Le Livre, tome II, p. 021-037

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 021.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 021 [037]. Source : Internet Archive.

II. Premières lectures

On connaît la force, la vitalité, la persistante influence des impressions reçues durant l’enfance et au seuil de la jeunesse. Au point de vue qui nous occupe, au point de vue des livres et de la lecture, l’existence entière peut se ressentir de ces premières fréquentations intellectuelles et de ces premières manifestations du goût[021.1]. Aussi nous a-t-il paru intéressant de relever quelques-uns de ces témoignages.

[II.037.021]
  1.  Cf. t. I, p. 244, ce que dit Lamartine de la prédilection de Bossuet pour Horace : « … Peut-être aussi cette inexplicable prédilection pour le moins divin de tous les poètes tenait-elle à ce que la poésie avait apparu à Bossuet enfant pour la première fois dans les pages de ce poète. Cette ravissante apparition s’était prolongée et changée en reconnaissance dans son âme…. » (Lamartine, Lectures pour tous, Vie de Bossuet, pp. 420-421 ; Paris, Hachette, 1860.) Notons aussi, pour mémoire, un article fantaisiste de Jules Vallès, — influence exercée sur les jeunes esprits par Robinson Crusoé, les contes de fées, les histoires d’aventures, par Walter Scott, lord Byron, Alfred de Musset, Murger, Balzac, etc., — intitulé les Victimes du livre, dans le volume les Réfractaires, pp. 159-184. (Paris, Charpentier, 1881.)  ↩

Le Livre, tome II, p. 022-038

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 022.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 022 [038]. Source : Internet Archive.

Tout d’abord, comment lit-on à treize, quatorze ou quinze ans, voire à dix-huit, vingt ou vingt-cinq ? Comment, à ces âges, apprécie-t-on un livre, et quel fruit peut-on, d’ordinaire, retirer de ses lectures ?

« Quand on est jeune, a très justement écrit le bibliographe Alfred de Martonne (1820-….)[022.1], on n’a nul souci de la forme du livre ; qu’il soit beau ou laid, bien ou mal relié, peu importe. On se moque des éditions rares, des textes curieux, des livres de prix. On ne s’occupe que de l’idée et surtout du sentiment. On n’a cure que de ce qui plaît au cœur, et touche et émeut. Foin de l’esprit et des belles dorures ! Il n’y a pas de bibliophile de vingt ans. Quand on est jeune, on ne sait pas relire un livre. A peine sait-on le lire. On le dévore, et, pour bien juger un livre, il faut le relire et à différentes époques de sa vie. Il y a, comme cela, des livres qui sont un thermomètre de l’esprit ou plutôt du cœur. »

« Il n’y a pas de bibliophile de vingt ans » : voilà, en effet, une vérité quasi absolue, une sorte d’axiome. A vingt ans, le sentiment prime le raisonnement, prime tout. On a hâte de tout voir, de tout connaître, de tout lire, de tout feuilleter plutôt ; ceux-là sont rares qui, à cet âge heureux, relisent sans y être contraints, soit par un besoin du cœur,

[II.038.022]
  1.  Ap. Fertiault, les Amoureux du livre, p. 252.  ↩

Le Livre, tome II, p. 023-039

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 023.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 023 [039]. Source : Internet Archive.

soit par manque de livres nouveaux, de livres non encore lus ou par­courus[023.1].

Nous verrons du reste plus loin, en parlant des livres anciens et des livres nouveaux[023.2], que les jeunes lecteurs n’aiment guère remonter au delà de leur époque et se plaisent surtout avec leurs contemporains.

L’évêque d’Avranches Huet (1630-1721), « l’homme qui a peut-être le plus lu[023.3] », éprouva, dès sa petite enfance, cette ardente passion qu’il manifesta toute sa vie pour les livres et pour la lecture. « L’amour de l’étude prévint en lui, écrit son biographe, l’abbé d’Olivet[023.4], ne disons pas tout à fait la raison, puisque nous ignorons quand elle commence, mais au moins l’usage de la parole. « A peine, dit-il[023.5], avais-je quitté la mamelle, que je portais envie à ceux que je voyais lire. »

Voici quelques-uns des curieux détails que l’évêque Huet nous donne, dans ses Mémoires, sur ses premières lectures et son irrésistible penchant pour les livres et les Lettres :

[II.039.023]
  1.  Rappelons ici le mot du critique d’art Ernest Chesneau (la Chimère, p. 9) : « On ne commence à savoir lire qu’après la sortie du collège », déjà cité dans notre tome I, page 190, notes, où se trouve aussi une anecdote de Tallemant des Réaux, relative à notre sujet.  ↩
  2.  Chap. vi, p. 162.  ↩
  3.  Cf. supra, t. I, p. 150.  ↩
  4.  Éloge historique de Huet, en tête des Mémoires de Daniel Huet, trad. Charles Nisard, p. iii. (Paris, Hachette, 1853.)  ↩
  5.  Cf. infra, p. 26.  ↩

Le Livre, tome II, p. 024-040

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 024.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 024 [040]. Source : Internet Archive.

« … Devenu plus grand, quoique encore très enfant, je fus mis aux Jésuites du collège de Mont-Royal, à Caen. J’y étudiai cinq ans les Belles-Lettres et trois ans la philosophie. Mais si, peut-être charmés de mon goût pour les Belles-Lettres, les Pères ne m’eussent vivement poussé, encouragé, soutenu, tout ce qu’il pouvait y avoir de bon en moi eût été détruit par les mauvais exemples que j’avais à la maison. Car, comme ma passion pour les Lettres excitait l’envie de mes cousins, ils ne négligeaient rien de ce qu’ils croyaient pouvoir troubler mes études. Ils me volaient mes livres, déchiraient mes cahiers, les trempaient dans l’eau ou les frottaient de suif afin qu’il me fût impossible d’y écrire. Ils fermaient les portes de notre chambre, de peur que, tandis qu’ils joueraient, je ne m’y cachasse avec un livre, ainsi qu’ils m’avaient surpris plusieurs fois à la campagne, pendant les vacances d’automne. Regardant comme un crime de toucher seulement à un livre, ils exigeaient qu’on passât les journées entières à jouer, à chasser, ou à se promener. Pour moi, porté vers des plaisirs d’un autre genre, je m’esquivais au lever du soleil, et comme ils dormaient encore ; puis, m’enfonçant dans les bois, je m’arrêtais à l’endroit le plus sombre et le plus commode pour lire et étudier, à l’abri de leurs regards. De leur côté, après m’avoir longtemps cherché, traqué, cerné, ils m’expulsaient de mon gîte, soit en

Le Livre, tome II, p. 025-041

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 025.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 025 [041]. Source : Internet Archive.

me jetant des pierres ou des mottes de terre mouillée, soit en me lançant de l’eau avec un tube à travers les branches. Mais autant leur envie et leur méchanceté opposaient d’obstacles à mes efforts, autant ces mêmes efforts se développaient, se soutenaient par le désir infini d’apprendre, que la nature m’avait inspiré. Tel est même l’empire que cette passion a exercé sur moi dès ma naissance, que, si prêt d’ailleurs à céder à d’autres la gloire dans les Lettres, je ne le cède à personne en amour constant, incroyable pour elles ; j’ai le droit, je pense, et je le déclare franchement, de revendiquer ce genre de mérite : il est un des principaux bienfaits que Dieu m’a si libéralement répartis ; c’est grâce à mon assiduité à l’étude, à mes nobles soucis, que je n’ai point eu de peine à me préserver des excès de l’adolescence et des vices de la jeunesse, quoique j’y aie été depuis trop souvent entraîné par les courants d’une nature impétueuse et par la fougue d’un caractère rebelle et singulièrement éveillé.

« De ce goût imperturbable pour les Lettres et de l’étude continuelle des choses qui en sont l’objet, je conclus que, parmi une foule d’autres avantages que j’y ai acquis, je dois faire état principalement de celui-ci, à savoir : que je n’ai jamais senti ce dégoût de la vie ni cet ennui des hommes et des choses, dont, en général, on a coutume de se

Le Livre, tome II, p. 026-042

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 026.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 026 [042]. Source : Internet Archive.

plaindre plus que de raison, et que la plus grande de toutes mes pertes ayant toujours été le temps, j’ai toujours aussi tâché de la réparer à force de diligence et d’opiniâtreté dans le travail[026.1]. Je me souviens que, ayant à peine quitté la mamelle, et ne sachant pas même encore mes lettres, s’il m’arrivait d’entendre quelqu’un lire un conte, je portais une envie extrême à cette personne-là, me figurant mille plaisirs, du moment que je pourrais de moi-même, et sans l’aide d’autrui, lire et m’amuser comme elle. Plus tard, ayant su le faire, mais

[II.042.026]
  1.  Voici ce que nous dit encore Huet (op. cit., p. 175) sur les moyens qu’il employait pour consacrer le plus de temps possible à la lecture : « … J’espérais néanmoins parer à ces inconvénients, à force de diligence et d’économie de temps ; aussi pris-je la résolution de ne pas laisser perdre une minute, pas même celles qui sont perdues pour tout le monde, comme le temps qu’on passe en voyage, au lit, avant de s’endormir et lorsqu’on vient de s’éveiller, en s’habillant et en se déshabillant. Des enfants me servaient alors de lecteurs, et, parmi mes domestiques, je ne souffrais pas qu’un seul fût illettré. Souvent encore, une fois ma leçon donnée au Dauphin, j’accourais à Paris le soir et même la nuit close ; puis, après avoir employé une grande partie de la nuit à feuilleter les livres de ma bibliothèque, à faire des recherches et des extraits, je revenais à mon poste. Ce travail dura dix ans. Cependant il me fallait conformer ma vie à la vie agitée de la cour, changer de résidence à chaque instant, courir les routes et n’être jamais dans la même place. Que le lecteur, s’il est ami des Lettres et de l’étude, se figure combien il est facile pour l’esprit, au milieu de ces allées et venues continuelles et de ces agitations du jour et de la nuit, de s’appliquer aux méditations qui sont le fruit de la tranquillité ! »  ↩

Le Livre, tome II, p. 027-043

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 027.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 027 [043]. Source : Internet Archive.

n’ayant point encore appris à écrire, si je voyais quelqu’un ouvrir et lire une lettre, je pensais combien il me serait agréable de communiquer et de causer de même avec un camarade[027.1]. »

Et plus loin[027.2] :

« Mon but principal était d’acheter des livres…. J’accourus donc bien vite à Paris et plus vite encore chez les libraires. Mais l’argent que j’avais destiné à m’approvisionner dans leurs boutiques fut bientôt épuisé…. Tout l’argent que j’avais pu ramasser, en le dérobant à mes autres plaisirs, les libraires de la rue Saint-Jacques me l’enlevaient jusqu’au dernier sou. D’où il advint que, durant toute cette époque de ma jeunesse, mon escarcelle, presque toujours vide, ne logeait que des araignées. Au contraire, ma bibliothèque était si bien remplie, qu’elle n’avait pas son égale dans tout le pays, ni pour le choix, ni pour le nombre des livres. Ce choix consistait dans les écrivains de l’antiquité, qu’avant tout j’avais voulu posséder. D’ailleurs, je n’attachais pas la moindre importance à la reliure, qu’elle fût en parchemin ou en maroquin ; je laissais ce luxe aux publicains et aux banquiers. Plus tard, quand je pus me rendre la justice de n’avoir point amassé tant de livres par une vaine ostentation, mais uniquement pour en faire usage, je me souciai peu de

[II.043.027]
  1.  Huet, op. cit., pp. 9-10.  ↩
  2.  Op. cit., p. 37.  ↩

Le Livre, tome II, p. 028-044

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 028.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 028 [044]. Source : Internet Archive.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 029.
Pour suite de note : Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 029 [045]. Source : Internet Archive.

les entretenir propres. Si je trouvais, en les lisant, quelque chose qui valût la peine d’être noté, soit pour la correction du texte, soit pour l’éclaircissement des passages, je le notais à la marge. Une pensée toutefois m’obsédait : ce travail de tant d’années, me disais-je, cette masse de volumes rassemblés à si grands frais pour le plaisir ou l’aliment de mon esprit, seront dispersés un jour[028.1], ou retourneront dans les boutiques des libraires, ou tomberont dans les mains des sots. Cette idée m’épouvantait, et, pour empêcher qu’elle

[II.044.028]
  1.  Les mésaventures arrivées à la bibliothèque de Jacques de Thou avaient fortement donné à réfléchir à Huet. Voici ce qu’il écrit à ce propos (op. cit., pp. 234-235) : « J’étais en bons termes avec de Thou depuis quelques années. Il vint chez moi, l’air triste et se plaignant fort de la difficulté des temps. Bref, il me demanda si je croyais pouvoir persuader au roi d’acheter sa bibliothèque pour le Dauphin. « Elle n’est pas, me dit-il, absolument indigne de cette haute destination, soit à cause du choix des livres, soit à cause de leur nombre et de leur beauté. » Je lui promis que la proposition en serait faite au roi et à Colbert. Ce qui eut lieu, mais sans succès. Le roi répondit qu’il avait une bibliothèque assez considérable, dont le Dauphin pouvait faire usage. De Thou, frustré de son espoir, chercha d’autres acheteurs ; mais il les trouva froids ou marchandeurs, et sa bibliothèque resta invendue jusqu’à sa mort. Alors (je le dis à la honte de la littérature) elle fut offerte par les héritiers à si bas prix, que les ouvrages qui la composaient et dont la reliure seule, ainsi que de Thou me l’avait affirmé, avait coûté cent mille livres, ne furent pas même vendus le tiers de cette somme. J’en achetai quelques-uns qui font aujourd’hui l’ornement principal de ma bibliothèque. Je n’en déplore pas moins la dispersion d’un si magnifique trésor littéraire et l’insuffisance des précautions qu’avait prises Jacques de Thou pour la conserver. J’appris par là quel serait, à coup sûr, le sort de ma bibliothèque, si je ne me mettais aussitôt en mesure de le prévenir (1691). Cette pensée étant l’objet de ma préoccupation constante, il me parut que le meilleur moyen de la conserver à toujours dans son intégrité était de la donner à quelque solide établissement religieux où les Lettres fussent particulièrement cultivées, d’abord afin d’en pouvoir jouir ma vie durant, ensuite afin qu’après ma mort elle ne soit ni divisée ni confondue avec d’autres, ni échangée en partie, ni transportée ailleurs que là où elle était, sous prétexte d’en rendre l’accès plus facile à ceux qui lisent et qui étudient, ou pour tout autre motif. S’il en était autrement, la donation serait nulle, et mes héritiers ou leurs descendants rentreraient dans leurs droits. Et, pour perpétuer la mémoire de ces conditions, je les fis graver en lettres capitales sur une tablette de marbre, qui, placée dans un endroit élevé et bien apparent de la bibliothèque, attirait immédiatement les regards. Elles furent acceptées par les Jésuites de la maison professe de Paris, à qui je la donnai, et par le révérend père général. L’acte en fut passé devant notaire. »  ↩

Le Livre, tome II, p. 029-045

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 029.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 029 [045]. Source : Internet Archive.

ne se réalisât, je pris une mesure dont il sera parlé dans la suite[029.1]. »

[II.045.029]
  1.  Cette mesure, comme on vient de le voir dans la note précédente, et comme il a été dit dans notre tome I, page 153, consista à léguer cette vaste bibliothèque aux Jésuites de la rue Saint-Antoine, où demeurait et où est mort Huet, et où se trouvait la maison professe de cet ordre. Huet, qui tenait avant tout à ce que ses livres ne fussent pas dispersés, avait introduit dans son testament une clause portant que, dans le cas où la Société de Jésus « cesserait d’exister en France, ses héritiers à lui pourraient réclamer cette partie de la succession ». Après la suppression des Jésuites (1762-1764), « le legs fut déclaré nul juridiquement, et la bibliothèque fit retour aux héritiers du prélat par un arrêt du Conseil de juillet 1763. Elle a passé depuis en masse dans la Bibliothèque du Roi ». (Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II, p. 168, n. 1.)  ↩

Le Livre, tome II, p. 030-046

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 030.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 030 [046]. Source : Internet Archive.

Ne quittons pas l’évêque Huet sans rappeler l’influence qu’eurent, sur son caractère et sa santé, sa vie studieuse et sédentaire, son absorbante et exclusive passion pour les livres et la lecture[030.1].

« … Puisque j’ai commencé de donner l’histoire de mes études, j’ajouterai ceci, que je suis plein de reconnaissance pour la grâce singulière que j’ai reçue de Dieu, ayant été formé par lui de telle sorte, que, non seulement pendant que j’étais jeune et vigoureux, mais encore depuis que je suis affaibli par l’âge, je n’ai jamais senti la moindre fatigue de mes lectures continuelles, de mon existence sédentaire, et du prolongement de mes veilles. Jamais je ne succombai à l’ennui ; jamais la pâleur de l’oisiveté ne flétrit mon visage ; je quittais mes livres toujours frais et dispos, même après six ou sept heures de contention d’esprit. Souvent même alors j’étais gai et chantais à moi et aux Muses, contrairement à la plupart qui quittent le travail tristes et épuisés. Il me paraît donc que la race des médecins ne fait pas preuve d’un grand jugement, lorsqu’elle pose en principe général que les forces du corps s’affaiblissent dans l’inaction, se nourrissent et se fortifient par le mouvement. Combien ai-je connu d’hommes de lettres qui arrivèrent avec une santé ferme jusqu’à la dernière vieillesse ! Je voyais sou-

[II.046.030]
  1.  Cf. supra, t. I, pp. 150-151, ce que dit à ce sujet l’abbé d’Olivet.  ↩

- page 1 de 4