit-il[214.2]. Les sensations les plus agréables, même les plus violentes, s’usent par la répétition, mais la lecture est un plaisir si varié, toujours si différent de lui-même, qu’il ne peut conduire à l’ennui. »
« Les Lettres sont la source paisible, charmante et féconde, d’où dérivent le bon style et la bonne vie, le bien dire et le bien agir, l’éloquence, l’art et l’héroïsme[214.3]. »
« On a parfois comparé, écrit encore M. Albert Collignon[215.1], les grandes bibliothèques à des nécropoles. Que de vivants sont moins vivants que ces prétendus morts ! Ils parlent, on les écoute à travers les siècles écoulés ; ils agissent sur nous bien autrement, avec plus de force, avec plus d’intime persuasion que ceux-là mêmes dont nous sommes entourés ; nous les connaissons mieux, ce sont de plus grands hommes et de meilleurs amis ; discrets, sûrs, jamais importuns. Ils font partie de nous-même. Amis des jours heureux, consolateurs des heures tristes, nous les retrouvons toujours prêts à nous accueillir. Ce que ces grands hommes ont senti, souffert, aimé, pensé, rêvé, ils nous le disent. Que de bonnes heures ainsi passées autour de sa bibliothèque, allant çà et là, suivant sa fantaisie ou la secrète logique des idées, d’Aristote à Descartes, de Tacite à Michelet, d’Horace à Montaigne, Béranger ou Musset, évoquant les souvenirs de tous les âges, éveillant les rapports et les comparaisons fécondes, sentant s’ouvrir en soi un monde de pensées nouvelles et de sensations imprévues ! »
« Malheur à qui n’aime pas à lire ! s’écrie M. Gustave Mouravit (1840-….), l’auteur d’un excellent ouvrage sur le Livre[215.2]. Malheur à qui n’aime pas à lire, c’est-à-dire à se perfectionner lui-même, à puiser dans ce merveilleux océan, formé de la fusion de tant de génies divers, les éléments de sa propre vie, de sa dignité, de son bonheur[216.1] ! » « … Ce mot de bibliophilie n’est pas de création récente. Nous l’avons trouvé inscrit pour la première fois sur le titre d’un intéressant petit livre, première œuvre bibliographique du savant et judicieux Salden (sous le pseudonyme de Christianus Liberius Germanus) : Bibliophilia, sive de scribendis, legendis et æstimandis exercitatio parænetica (Utrecht, 1681, in-16). Qu’on veuille bien accorder quelque attention à l’énoncé de ce titre, car il renferme la véritable et complète explication de ce qu’on entendait alors et de ce qu’on doit réellement entendre par ce mot de bibliophilie. La bibliophilie vraie, en effet, ne sépare pas l’œuvre du livre[216.2]. » « … Le vrai bibliophile ne cherche, par le livre, qu’un moyen plus direct et plus rapide — non pour lui seulement, mais pour les autres encore — de perfectionnement intellectuel et moral[216.3]. » « … Il faut donc que la connaissance des livres et le culte des Lettres se donnent la main, qu’ils s’unissent dans un embrassement qui les honorera, les élèvera[217.1]. » « … Les livres, les seuls amis que le temps ne nous enlève pas[217.2]. » « … O chers livres ! vous qui avez banni du monde l’ignorance et la grossièreté ; vous dont « telle est la puissance, telle la dignité, telle l’influence, que, si vous n’étiez point, il n’y aurait parmi nous ni trace des choses passées, ni la moindre notion des choses divines et humaines[217.3], » ils sont bien antiques, vos titres à l’amour et à la reconnaissance des hommes, « car à la tête de tous les peuples, il y a un livre, et un livre à la tête de toutes les grandes civilisations*[218.1] ».
« Vivez dans la paix sereine des laboratoires et des bibliothèques », se plaisait à répéter Pasteur (1822-1895) à ses élèves ; et l’un d’eux, Émile Duclaux (1840-1904), ajoute, sûr, dit-il, de rester fidèle à la pensée de son illustre maître : « Vous n’y trouverez pas toujours la gloire ; vous n’y trouverez jamais la fortune[218.2] ; mais vous y sentirez cette douceur d’être chaque jour quelque chose de plus que la veille, et d’avoir apporté dans le monde votre part de vérité[219.1]. »
Et Renan (1823-1892) : « .… Je ne vous enseignerai pas l’art de faire fortune, ni, comme on dit vulgairement, l’art de faire son chemin ; cette spécialité-là m’est assez étrangère. Mais, touchant au terme de ma vie, je peux vous dire un mot d’un art où j’ai pleinement réussi, c’est l’art d’être heureux. Eh bien ! pour cela les recettes ne sont pas nombreuses ; il n’y en a qu’une, à vrai dire : c’est de ne pas chercher le bonheur ; c’est de poursuivre un objet désintéressé, la science, l’art, le bien de nos semblables, le service de la patrie….[220.1] »
Dans un rarissime opuscule, plein à la fois de philosophie et d’humour, Charles Asselineau (1820-1874) a ainsi magnifié « ces chers livres » : « Gloire à vous ! Vous répandez sur nous la vive lumière du Ciel…. C’est à la clarté de vos paroles que nous entrevoyons le Dieu tout-puissant caché dans les profondeurs de l’infini, et que nous percevons les récompenses promises aux justes…. Vous seuls êtes immortels ! Nous tous nous vieillissons et nous mourons à côté de vous. Par vous, nos enfants connaîtront l’esprit de leurs pères ; par vous, l’esprit de nos pères a survécu en nous. Vous êtes les flambeaux éternels que les générations se passent les unes aux autres. Vous êtes la ligne de vie de l’humanité, les phares de l’histoire et la lumière des siècles…. Parlez ! Brillez ! vous êtes pour nous l’étoile de la délivrance, à l’heure où nos travaux s’interrompent et où notre pensée captive aspire à la vie de l’esprit…. Gloire à vous ! vous répandez sur nous la lumière du Ciel. Notre devoir est de vous défendre, de vous glorifier…. Vous êtes la joie et la lumière de nos âmes[220.2] ! »
Parlant de ses livres et du bonheur qu’il goûte au milieu d’eux, M. Jules Claretie (1840-….)[221.1] fait cette très belle profession de foi : « J’aime les Lettres, je les aime uniquement, profondément, passionnément, et je les aime par-dessus tout. Je les aime sous toutes leurs formes, avec toutes leurs luttes, toutes leurs rancœurs, tous leurs déboires. Elles consolent même des tristesses qu’elles font naître, comme cette lance d’Achille qui guérissait les blessures qu’elle pouvait faire. « La littérature mène à tout, disait Villemain, à la condition qu’on en sorte. » Quel paradoxe ! La littérature peut ne mener à rien, mais elle rendra heureux jusqu’à la fin celui qui l’adore, à la condition qu’il n’en sorte jamais. »
Les Lettres, Prévost-Paradol (1829-1870) les a, lui aussi, chantées et glorifiées, et son panégyrique[221.2] est un des plus justement et universellement renommés : « Salut, Lettres chéries, douces et puissantes consolatrices ! Depuis que notre race a commencé à balbutier ce qu’elle sent et ce qu’elle pense, vous avez comblé le monde de vos bienfaits ; mais le plus grand de tous, c’est la paix que vous pouvez répandre dans nos âmes. Vous êtes comme ces sources limpides, cachées à deux pas du chemin sous de frais ombrages : celui qui vous ignore continue à marcher d’un pied fatigué, ou tombe épuisé sur la route ; celui qui vous connaît, nymphes bienfaisantes, accourt à vous, rafraîchit son front brûlant, lave ses mains flétries, et rajeunit en vous son cœur. Vous êtes éternellement belles, éternellement pures, clémentes à qui vous revient, fidèles à qui vous aime. Vous nous donnez le repos, et, si nous savons vous adorer avec une âme reconnaissante et un esprit intelligent, vous y ajoutez par surcroît quelque gloire. Qu’il se lève d’entre les morts et qu’il vous accuse, celui que vous avez trompé ! »
Cette superbe apothéose des Lettres mérite d’avoir pour corollaire ou pendant l’admirable page que Silvestre de Sacy (1801-1887), dans la péroraison de son article sur le Catalogue de la bibliothèque de feu J.-J. de Bure, a consacrée à sa propre bibliothèque et où il lui adresse ses adieux, cette émouvante et mémorable oraison funèbre, tant de fois citée[222.1], et qui est comme la « Tristesse d’Olympio » du bibliophile : nous ne saurions mieux terminer cette esquisse historique et anthologique de « l’Amour des livres et de la lecture ». « Encore bien peu de jours, et cette belle bibliothèque de MM. de Bure n’existera donc plus ! Ces livres, qu’ils avaient rassemblés avec amour, vont se partager entre mille mains étrangères, et sortir de ce petit cabinet où ils étaient gardés avec un soin si tendre ! D’autres bibliothèques s’en enrichiront pour être dispersées à leur tour ! Triste sort des choses humaines ! O mes chers livres ! Un jour viendra aussi où vous serez étalés sur une table de vente, où d’autres vous achèteront et vous posséderont, possesseurs moins dignes de vous peut-être que votre maître actuel ! Ils sont bien à moi pourtant, ces livres ; je les ai tous choisis un à un, rassemblés à la sueur de mon front, et je les aime tant ! Il me semble que, par un si long et si doux commerce, ils sont devenus comme une portion de mon âme ! Mais quoi ! Rien n’est stable en ce monde, et c’est notre faute si nous n’avons pas appris de nos livres eux-mêmes à mettre au-dessus de tous les biens qui passent, et que le temps va nous emporter, le bien qui ne passe pas, l’immortelle beauté, la source infinie de toute science et de toute sagesse[224.1]. »
- Il n’en a pas toujours été ainsi. Voir, dans le Manuel du libraire de J.-C. Brunet, l’article Peignot : « Les productions bibliographiques de Peignot, quoiqu’elles soient un peu trop superficielles…. Au reste, toujours modeste dans ses écrits (conclut néanmoins Brunet), toujours rempli d’indulgence pour ceux des autres, cet estimable homme de lettres a dû rencontrer plus d’amis que de censeurs ; et d’ailleurs, il est juste de le reconnaître, ses ouvrages ont beaucoup servi à populariser la bibliographie. » Voir aussi l’article Peignot dans la Biographie universelle de Michaud : « On pourrait désirer aussi que Peignot eût souvent été plus sévère dans le choix de ses matériaux…. Du reste, la bonne foi et l’absence de prétention sont chez lui des qualités incontestables et précieuses. » « M. Peignot, l’un des plus savants et laborieux bibliographes de ce siècle. » (Quérard, la France littéraire, t. VII, p. 10.) « M. Peignot est un des savants qui ont le mieux mérité de la science bibliographique. » (Renouard, Catalogue d’un amateur, t. IV, p. 214.) « Ce judicieux Traité du choix des livres, de Peignot… ouvrage qui devrait être connu de tous ceux qui se vouent à la culture intellectuelle…. » (Mouravit, le Livre et la Petite Bibliothèque d’amateur, p. 109.) « Peignot a été le bibliographe le plus savant de ce siècle. Son érudition était immense. (Larousse, Grand Dictionnaire.) Etc. — On trouve dans les Curiosités de l’histoire des arts de P. L. Jacob, Notice sur le parchemin et le papier, p. 1 (Paris, Delahays, 1858), une note singulière, et que je signale ici, en raison même de cette étrangeté : « Nous n’hésitons pas, dit le bibliophile Jacob, à réimprimer sous notre nom quelques pages que nous avons publiées dans un grand ouvrage collectif [les Beautés du moyen âge et de la Renaissance (mœurs et arts), par MM. Émile Bégin, Champollion-Figeac, Depping, etc. (Parchemin, Papier), sans pagination ; Paris, à l’Administration du moyen âge et de la Renaissance, 5, rue du Pont-de-Lodi, s. d.] sous le nom du savant Gabriel Peignot, avec son autorisation formelle, en nous aidant de ses ouvrages, il est vrai, et en leur empruntant des passages textuels. Ç’a été de la part de l’illustre bibliographe une marque d’estime et de confiance que de nous permettre de lui attribuer un travail qu’il n’avait pas même revu ; nous ne croyons pas devoir plus longtemps lui laisser, après sa mort, la responsabilité de notre œuvre. » Tout ce que l’on peut dire, en réponse à cette réclamation en reprise de possession, c’est : 1º qu’il est regrettable qu’elle ne se soit pas formulée du vivant de « l’illustre bibliographe » co-intéressé ; 2º que de telles substitutions, fraudes et manigances n’étaient nullement dans les habitudes de l’honnête, laborieux et scrupuleux Peignot. ↩
- J. Simonnet, Essai sur la vie et les ouvrages de Gabriel Peignot, p. 65. (Paris, Auguste Aubry, 1863.) Voir. pp. 187 et s. de ce volume de J. Simonnet, la liste chronologique des ouvrages de Gabriel Peignot. ↩
- F. Fertiault, les Légendes du livre, Un défricheur, pp. 39 et 190. ↩
- J. Simonnet, op. cit., p. 63. Comme Gabriel Peignot, Ludovic Lalanne (1815-1898), un autre grand ami des livres, un autre érudit également aussi laborieux que modeste, l’auteur de l’excellent petit volume, Curiosités bibliographiques, que j’ai mis amplement déjà et mettrai encore à contribution, l’auteur des Curiosités littéraires, des Curiosités biographiques, Curiosités philologiques, Curiosités militaires, etc., du Dictionnaire historique de la France, etc., ne fut rien et ne voulut rien être — que bibliothécaire. Faisant allusion à sa haute taille et en même temps à ses invincibles scrupules et à sa dignité de caractère, il disait que, pour arriver, il fallait se résoudre « à passer sous des portes trop basses, et que cela le gênait de se courber ». (Renseignement personnel.) — Ajoutons que, vingt ans après la mort de Gabriel Peignot, c’est-à-dire en 1869, le Bibliophile Jacob, Gustave Brunet et Pierre Deschamps provoquèrent une souscription pour venir en aide à sa veuve et à ses enfants, qui se trouvaient dans la plus grande détresse. Précédemment deux souscriptions avaient été ouvertes de même en faveur d’un autre docte et infatigable bibliographe, « de Quérard, l’une pour le faire vivre, l’autre pour le faire enterrer ». (Firmin Maillard, les Passionnés du livre, p. 138.) ↩
- Peignot, ap. J. Simonnet, op. cit., p. 77. On pourrait rapprocher de ces vers le sonnet bien connu, où un autre maître ès livres, l’imprimeur Plantin (1514-1589), d’Anvers, a célébré « le Bonheur de ce monde » (Intermédiaire des chercheurs et curieux, 10 juillet 1903, col. 9-10 ; et Max Rooses, Catalogue du musée Planlin-Moretus, 5e édit., 1902, p. 51) :
- Avoir une maison commode, propre et belle,
Un jardin tapissé d’espaliers odorants,
Des fruits, d’excellent vin, peu de train, peu d’enfants ;
Posséder seul, sans bruit, une femme fidèle ;
- N’avoir dettes, amour, ni procès, ni querelle,
Ni de partage à faire avecque ses parents,
Se contenter de peu, n’espérer rien des grands,
Régler tous ses dessins sur un juste modèle ;
- Vivre avecque franchise et sans ambition,
S’adonner sans scrupule à la dévotion,
Dompter ses passions, les rendre obéissantes ;
- Conserver l’esprit libre et le jugement fort,
Dire son chapelet en cultivant ses entes :
C’est attendre chez soi bien doucement la mort. ↩
- Avoir une maison commode, propre et belle,
- Paul de Raynal, la Vie et les Travaux de M. J. Joubert, Pensées de Joubert, t. I, pp. xlv-xlvi. Le même biographe donne encore les détails suivants sur l’amour et la sollicitude que Joubert témoignait à ses livres (ibid., p. xlviii) : « … Dès l’abord cependant une singularité m’avait frappé. Je l’avais vu (Joubert) quitter, à notre approche, un volume dont il était occupé, la main enveloppée dans un gant ciré, à polir la couverture. J’ai su depuis que, lorsque sa santé ne lui permettait ni de monter à sa galerie, ni de se livrer aux travaux de la pensée, il lui arrivait souvent de faire descendre quelques-uns de ses écrivains favoris, pour rendre à leur parure de ces petits soins humbles et naïfs où se laissait aller son amour pour eux. On concevra, du reste, le prix qu’il attachait à ses livres, en songeant que c’était peu à peu, sur des épargnes dont l’emploi était parfois contesté, et presque toujours après de longues recherches, qu’il les avait successivement acquis. » Dans un article publié par le Magasin pittoresque (mars 1887, p. 78), et traitant Du choix de vingt livres, Agénor Bardoux (1830-1897), membre de l’Institut, sénateur et ancien ministre de l’Instruction publique, révèle sur Joubert la particularité suivante, dont il a omis de fournir la preuve ou d’indiquer la source : « Le dernier des platoniciens, Joubert, celui de qui l’on a dit qu’il avait l’air d’ « une âme ayant rencontré par hasard un corps, et s’en tirant comme elle pouvait. » Joubert avait une singulière habitude : en dehors des classiques, qu’il conservait dans leur intégrité, il avait l’habitude de déchirer toutes les pages qui lui déplaisaient, de telle sorte qu’il ne conservait que les (sic) livres effilés, sans commencement ni fin. » ↩
- Ap. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. IV, pp. 431 et 432. ↩
- Ap. Sainte-Beuve, op. cit., t. IV, pp. 433-434. ↩
- Ap. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. V, pp. 437 et 424. ↩
- Ap. Id., op. cit., t. VI, p. 55. ↩
- P.-L. Courier, Lettres, lettre à sa mère, 10 septembre 1793, p. 425. (Œuvres, Paris, Didot, 1865. In-18.) ↩
- Id., loc. cit., 25 février 1794, pp. 427-428. ↩
- Ap. Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. III, p. 270. ↩
- Lettre datée de la Chesnaye, 1811, dans les Œuvres inédites de Lamennais publiées par A. Blaize, t. I, p. 110 (Paris, Dentu, 1886). « Rappelons-nous le mot cité de saint François de Sales, à propos de l’Imitation : « J’ai cherché le repos partout, et je ne l’ai trouvé que dans un petit coin, avec un petit livre. (Joubert, Pensées, CCXXII, t. II, p. 341.) ↩
- Ap. Un Bibliophile [E. Mulsant], les Ennemis des livres, p. 2. (Lyon, Georg, 1879.) A ce propos, citons ce mot, absolument authentique, prononcé par un tout jeune commis libraire d’une des plus importantes maisons de Paris. A un vieillard septuagénaire, client assidu de cette librairie, qui disait un jour gentiment, en soldant un achat : « Vous ne vous plaindrez pas que je ne viens pas vous voir ? J’en laisse, de l’argent, chez vous ! » ce petit commis, âgé de quatorze ans au plus, répliquait, sans y mettre un grain de malice : « Mais, monsieur, à votre âge, qu’est-ce que vous en feriez, de votre argent ? » ↩
- Dictionnaire de la Conversation, Supplément, art. Bibliophile. ↩
- Ap. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. IX. pp. 470-471. ↩
- Schiller, Poésies : les Ex-Voto, ou les Tablettes votives (avec cette inscription préliminaire : « Ce que le Dieu m’a enseigné, ce qui m’a aidé à traverser la vie, je le suspends ici, reconnaissant et pieux, dans le sanctuaire »). Œuvres complètes de Schiller, trad. Ad. Regnier, t. I, pp. 342 et 344. ↩
- Cf. le mot de Confucius (551-479 av. J.-C.) : « Il n’est pas facile de trouver un homme qui ait étudié pendant trois ans sans devenir bon ». (Ap. Max Muller, Essai sur l’histoire des religions, trad. G. Harris, p. 425.) ↩
- Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. IV, p. 174. ↩
- Id., op. cit., t. III, p. 42. ↩
- Id., op. cit., t. XV, p. 368. ↩
- « Quoiqu’il y ait beaucoup de livres, croyez-moi, peu de gens lisent ; et, parmi ceux qui lisent, il y en a beaucoup qui ne se servent que de leurs yeux. » (Voltaire, Lettre de M. Clocpitre à M. Eratou, Œuvres complètes, t. IV, p. 726.) « Il est très commun de lire, et très rare de lire avec fruit. » (Id., Commentaires sur Rodogune, Œuvres complètes, t. IV, p. 467.) « N’avez-vous pas remarqué cela depuis longtemps ? il y a peu de gens qui sachent lire. » (Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. VIII, p. 355.) « Le critique n’est qu’un homme qui sait lire, et qui apprend à lire aux autres. » (Id., Portraits littéraires, t. III, p. 546.) L’écrivain d’art Ernest Chesneau (1833-1890) a prétendu (la Chimère, p. 9) qu’ « on ne commence à savoir lire qu’après la sortie du collège » : ce qui donne tout à fait tort à cette excellente mère dont parle Tallemant des Réaux (1619-1692) (Historiettes, t. VI, p. 328), — la sienne, paraît-il, — qui s’étonnait que son fils achetât encore des livres et s’occupât de lire après avoir quitté les bancs universitaires : « N’avez-vous pas terminé vos études ? » ↩
- Conversations de Gœthe recueillies par Eckermann, Trad. Délerot, t. II, p. 164. (Paris, Charpentier, 1863.) ↩
- Op. cit., t. II, p. 271. ↩
- Ap. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. IV, p. 403. — Cf. le mot de Royer-Collard à Alfred de Vigny : « Je ne lis plus, monsieur, je relis ». (Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XI, p. 524.) ↩
- Prononcée dans la cathédrale de Nancy le 25 mai 1847. (Lacordaire, op. cit., p. 14. Paris, Henri Gautier, s. d.) ↩
- Cf. supra, pp. 120-121, n. 1. ↩
- Cf. infra, t. II, chap. i, la Religion des Lettres. ↩
- Ap. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. VI, p. 162. ↩
- Cuvillier-Fleury, Notice sur Doudan (Doudan, Lettres, t. I, p. xxii. Paris, C. Lévy, 1879. 4 vol. in-18). ↩
- Sainte-Beuve, op. cit., t. XI. p. 45. ↩
- loc. cit., t. I, p. 246. ↩
- Cf. le mot du Père Gratry (Intermédiaire des chercheurs et curieux, 7 novembre 1899, col. 778) : « La lecture, cette paresse déguisée… ». ↩
- loc. cit., t. I, p. 334. ↩
- loc. cit., t. I, p. 355. ↩
- Grammaire des arts décoratifs, p. 336. (Paris, Laurens, s. d.) ↩
- « La vie d’un homme se reflète dans sa bibliothèque, écrit, lui aussi, l’érudit Anatole Claudin (1833-….) ; c’est là que l’on sait quel a été le but de ses études… l’objet principal de ses recherches intéressantes : « Dis-moi quels livres tu lis, je te dirai qui tu es ». (Ap. Fertiault, les Amoureux du livre, pp. 192-193.) Et Paul Stapfer (1840-….) : « Dis-moi quels auteurs, quels livres tu aimes à lire, je te dirai qui tu es et ce que tu peux faire. » (Ap. Fertiault, op. cit., p. 291.) Et, bien avant Doudan, avant Charles Blanc, Claudin, Stapfer et tutti quanti, un savant religieux du xviiie siècle, qui était un passionné liseur, dom Nicolas Jamin (1711-1782), a écrit de même, dans le Fruit de mes lectures (ap. Fertiault, op. cit., p. 231) : « Dites-moi quels livres vous lisez ordinairement, et, moi, je vous dirai qui vous êtes ». ↩
- Ap. Uzanne, Nos amis les livres, xi, p. 269. ↩
- Ap. Peignot, Manuel du bibliophile, t. I, p. 19. ↩
- Ap. Peignot, op. cit., t. I, pp. 19-20. ↩
- A cette série d’affirmations, il est bon d’opposer la légitime restriction de M. Jules Claretie (Causeries sur ma bibliothèque, dans les Annales littéraires des bibliophiles contemporains, 1890, p. 5) : « Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es. L’axiome peut être vrai pour un particulier qui choisit selon ses goûts, pour un amateur qui se compose une bibliothèque comme on composerait un bouquet…. Mais la vérité n’est plus stricte lorsqu’il s’agit d’un homme de lettres, tenu à tout garder, après avoir tout lu. » ↩
- Jules Claretie, le Figaro, 18 septembre 1903. ↩
- E. Ledrain, l’Illustration, 26 novembre 1904, p. 367. « Sainte-Beuve, le plus vaste tempérament littéraire qu’on ait vu depuis Gœthe, » a dit Auguste Vitu (ap. Charles Monselet, Mes souvenirs littéraires, p. 164). « Sainte-Beuve, c’est-à-dire le plus accompli de tous les critiques, celui qui a su précisément atteindre, dans le développement du genre, ce point unique de perfection après lequel, l’idéal étant réalisé, il n’y a plus qu’exagération ou faiblesse, les témérités infécondes de la « critique scientifique », ou le retour en arrière à un dogmatisme littéraire également stérile. » (Paul Stapfer, Des réputations littéraires, t. I, p. 142.) « Taine a eu raison quand il a proclamé Sainte-Beuve, en notre temps, un des cinq ou six serviteurs les plus utiles de l’esprit humain ; Weiss a dit vrai quand il affirma que, depuis Gœthe, notre siècle n’a pas produit de plus grand critique et qu’il a produit bien peu d’aussi grands esprits. Prenez un volume au hasard, dans cette œuvre vraiment prodigieuse par le travail, par le savoir et par le talent ; vous y trouverez certainement, sur un auteur ancien ou moderne, grave ou léger, étranger ou national, qu’il soit orateur ou historien, mémorialiste ou conteur, philosophe ou dramaturge, prosateur ou poète, un jugement original, des points de vue nouveaux, cent détails curieux, rares, toujours exacts et scrupuleusement contrôlés…. Mais surtout, on ne saurait trop le redire, quelle étendue de connaissances ! quelle variété inouïe ! Sainte-Beuve sait tout, goûte et pénètre tout. Rien ne le surprend…. » (François Coppée, Discours prononcé à Paris le 19 juin 1898, lors de l’inauguration du monument de Sainte-Beuve au Luxembourg, Revue encyclopédique, 9 juillet 1898, p. 641.) « … Avec les Causeries du lundi, et les Nouveaux Lundis, Sainte-Beuve poursuivait, pendant près de vingt ans, chaque semaine, un cours de littérature universelle. Et quel cours ! le plus souple, le plus vivant, le plus nourri. Bénédictin laïque, Sainte-Beuve… » etc. (Gustave Larroumet, Discours prononcé à Paris le 19 juin 1898, ibid.) « … On pourrait appeler Sainte-Beuve le Balzac de la critique…. Sainte-Beuve reconstitue la comédie humaine d’autrefois, avec l’infinie variété de ses épisodes et de ses types. Il en rappelle un à un les acteurs, les témoins ; il les interroge, il les étudie séparément, et il réussit à vous léguer une œuvre sans précédent, un trésor de monographies, une immense galerie de portraits où l’histoire revit dans ses personnages, et chacun de ces portraits a le fini d’une miniature, avec la fermeté d’un tableau de maître ; c’est le triomphe d’un art consommé et sûr, patient, contenu, tout en nuances ; exquis dans sa discrétion. » (Albert Vandal, Discours prononcé à Paris le 19 juin 1898, ibid., p. 642.) « Sainte-Beuve… ce cerveau encyclopédique, égal à celui d’un Gœthe, a laissé une œuvre que doivent consulter page à page tous ceux qui, après lui, veulent reprendre les sujets qu’il a traités…. Il fut, en vérité, le plus compréhensif des juges, des divinateurs d’âmes…. Naturaliste de génie, rien ne lui semblait à dédaigner dans la nature, et toujours il chercha la vérité, l’âpre vérité, disait Stendhal…. » (Jules Claretie, Discours prononcé à Boulogne-sur-Mer le 18 décembre 1904, le Temps, 19 décembre 1904.) C’est Sainte-Beuve qui, parvenu presque au terme de son existence, enregistrait et signait cet aveu plein de sagesse : « Je sens mieux de jour en jour combien il faut savoir de choses pour parler de n’importe quoi sans dire une bêtise ! » (Nouveaux Lundis, t. VIII, p. 497, Errata.) ↩
- Remarquons, en passant, que Sainte-Beuve a soin, le plus souvent, d’écrire Lettres (dans le sens de connaissances que procure l’étude des livres) avec une majuscule : homme de Lettres, gens de Lettres, la république des Lettres, les Belles-Lettres, etc. (Cf. Causeries du lundi, 3e ou 4e édit., t. I, pp. 42, 51, 114, 238, 240, 259… ; t. II, pp. 45, 55, 61, 103, 105… ; t. III, pp. 2, 6, 12, 39, 124… ; t. IV, pp. 173, 175, 222, 224, 246… ; t. V, pp. 4, 5, 6, 26, 38, 268, 282… ; t. VI, pp. 64, 100, 154, 155, 162, 163, 180… Etc.) ↩
- Cf. infra, t. II, chap. i, la Religion des Lettres. ↩
- Causeries du lundi, t. XIII, p. 456 (Appendice). ↩
- Avant Sainte-Beuve, Voltaire avait dit (Dictionnaire philosophique, art. Gens de Lettres ; Œuvres complètes, t. I, p. 422, édit. du journal le Siècle) : « Il y a beaucoup de gens de lettres qui ne sont point auteurs, et ce sont probablement les plus heureux. Ils sont à l’abri du dégoût que la profession d’auteur entraîne quelquefois, des querelles que la rivalité fait naître, des animosités de parti, et des faux jugements ; ils jouissent plus de la société ; ils sont juges, et les autres sont jugés. » ↩
- Sainte-Beuve, Correspondance, t. II, p. 228. ↩
- « Après lui [M. Octave Lacroix], j’eus presque immédiatement pour secrétaire un homme, très jeune alors, et dont le nom, aujourd’hui bien connu, est, à lui seul, un éloge. M. Jules Levallois… » [Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. IV, p. 460, Appendice (1865)]. « … Un jeune écrivain, M. Jules Levallois, qui unit le goût vif des arts au sentiment des Lettres…. » (Id., Port-Royal, livre VI, t. V, p. 477, note.) « Jules Levallois… l’un des plus éminents critiques du xixe siècle. » (Jules Troubat, Sainte-Beuve intime et familier, p. 14. Paris, L. Duc, 1903. In-8, 31 pp.) « … Il y eut une heure où Jules Levallois, qui n’était plus, depuis des années, qu’un philosophe résigné, fut une puissance en littérature. Adolphe Guéroult, le fondateur de l’Opinion nationale, qui se connaissait en hommes, l’avait chargé de la critique littéraire dans son journal, et Jules Levallois fut là pour les livres ce que Francisque Sarcey fut pour les théâtres. Les « Variétés littéraires » de Levallois étaient aussi lues dans le corps du journal que la « Causerie dramatique » au bas du feuilleton. Et, pour toute une génération, consacrée aujourd’hui par la gloire, pour les Goncourt, pour Zola, pour Daudet, Jules Levallois fut « le bon juge », et, à ses heures, mérita d’être — alors que Schérer et Montégut écrivaient encore — regardé comme le successeur direct de Sainte-Beuve, dont il avait été le secrétaire…. Jules Levallois était un esprit supérieur que hantaient les problèmes de la destinée humaine ; mais… c’était aussi un esprit charmant, très brillant et très gai, qui séduisait tous ceux qui l’approchaient. » (Jules Claretie, le Figaro, 18 septembre 1903. Un secrétaire de Sainte-Beuve.) ↩
- Jules Levallois, l’Année d’un ermite, p. 21. (Paris, Lacroix, Verbœckhoven et Cie, 1870.) ↩
- Tome II, chap. viii. ↩
- Dans l’Année d’un ermite, p. 18. ↩
- Ap. Eugène Noël, le Petit Rouennais, 12 juin 1896. Cf. aussi la très intéressante préface des Mémoires d’un critique (Paris, Librairie illustrée, s. d.), un des derniers et des meilleurs livres de Jules Levallois : « … Aucun de mes contemporains ne me démentira si je dis que, de notre jeunesse première à l’âge suffisamment mûr, le sentiment auquel nous sommes restés le plus fidèles sous des formes bien différentes, à travers la diversité des destinées et des organisations, a été l’enthousiasme, un fond de respect pour les idées, pour les écrivains en qui elles s’incarnent, pour les livres où elles se manifestent. Nous n’avons pas tous été, tant s’en faut, des littérateurs ou des philosophes, mais nous avons eu presque tous la superstition du livre, et nous ne nous en sommes pas plus mal trouvés…. » (Page viii.) « … Lisez beaucoup, et lisez de tout. Le frivole vous mènera au sérieux. Ce goût immodéré de la lecture que je trouvais dans Sainte-Beuve fut une des raisons qui me retinrent et me captivèrent dans son œuvre…. » (Page xii.) Etc. ↩
- On connaît l’admirable panégyrique de la pauvreté tracé par Proudhon, dans la Guerre et la Paix (t. II, pp. 183-185) : « … Acceptez virilement la situation qui vous est faite, et dites-vous, une fois pour toutes, que le plus heureux des hommes est celui qui sait le mieux être pauvre. L’antique sagesse avait entrevu ces vérités. Le christianisme posa le premier, d’une manière formelle, la loi de pauvreté en la ramenant toutefois, comme c’est le propre de tout mysticisme, au sens de sa théologie. Réagissant contre les voluptés païennes, il ne pouvait considérer la pauvreté sous son vrai point de vue ; il la fit souffrante dans ses abstinences et dans ses jeûnes, sordide dans ses moines, maudite du ciel dans ses expiations. A cela près, la pauvreté glorifiée par l’Évangile est la plus grande vérité que le Christ ait prêchée aux hommes. La pauvreté est décente ; ses habits ne sont pas troués, comme le manteau du cynique ; son habitation est propre, salubre et close ; elle change le linge une fois au moins par semaine ; elle n’est ni pâle ni affamée. Comme les compagnons de Daniel, elle rayonne de santé en mangeant ses légumes ; elle a le pain quotidien, elle est heureuse. La pauvreté n’est pas l’aisance ; ce serait déjà, pour le travailleur, de la corruption. Il n’est pas bon que l’homme ait ses aises ; il faut, au contraire, qu’il sente toujours l’aiguillon du besoin. L’aisance serait plus encore que de la corruption : ce serait de la servitude ; et il importe que l’homme puisse, à l’occasion, se mettre au-dessus du besoin et se passer même du nécessaire. Mais la pauvreté n’en a pas moins ses joies intimes, ses fêtes innocentes, son luxe de famille, luxe touchant, que fait ressortir la frugalité accoutumée du ménage. A cette pauvreté inévitable, loi de notre nature et de notre société, il est évident qu’il n’y a pas lieu de songer à nous soustraire. La pauvreté est bonne, et nous devons la considérer comme le principe de notre allégresse. La raison nous commande d’y conformer notre vie, par la frugalité des mœurs, la modération dans les jouissances, l’assiduité au travail, et la subordination absolue de nos appétits à la justice. Comment se fait-il maintenant que cette même pauvreté, dont l’objet est d’exciter en nous la vertu et d’assurer l’équilibre universel, nous pousse les uns contre les autres et allume la guerre entre les nations ? » Etc. Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, 2 (t. II. p. 3, trad. Baillard) : « .… La belle chose, s’écrit-il (Épicure) que le contentement dans la pauvreté ! » « Mais il n’y a plus pauvreté, s’il y a contentement. Ce n’est point d’avoir peu, c’est de désirer plus, qu’on est pauvre. » Etc. Cf. aussi l’érudit et célèbre philologue Joseph Scaliger, de mœurs si simples, déclarant « qu’il avait toujours eu la pauvreté pour compagne. » (Larousse, Grand Dictionnaire.) Comme conclusion, constatons que les meilleures choses de la vie, la santé, l’affection, l’intelligence, l’esprit, etc., sont celles qu’on ne peut acquérir avec de l’argent. ↩
- Jules Levallois, l’Année d’un ermite, p. 202. ↩
- Courrier de la librairie, mai 1858. Cf. aussi l’amour des livres, du même écrivain, pp. 35 et 59 : « O mes livres ! mon juste orgueil ! ma fête suprême ! Oraison funèbre qui ne saurait périr ! » Etc. ↩
- Poésies, t. I, préface, p. 7 (Paris, Lemerre, 1890). ↩
- L’Honneur et l’Argent, III, vi. ↩
- De l’éducation qu’on se donne à soi-même, conférence publiée par la Revue des Cours littéraires, t. III, 24 mars 1866, pp. 281-288. Voir aussi d’Édouard Laboulaye une conférence sur les Bibliothèques populaires, eod. loc., 30 décembre 1865, pp. 83-88 ; la Manie des livres, à propos d’un catalogue (du catalogue de la bibliothèque du trop fameux Libri), dans les Études morales et politiques, par É. Laboulaye, pp. 351-372 (Paris, Charpentier, 1871 ; 5e édit.) ; et Sur un catalogue, eod. loc., pp. 373-386. Cf. encore les considérations suivantes, empruntées à A.-L.-A. Fée (1789-1874) (Voyage autour de ma bibliothèque, pp. 1-2 ; Paris, Berger-Levrault, 1856) : « Les livres sont des amis, a-t-on dit, et personne plus que moi n’est disposé à les qualifier ainsi ; j’ajouterai même que, parmi ces amis, il en est vers lesquels on se sent attiré par des sympathies si nombreuses qu’on serait tenté de voir en eux des parents dignes de tout notre respect et de tout notre amour. Une bibliothèque qui les réunit tous devient une sorte d’assemblée de famille, à laquelle on peut demander des conseils ou des consolations. Écoutez-les parler, les uns avec enjouement, les autres avec gravité ; tous vous diront, en bons termes, ce qu’il faudrait que vous fissiez pour être sage et heureux. Ils vous instruisent en vous récréant, et, sans se lasser jamais, répandent sur vous des trésors inappréciables de douce morale et de saine philosophie ; ceux même qui ne peuvent vous convaincre font entendre à votre oreille des sons harmonieux, dont les combinaisons savantes vous émeuvent comme le ferait une musique délicieuse. Ainsi rassemblés, ces auteurs forment une société choisie, composée des gens que vous aimez le mieux. Discrets et spirituels, ils parlent quand on le désire, se taisent quand on le veut ; jamais incommodes et toujours complaisants. Plusieurs d’entre eux se sont fait connaître à vous dès votre entrée dans la vie ; les autres seulement à la maturité de l’âge, ou même dans la vieillesse. Ceux-ci vous ont laissé passer sur la terre sans rien perdre de leur éternelle jeunesse ; ceux-là vous permettent de deviner que le temps a marché pour eux, comme il a marché pour vous. Ce sont ces changements que je veux essayer de constater…. » ↩
- Channing (W.-H.), ap. Fertiault, les Amoureux du livre, p. 188. ↩
- L’Art de former une bibliothèque, pp. 152-153. ↩
- Cf. le mot de Virgile : « On prétend que Virgile, interrogé sur les choses qui ne causent jamais ni dégoût ni satiété, répondit qu’on se lassait de tout, excepté de comprendre, — præter intelligere. » (Littré, ap. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. V, p. 213.) « Il n’y a pas dans ce monde une joie plus vraie ni plus ardente que de voir une grande intelligence qui s’ouvre à vous. » (Gœthe, Werther, trad. Louis Énault, p. 103.) ↩
- « Il est bon d’exercer son esprit pour se procurer des plaisirs à tous les âges ; il est bon de se former des plaisirs intellectuels qui servent d’entr’actes aux plaisirs des sens…. » (Sénac de Meilhan, ap. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XII, p. 473.) ↩
- Ap. Léon-Félix de Labessade, l’Amour du livre, p. 31. (Paris, Imprimerie nationale, 1904.) ↩
- La Vie littéraire, p. 8. (Paris, Fischbacher, 1896.) ↩
- Op. cit., p. 206. ↩
- Op. cit., p. 301. ↩
- Le Livre et la Petite Bibliothèque d’amateur, Essai de critique, d’histoire et de philosophie morale sur l’amour des livres (Paris, Aug. Aubry, s. d.). Lorenz (Catalogue général, t. VI, p. 309) donne 1870 comme date de publication, et ajoute que ce livre n’a été tiré qu’à 200 exemplaires : c’est ce qui en explique le peu de diffusion et la rareté. J’ai déjà eu et j’aurai encore fréquemment recours au livre de M. Mouravit, où abondent les précieux conseils, les lumineuses réflexions et les plus sages maximes. ↩
- Op. cit., pp. 3-4. ↩
- Op. cit., pp. 403-404. ↩
- Op. cit., p. 277. Dans le même ouvrage (p. 147), M. Mouravit dit encore : « O vous, qui ambitionnez ce titre chatouilleux de bibliophile, ou qui, plus modeste, osez simplement vous dire ami des livres, ne soyez jamais de ceux qui ont l’outrecuidance ou l’ingénuité de croire que, pour mériter ces noms,
- II suffit d’alléguer avoir beaucoup de livres*. »
Cf. aussi la remarque enregistrée par Sainte-Beuve, (Causeries du lundi, t. XV, p. 375) : « La bibliographie… cette science des livres dont on a dit « qu’elle dispense trop « souvent de les lire ».
- Op. cit., pp. 341-342. ↩
- Op. cit., p. 362. « Les livres sont des amis, de bons amis » ; maintes fois déjà nous avons rencontré cette comparaison : cf. Sénèque (p. 15), Pétrarque (p. 98), Barrow (p. 149), Michelet (p. 209), Laboulaye (pp. 209-210), A.-L.-A. Fée (p. 210, n.), W.-H. Channing (p. 211), Albert Collignon (p. 215), etc. ↩
- Cardinal Bessarion, Lettre au doge et au sénat de Venise (1468). — Cf. supra, pp. 112-113.
[N.D.E. : Ap. Mouravit, Le Livre et la Petite Bibliothèque d’amateur…, p. 356, note.] ↩
- Op. cit., pp. 356-357.
* Bulletin du bibliophile, 17e série, p. 323.
[N.D.E. : Ap. Mouravit, Le Livre et la Petite Bibliothèque d’amateur…, p. 357, note.] ↩
- « Vous n’y trouverez pas toujours la gloire ; vous n’y trouverez jamais la fortune. » C’est le mot de Pétrone (..-66 ap. J.-C.) (Satyricon, chap. 83, p. 128 ; Paris, Garnier, 1876), mot éternellement vrai : Amor ingenii neminem unquam divitem fecit. Nous avons vu Tacite exprimer une pensée analogue : « … Les vers ne mènent point à la fortune…. » (Cf. supra, p. 37.) « Les lettres… ne mènent aujourd’hui à rien ceux qui les cultivent.…. » (Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, XIV, Récapitulation, p. 539. Paris, Didot, 1868.) Sébastien Mercier (1740-1814) écrit, de son côté, dans son Tableau de Paris, « que la littérature, la poésie, les lettres et les sciences, que les créations du cerveau ne pouvaient jamais nourrir un homme. » (Ap. Balzac, Illusions perdues, Ève et David, t. II, p, 169. Paris, Librairie nouvelle, 1864.) Dans la Peau de chagrin (p. 101 ; Paris, Librairie nouvelle, 1857), Balzac a fort logiquement déduit les motifs qui empêchent les vrais savants et les vrais gens de lettres « d’arriver », et font réussir les intrigants et les charlatans : « La faute des hommes supérieurs est de dépenser leurs jeunes années à se rendre dignes de la faveur. Pendant que les pauvres gens thésaurisent et leur force et la science pour porter sans effort le poids d’une puissance qui les fuit, les intrigants, riches de mots et dépourvus d’idées, vont et viennent, surprennent les sots, et se logent dans la confiance des demi-niais ; les uns étudient, les autres marchent ; les uns sont modestes, les autres hardis ; l’homme de génie tait son orgueil ; l’intrigant arbore le sien ; il doit arriver nécessairement. Les hommes du pouvoir ont si fort besoin de croire au mérite tout fait, au talent effronté, qu’il y a chez le vrai savant de l’enfantillage à espérer les récompenses humaines…. Hélas ! l’étude est si maternellement bonne, qu’il y a peut-être crime à lui demander des récompenses autres que les pures et douces joies dont elle nourrit ses enfants. » ↩
- Revue encyclopédique, 3 novembre 1900, p. 871 ; et Revue universelle, 1er juin 1904, p. 311. Cf. la suprême et superbe profession de foi du grand historien Augustin Thierry (1795-1856), privé de la vue à l’âge de trente-cinq ans, devenu infirme, et cloué sur un fauteuil de martyr : « Grâce à l’étude, on traverse les mauvais jours sans en sentir le poids, on se fait à soi-même sa destinée…. Aveugle et souffrant sans espoir et presque sans relâche, je puis rendre ce témoignage, qui, de ma part, ne sera pas suspect : il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé elle-même, c’est le dévouement à la science. » (Dix Ans d’études historiques, Préface, p. 24.) ↩
- Ernest Renan, Discours prononcé à Tréguier le 2 août 1884, Discours et Conférences, pp. 218-219. ↩
- Le Paradis des gens de lettres, selon ce qui a été vu et entendu par Charles Asselineau, l’an du Seigneur, 1861, pp. 32-36. ↩
- Et tant de fois altérée et faussée, car cette célèbre invocation a eu le sort des Provinciales et des Pensées de Pascal, « qu’on tronque toujours quand on le cite », selon la piquante remarque de M. Ferdinand Brunetière (Histoire et Littérature, t. I, p. 314). Comme exemples de ces inexactitudes et déformations, cf. Fontaine de Resbecq, Voyages littéraires sur les quais de la Seine, p. 134 ; — Rouveyre, Connaissances nécessaires à un bibliophile, 3e édit., t. II, pp. 163-164 ; — etc. Le pieux Jean Darche a fait mieux : il s’est approprié le texte, l’a démarqué et rebaptisé, puis l’a terminé en sermon : « O mes livres, mes chers livres, à moins que mes enfants soient dignes de vous posséder et qu’ils aient du Ciel le don de vous savoir apprécier et goûter, mes bien-aimés livres, un jour peut-être vous serez mis en vente ; d’autres vous achèteront et vous posséderont, possesseurs moins dignes de vous sans doute que votre maître actuel ! Ils sont bien à moi pourtant, ces livres, je les ai tous choisis un à un…. Mais, ô mon Dieu ! rien n’est stable en ce monde ! et ce sera bien ma faute si…. Amen ! » (Essai sur la lecture, pp. 374-375.) — Cet article de Silvestre de Sacy a paru dans le Journal des Débats du 25 octobre 1853, et il fait partie des Variétés littéraires, morales et historiques de cet écrivain (Paris, Didier-Perrin, 1884, 2 vol. in-12, 5e édit. : la 1re édit. est de 1858), t. I, pp. 242-255. « L’article mémorable… chef-d’œuvre de M. de Sacy, a été celui du mardi 25 octobre 1853, sur le Catalogue de la bibliothèque de feu J.-J. de Bure. » (Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XlV, p. 191.) ↩
- Cf. le mot du sage Valincour, cité plus haut (pp. 157-158) : « Je n’aurais guère profité de mes livres, si je n’avais appris d’eux à m’en passer ». Avec sa modestie coutumière et sa ferveur, Silvestre de Sacy disait encore (ap. Albert Collignon, la Vie littéraire, p. 13) : « Je ne suis ni un grand critique ni un grand érudit, mais j’aime les Lettres, je les aime avec passion. Je ne pourrai jamais dire tout ce que ce goût des livres et des Lettres a répandu de charme sur ma vie ; combien de fois une heure, une seule heure de lecture m’a ranimé et rendu à moi-même ! » Glissons encore, dans cette fin de note, un court adieu à ses chers livres d’un autre bibliophile contemporain, du marquis Isidore de Gaillon (ap. Fertiault, les Amoureux du livre, p. 215) : « … Hélas ! quelque noble, quelque digne d’estime que soit l’amour des livres, cet amour a le sort de toutes les choses humaines, et est compris dans les vanités que Salomon a vues sous le soleil. Ces trésors que nous amassons avec un soin si curieux et si amoureux, ces livres que nous épousons, il faudra les quitter. Linquenda tellus et domus et uxor, comme dit Horace : uxor, c’est-à-dire notre bibliothèque…. » ↩
Publié le 22 oct. 1905 par Albert Cim