Le Livre, tome II, p. 263-279

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 263.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 263 [279]. Source : Internet Archive.

XII. Biblioclastes et bibliophobes.
— Les femmes et les livres

Le plus ancien exemple connu de destruction de livres, faite systématiquement et en masse, remonte au viiie siècle avant Jésus-Christ. Selon l’historien chaldéen Bérose (iiie siècle av. J.-C.) et le savant écrivain grec Alexandre Polyhistor (ier siècle av. J.-C.), le roi de Babylone Nabonassar, célèbre par l’ère qui porte son nom et part de l’an 747 avant l’ère chrétienne, fit détruire toutes les histoires des rois ses devanciers[263.1]. Il s’efforçait ainsi de supprimer le passé, et de donner son règne comme point d’origine au monde entier.

En l’an 213 avant Jésus-Christ, l’empereur chinois Chi-Hoang-Ti, « en haine des lettrés et de leurs principes, ordonna de brûler tous les livres qui se trouvaient dans son empire ; il n’excepta de cette proscription que les ouvrages qui traitaient de l’histoire de sa famille, de l’astrologie et de la médecine[263.2] ».

[II.279.263]
  1.  Ludovic Lalanne, Curiosités bibliographiques, p. 197.  ↩
  2.  Id., ibid.  ↩

Le Livre, tome II, p. 264-280

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 264.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 264 [280]. Source : Internet Archive.

Rien n’a fait plus de mal aux livres, rien n’en a fait autant massacrer et détruire que les querelles religieuses. Le livre étant le meilleur porte-parole de l’homme, et un porte-parole qui ne craint pas la lassitude, doué d’ubiquité et d’une puissance et d’une audace incomparables, il fallait avant tout le faire taire, c’est-à-dire le brûler, lui, aussi bien et encore mieux que tous les profanes, tous les dissidents et antagonistes.

« Les Romains ont brûlé les livres des juifs, des chrétiens et des philosophes, remarque Vigneul-Marville (1634-1704)[264.1] : les juifs ont brûlé les livres des chrétiens et des païens ; et les chrétiens ont brûlé les livres des païens et des juifs. La plupart des livres d’Origène et des anciens hérétiques ont été brûlés par les chrétiens. Le cardinal Ximénès (ministre d’Espagne et grand inquisiteur : 1436-1517), à la prise de Grenade, fit jeter au feu cinq mille Alcorans. Les Puritains, en Angleterre, au commencement de la Réforme prétendue, brûlèrent une infinité de monastères et d’anciens monuments de la véritable religion. Un évêque anglais mit le feu aux archives de son église, et Cromwell (1599-1658), dans les derniers temps, brûla la bibliothèque d’Oxford, qui était une des plus curieuses de l’Europe. »

[II.280.264]
  1.  Mélanges d’histoire et de littérature, tome II, page 56-57. (Paris, Prudhomme, 1725.)  ↩

Le Livre, tome II, p. 265-281

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 265.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 265 [281]. Source : Internet Archive.

Pendant le séjour de saint Paul (10-70 ?) à Éphèse, à la suite de ses prédications, « il y en eut beaucoup, dit la Bible[265.1], de ceux qui avaient exercé les arts curieux, qui apportèrent leurs livres, et les brûlèrent devant tout le monde ; et, quand on en eut supputé le prix, on trouva qu’il montait à cinquante mille pièces d’argent ». Ces cinquante mille pièces d’argent, « ces cinquante mille drachmes reviennent à plus de cinquante mille livres de notre monnaie », estime l’abbé Fleury (1641-1723)[265.2], qui ajoute : « On croit que c’étaient des livres de magie ». « Quant à nous, riposte Ludovic Lalanne, nous serions fort porté à croire que ces livres étaient des ouvrages relatifs à la philosophie païenne et aux religions de l’Orient, et dont l’esprit ne pouvait être, par conséquent, que fort dangereux pour les nouveaux chrétiens. »

Nous avons parlé, dans notre premier volume[265.3], de la bibliothèque d’Alexandrie, qui passe pour avoir été détruite par les ordres du chef musulman Omar, lors de la prise de cette ville, en 640 ; et nous avons dit qu’à cette époque cette bibliothèque n’existait

[II.281.265]
  1.  Actes des apôtres, chap. xix, verset 10, trad. Le Maistre de Sacy. On connaît le beau tableau du Louvre, chef-d’œuvre d’Eustache Le Sueur, représentant la Prédication de saint Paul à Éphèse ↩
  2.  Histoire ecclésiastique, livre I, chap. xlii, ap. Ludovic Lalanne, op. cit., p. 198.  ↩
  3.  Pages 8 et 9.  ↩

Le Livre, tome II, p. 266-282

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 266.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 266 [282]. Source : Internet Archive.

plus, qu’une de ses sections avait été accidentellement incendiée, en l’an 47 avant Jésus-Christ, par les soldats de Jules César, et que l’autre section fut détruite environ quatre cents ans plus tard, en 390, par l’évêque ou patriarche Théophile, qui voulait abolir l’idolâtrie dans son diocèse[266.1]. Or, depuis cette date jusqu’à l’arrivée du lieutenant d’Omar, Amrou-ben-Alas, on ne trouve pas un mot, dans les écrivains du temps, qui autorise à supposer qu’on ait reconstitué à Alexandrie la moindre bibliothèque, ce qui ne doit pas étonner, puisque, entre autres causes[266.2], la littérature et la philosophie païennes furent, durant cet intervalle, partout proscrites, à tel point que Justinien fit fermer les écoles d’Athènes.

[II.282.266]
  1.  Cf. Ludovic Lalanne, op. cit., pp. 201 et s., où cette question de la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie est discutée avec science et bien résumée. Le premier auteur qui ait parlé de l’incendie de cette bibliothèque par les Arabes est Abd-Allatif, médecin arabe de Bagdad, mort en 1231, c’est-à-dire 591 ans après cet événement. « Quant au prétendu incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, un tel vandalisme était tellement contraire aux habitudes des Arabes, qu’on peut se demander comment une pareille légende a pu être acceptée pendant si longtemps par des écrivains sérieux. Elle a été trop bien réfutée à notre époque pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. Rien n’a été plus facile que de prouver, par des citations fort claires, que, bien avant les Arabes, les chrétiens avaient détruit les livres païens d’Alexandrie avec autant de soin qu’ils avaient renversé les statues, et que, par conséquent, il ne restait plus rien à brûler. » (Dr Gustave Le Bon, la Civilisation des Arabes, p. 208 ; Paris, Didot, 1884.)  ↩
  2.  Voir ces autres causes dans Ludovic Lalanne, op. cit., p. 203.  ↩

Le Livre, tome II, p. 267-283

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 267.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 267 [283]. Source : Internet Archive.

On connaît la réponse catégorique et typique qu’Omar aurait faite à son lieutenant, lorsque celui-ci, après s’être emparé d’Alexandrie, lui demanda ce qu’il devait faire de la bibliothèque : « Si ce que contiennent les livres dont vous me parlez est conforme au livre de Dieu (le Coran), ce livre les rend inutiles ; si, au contraire, ce qu’ils renferment est opposé au livre de Dieu, nous n’en avons aucun besoin. Donnez donc ordre de les détruire[267.1]. » En conséquence, d’après cette légende, Amrou-ben-Alas les fit distribuer dans les bains publics d’Alexandrie, dont ils suffirent à alimenter le chauffage durant six mois[267.2], — quoique le papier, sans parler du parchemin, s’il est bon pour allumer le feu, ne convienne guère pour l’entretenir.

Nous avons parlé également du pape Grégoire le Grand (540-604), saint Grégoire, qui passe pour avoir livré aux flammes un grand nombre d’ouvrages anciens, Tite-Live notamment, et qui, s’il n’a pas commis ce massacre, en était bien capable, à en juger par le mépris qu’il affichait pour les écrivains de l’antiquité[267.3].

[II.283.267]
  1.  Cf. ce que dit à ce sujet Jean-Jacques Rousseau (Discours sur les sciences et les arts : Œuvres complètes, t. I, p. 18, n. 1 ; Paris, Hachette, 1862) : « Supposez Grégoire le Grand à la place d’Omar, et l’Évangile à la place de l’Alcoran, la bibliothèque aurait encore été brûlée, » — en vertu du même raisonnement.  ↩
  2.  Cf. Larousse, op. cit., art. Omar Ier ↩
  3.  Cf. notre tome I, page 82.  ↩

Le Livre, tome II, p. 268-284

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 268.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 268 [284]. Source : Internet Archive.

L’empereur de Constantinople Léon l’Isaurien (né dans l’Isaurie, province d’Asie Mineure) ou l’Iconoclaste (briseur d’images) (680-741), ayant en vain essayé de faire partager ses idées au chef de la bibliothèque impériale, surnommé œcuménique (uni­versel)[268.1], à cause de l’étendue de ses connaissances, et à ses douze subordonnés, professeurs ou copistes, fit mettre le feu à cette bibliothèque, composée d’environ 36 000 volumes, et brûla tout ensemble livres, bibliothécaire et copistes.

Orderic Vital (1075-vers 1150) a décrit, dans son Histoire ecclésiastique, les ravages causés, durant les ixe et xe siècle, par les Normands, qui renouvelèrent ainsi les désastres commis par les Barbares, lors de la décadence et de la chute de l’empire romain. « Au milieu des affreuses tempêtes qui causèrent tant de maux du temps des Danois, dit-il[268.2], les écrits des anciens périrent dans les incendies qui dévorèrent les églises et les habitations ; quelque insatiable qu’ait été la soif d’étude de la jeunesse, elle n’a pu recouvrer ces ouvrages…. Ces écrits ayant été perdus, les actions des anciens furent livrées à l’oubli. Les modernes feraient d’inutiles efforts pour les recouvrer ; car ces antiques monuments dis-

[II.284.268]
  1.  Dans l’Histoire de l’imprimerie de Paul Lacroix, Fournier et Seré (p. 8), ce bibliothécaire est nommé, et non surnommé. Læcuménique (avec un æ et non un œ).  ↩
  2.  Livre VI ; ap. Ludovic Lalanne, op. cit., p. 208.  ↩

Le Livre, tome II, p. 269-285

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 269.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 269 [285]. Source : Internet Archive.

paraissaient, avec le cours des siècles, de la mémoire des vivants, comme la grêle et la neige qui tombent dans les fleuves suivent, pour ne jamais revenir, le cours rapide de leurs ondes. »

Au xie siècle, la bibliothèque des califes d’Égypte, au Caire, la plus considérable de tout l’empire musulman, fut, en majeure partie, pillée par les Turcs[269.1].

La bibliothèque de Tripoli de Syrie était riche, paraît-il, de trois millions de volumes, tous concernant la théologie, l’explication du Coran, la science des traditions et des belles-lettres. Lorsque, durant les Croisades, en 1105, Tripoli de Syrie tomba au pouvoir des Francs, « un prêtre, étant entré dans la bibliothèque, fut frappé de la quantité de livres qu’elle renfermait. La salle où il se trouvait était précisément celle qui contenait les Corans. Ayant mis la main sur un manuscrit, il reconnut cet ouvrage. Il en prit un second, puis un troisième, et ainsi de suite, jusqu’au nombre de vingt, et trouva toujours le même livre ; ayant alors déclaré que cet édifice ne renfermait que des Corans, les Francs y mirent le feu et le réduisirent en cendres. Il n’échappa qu’un petit nombre de livres, qui furent dispersés en différents pays[269.2]. »

[II.285.269]
  1.  Voir les détails de ce pillage ap. Ludovic Lalanne, op. cit., pp. 208-209.  ↩
  2.  E. Quatremère, Mémoires géographiques et historiques sur l’Égypte, t. II, pp. 506-507 (Paris, Schœll, 1811) ; et cf. Ludovic Lalanne, op. cit., pp. 210-211.  ↩

Le Livre, tome II, p. 270-286

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 270.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 270 [286]. Source : Internet Archive.

Nous avons vu précédemment encore[270.1] dans quel piteux état Boccace (1313-1375) trouva les livres des religieux du Mont-Cassin, et ce que devinrent, en 1526, après la victoire des Turcs à Mohacz, les cinquante mille volumes rassemblés par le roi de Hongrie Mathias Corvin (1443-1490).

Une lettre[270.2] de l’historien et conteur italien le Pogge (1380-1459) nous apprend que les moines du monastère de Saint-Gall, voisin de Constance, n’étaient guère plus soigneux de leur bibliothèque que ceux du Mont-Cassin : « …. Là, au milieu d’une foule de manuscrits qu’il serait trop long d’énumérer, j’ai trouvé un Quintilien encore sain et entier, mais plein de moisissure et couvert de poussière ; ces livres, en effet, loin d’être placés dans une bibliothèque, comme ils auraient dû l’être, étaient enfouis dans une espèce de cachot obscur et infect, au fond d’une tour, où l’on n’aurait certainement pas jeté les condamnés à mort. »

Les moines récollets d’Anvers allaient à peu près de pair avec les précédents. C’est à eux qu’advint, en 1735, la mésaventure suivante :

« Les récollets d’Anvers, passant en revue leur bibliothèque, jugèrent à propos d’y faire une réforme, et de la débarrasser d’environ quinze cents

[II.286.270]
  1.  Tome I, pages 102-103 et 115.  ↩
  2.  Citée par Mabillon, ap. Ludovic Lalanne, op. cit., p. 229.  ↩

Le Livre, tome II, p. 271-287

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 271.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 271 [287]. Source : Internet Archive.

volumes de vieux livres, tant imprimés que manuscrits, qu’ils regardèrent comme vrais bouquins de nulle valeur. On les déposa d’abord dans la chambre du jardinier, et, au bout de quelques mois, le Père gardien décida, dans sa sagesse, qu’on donnerait tout ce fatras audit jardinier, en reconnaissance et gratification de ses bons services. Celui-ci, mieux avisé que les bons pères, va trouver M. Vanderberg, amateur et homme de lettres, et lui propose de lui céder toute cette bouquinaille. M. Vanderberg, après y avoir jeté un coup d’œil, en offre un ducat du quintal : le marché est bientôt conclu, et M. Vanderberg enlève les livres. Peu après il reçoit la visite de M. Stock, bibliomane anglais, et lui fait voir son acquisition ; M. Stock lui donne à l’instant quatorze mille francs des manuscrits seuls. Quels furent la surprise et les regrets des Pères récollets à cette nouvelle ! Ils sentirent qu’il n’y avait pas moyen d’en revenir ; mais, tout confus qu’ils étaient de leur ignorance, ils allèrent humblement solliciter une indemnité de M. Stock, qui n’hésita pas à leur donner encore douze cents francs, tant il était satisfait de son acquisition[271.1]. »

Le marquis de Villena, don Enrique d’Aragon (1384-1434), célèbre poète et érudit espagnol, un des créateurs de la poésie castillane, avait, à force de dépenses et de soins, rassemblé une bibliothèque

[II.287.271]
  1.  Bulletin du bibliophile, mars 1835, p. 13.  ↩

Le Livre, tome II, p. 272-288

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 272.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 272 [288]. Source : Internet Archive.

considérable, où, à côté des œuvres des trouvères, figuraient de nombreux livres de recherches philosophiques et de magie. Le marquis de Villena, partageant les idées ou rêveries de son temps, s’occupait, en effet, de sciences occultes et de sorcellerie. A sa mort, le roi de Castille, Jean II, fit saisir sa bibliothèque, deux pleins chariots de livres, qu’il expédia à un dominicain, son confesseur, frère Lope de Barrientos, avec ordre de l’examiner. Celui-ci, fort ignorant, aima mieux brûler que de lire. « Mais, ajoute un contemporain, il est resté dans les mains de frère Lope beaucoup d’autres ouvrages précieux, qui ne seront ni brûlés ni rendus[272.1]. »

Les missionnaires qui se répandirent dans le Nouveau Monde au lendemain de sa découverte (1492) y provoquèrent de nombreuses destructions de monuments littéraires et historiques, d’autant plus fâcheuses que ces documents étaient les seuls pouvant nous renseigner sur la langue et l’histoire des anciens peuples de ces contrées.

« Comme la mémoire des événements passés était conservée, parmi les Mexicains, au moyen de figures peintes sur des peaux, sur des toiles de coton et sur des écorces d’arbres, les premiers missionnaires, incapables de comprendre la signification de ces figures et frappés de leurs formes bizarres, les regar-

[II.288.272]
  1.  Cf. Michaud, op. cit. ; Larousse, op. cit. ; etc.  ↩

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