Le Livre, tome I, p. 001-025

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 1.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 1 [025]. Source : Internet Archive.

Historique

I. L’amour des livres et de la lecture

I. Antiquité

Bien qu’un savant bibliographe allemand[001.1] se soit avisé de rédiger un mémoire sur les Écrits et les Bibliothèques avant le déluge, — antédiluviens, — nous nous contenterons, dans cet « Essai d’une histoire et anthologie de l’amour des livres et de la lecture », de remonter jusqu’à 3000 ans d’ici, jusqu’au roi d’Égypte Osymandias, que les égyptologues identifient aujourd’hui avec Ramsès II ou Sé-

[I.025.001]
  1.  Joachim-Jean Mader (1626-1680), auteur d’une dissertation intitulée De scriptis et bibliothecis antediluvianis. Voir encore du même écrivain De bibliothecis. Cf. Ludovic Lalanne, Curiosités bibliographiques, p. 138 : « L’imposition des noms par Adam, les fabuleuses colonnes sculptées par Seth, et le prétendu livre d’Enoch, tels sont les faits qui lui ont servi de base (à J.-J. Mader) pour émettre cette ridicule opinion, qu’il essaye, à grand renfort d’érudition, de faire partager aux lecteurs ».  ↩

Le Livre, tome I, p. 002-026

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 2.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 2 [026]. Source : Internet Archive.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 3.
Pour suite de note : Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 3 [027]. Source : Internet Archive.

sostris. La plus ancienne mention d’une bibliothèque et le plus ancien jugement porté sur les livres datent de cette époque. Cette bibliothèque, c’est celle qu’Osymandias avait réunie, selon l’historien Diodore de Sicile[002.1], dans son magnifique palais de Thèbes, et ce jugement n’est autre que l’inscription gravée par ce roi au-dessus de la porte de cette bibliothèque : « Remèdes de l’âme ».

Remèdes de l’âme : du premier coup, le livre se trouve admirablement et immuablement défini. Jamais on ne dira mieux. Lorsque, bien plus tard, au xviiie siècle, Montesquieu nous déclarera qu’il n’a « jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé[002.2] » ; lorsque, plus tard encore, au xixe,

[I.026.002]
  1.  Bibliothèque historique, I, 49, trad. Hœfer, t. I, p. 60. (Paris, Hachette, 1865.) Cf. aussi Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, troisième partie, chap. iii (Œuvres choisies, t. I, p. 382 ; Paris, Hachette, 1868, 5 vol. in-8). Dans le texte de Diodore, il y a simplement ίατρεϊον, officine médicinale.  ↩
  2.  Montesquieu, Pensées diverses, Portrait (Œuvres complètes, t. II, pp. 419-420 ; Paris, Hachette, 1866, 3 vol. in-18). Dans sa concision, cette phrase de Montesquieu, hommage éclatant rendu aux Lettres, semble cacher un involontaire aveu de sécheresse de cœur. Mais comment imputer cette dureté de sentiments au généreux et compatissant philosophe qui nous fait cet autre aveu, dans une de ses Pensées (t. II, p. 421) : Je n’ai jamais vu couler de larmes sans en être attendri » ? Montesquieu a simplement voulu dire ici (cf. Larousse, Art d’écrire, les Fleurs et les Fruits, livre du maître, pp. 190-192) : « En lisant le récit d’infortunes, nous voyons que tous les hommes ont souffert avant nous, que beaucoup ont souffert plus que nous. Alors, la douleur s’adoucit…. En outre, la littérature, aussi bien que les beaux-arts et la nature elle-même, est une expression du beau ; or, la vue du beau tend à rétablir l’harmonie rompue au profit du sentiment. » Etc. Voir aussi ce que dit plus loin (p. 20) Pline le Jeune : « … Sans doute elle (l’étude) me fait mieux comprendre toute la grandeur du mal (de la peine), mais elle m’apprend aussi à le supporter avec plus de patience » ; et ce qu’écrit Éginhard à son ami Loup de Ferrières (pp. 85-86).  ↩

Le Livre, tome I, p. 003-027

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 3.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 3 [027]. Source : Internet Archive.

le romancier anglais Bulwer-Lytton[003.1] appliquera la lecture de certains ouvrages à la guérison de certaines maladies, et tracera ainsi une espèce de « Thérapeutique bibliographique », ils ne feront l’un et l’autre que délayer et paraphraser, qu’exagérer aussi, la sentence du roi d’Égypte.

Il nous faut franchir un long espace, descendre jusqu’au vie siècle avant notre ère, pour retrouver trace de livres. Le tyran ou usurpateur Pisistrate (561-527 av. J.-C.) fonde, à Athènes, la première bibliothèque publique[003.2] et s’occupe de réunir les œuvres d’Homère, qui n’avaient été conservées jusqu’ici que dans la mémoire des rhapsodes, — les troubadours d’alors, — et d’en faire ce que nous appellerions aujourd’hui une première édition[003.3].

Un vers d’Aristophane (ve siècle av. J.-C.) nous apprend que les livres étaient déjà très répandus à

[I.027.003]
  1.  Dans ses Mémoires de Pisistrate Caxton, neuvième partie, chap. v, Idées de mon père sur l’hygiène chimique des livres, trad. Édouard Scheffter, t. I, pp. 260-265. (Paris, Hachette, 1877.) Voir, dans notre tome II, le chapitre intitulé « Thérapeutique bibliographique ».  ↩
  2.  Voir infra, p. 26, la citation d’Aulu-Gelle.  ↩
  3.  Cf. Duruy, Histoire des Grecs, t. I, p. 444.  ↩

Le Livre, tome I, p. 004-028

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 4.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 4 [028]. Source : Internet Archive.

Athènes de son temps[004.1], et Xénophon (445-355 av. J.-C.), dans les Mémoires de Socrate[004.2] et dans l’Anabase[004.3] nous dit aussi quelques mots des livres, des collections et du commerce qu’on en faisait de son vivant.

A peu près à la même époque, nous voyons Alcibiade (450-404 av. J.-C.) user d’un moyen peu gracieux pour inspirer à ses concitoyens l’amour des livres. Étant entré « en une école de grammaire, il demanda au maître quelque livre d’Homère ; le maître lui répondit qu’il n’en avait pas un : il lui donna un soufflet et s’en alla[004.4] ».

Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.). avait aussi, et au plus haut degré, le culte d’Homère. Après la défaite de Darius, un très riche coffret ayant été trouvé parmi les dépouilles des vaincus, « il demanda à ses familiers qui étaient autour de lui quelle chose leur semblait la plus digne d’être mise dans ce cof-

[I.028.004]
  1.  « Chacun a son livre où il s’instruit des arts subtils. » (Aristophane, les Grenouilles, trad. Poyard, p. 426.)  ↩
  2.  « Le bel Enthydème avait fait une nombreuse collection d’ouvrages de poètes et de sophistes les plus renommés… ». (Xénophon, Mémoires de Socrate, IV, 2, trad. Talbot, t. I, p. 105.)  ↩
  3.  « Là (chez les Thraces). on trouve beaucoup de lits, beaucoup de coffres, beaucoup de livres et beaucoup de tous ces objets que les matelots transportent dans des caisses de bois. » (Id., Anabase [Expédition de Cyrus], VII, 3, trad. Talbot, t. II, p. 174.)  ↩
  4.  Plutarque, Vie d’Alcibiade, trad. Amyot, t. II, pp. 149-150. (Paris, Bastien, 1784.)  ↩

Le Livre, tome I, p. 005-029

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 5.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 5 [029]. Source : Internet Archive.

fret. Les uns répondirent d’une façon, les autres d’une autre ; mais, lui, dit qu’il y mettrait l’Iliade d’Homère, pour la dignement garder[005.1] ».

Alexandre professait, d’ailleurs, la plus haute estime pour les Lettres et pour les savants. Nous le voyons, dans Plutarque, se faire envoyer, alors qu’il était en Asie, les histoires de Philiste, des tragédies d’Euripide, de Sophocle et d’Eschyle, d’autres ouvrages encore. Il aimait et honorait son ancien précepteur Aristote, « non moins que son propre père, comme il disait lui-même, pource que de l’un il avait reçu le vivre, et de l’autre le bien vivre[005.2] ».

Un passage d’une idylle de Théocrite (300-220 av. J.-C.) nous fournit, dans la légende du chevrier Comatas, la plus gracieuse et la plus éloquente apologie qu’on puisse faire des Lettres. Ce chevrier professait pour les Muses un culte si fervent qu’il leur sacrifiait fréquemment des chèvres du troupeau dont il avait la garde. Son maître, irrité de ces sacrifices faits à son détriment, enferma le chevrier dans un coffre. « Nous allons voir, à présent, à quoi te serviront tes Muses ! » Mais quand, au bout de plusieurs mois, il rouvrit le coffre, il y trouva le prisonnier bien vivant : des abeilles, messagères des Muses, étaient venues le nourrir.

« Bienheureux Comatas ! car c’est toi qui subis

[I.029.005]
  1.  Plutarque, Vie d’Alexandre, trad. Amyot, t. V, p. 299.  ↩
  2.  Id., ibid., p. 261.  ↩

Le Livre, tome I, p. 006-030

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 6.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 6 [030]. Source : Internet Archive.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 6.
Pour suite de note : Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 7 [031]. Source : Internet Archive.

cet agréable supplice ; c’est toi qui fus enfermé dans un coffre et souffris tout un printemps, nourri du miel des abeilles[006.1]. »

Un des lieutenants d’Alexandre, Ptolémée Soter (Sauveur) (323-285 av. J.-C.), fils de Lagos, — d’où le nom de Lagides donné aux Ptolémées, — ayant reçu pour sa part le royaume d’Égypte, lors du partage de l’immense empire, fonda, sur le conseil, dit-on, de Démétrius de Phalère (545-285 av. J.-C.), le grammairien, historien, rhéteur et ancien gouverneur d’Athènes, la bibliothèque d’Alexandrie, la plus célèbre et la plus riche des temps anciens[006.2].

[I.030.006]
  1.  Théocrite, Idylle VII, les Thalysies, trad. Pessonneaux, pp. 64 et 71. (Paris, Charpentier, 1895.)  ↩
  2.  Sur les bibliothèques publiques dans l’antiquité, au moyen âge et dans les temps modernes, voir le traité de Juste Lipse, De bibliothecis syntagma, que Peignot a traduit, sous le titre de Traité des bibliothèques anciennes, et placé en tête de son Manuel bibliographique (Paris, s. n. d’édit. ni d’impr., 1800) ; le Père Louis Jacob de Saint-Charles, Traité des plus belles bibliothèques publiques et particulières, qui ont été et qui sont à présent dans le monde (Paris, Rolet Le Duc, 1644) ; Peignot, Dictionnaire raisonné de bibliologie, art. Bibliothèque, Notices sur les principales bibliothèques anciennes et modernes, t. I, pp. 58-108 (Paris, Villier, 1802) ; Petit-Radel, Recherches sur les bibliothèques anciennes et modernes (Paris, Rey et Gravier, 1819) ; J.-L.-A. Bailly, Notices historiques sur les bibliothèques anciennes et modernes (Paris, Rousselon, 1828) : ouvrage très médiocre ; H. Géraud, Essai sur les livres dans l’antiquité, particulièrement chez les Romains, chap. x (Paris, Techener, 1840) ; Lalanne, Curiosités bibliographiques, pp. 138-197 et passim (Paris, Delahays, 1857) ; G. Richou, Traité de l’administration des bibliothèques publiques (Paris, Paul Dupont, 1885) ; Ulysse Robert, Recueil des lois, décrets, ordonnances, arrêtés, concernant tes bibliothèques publiques (Paris, Champion, 1883) ; l’art. Bibliothèque dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (Diderot, Œuvres complètes, t. XIII, pp. 437-476 ; Paris, Garnier, 1876) : historique résumé et soigneusement fait de l’établissement des bibliothèques chez les principaux peuples anciens et modernes ; l’art. Bibliothèque dans l’Encyclopédie moderne…. publiée sous la direction de M. Léon Renier (Paris, Didot, 1851) ; dans la Grande Encyclopédie (Paris, Lamirault, s. d.) : article important et bien documenté ; etc. ; et les deux grands ouvrages : Alfred Franklin, les Anciennes Bibliothèques de Paris (Paris, Imprimerie nationale, 1867-1873; 3 vol. in-4) ; et Léopold Delisle, le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale (Paris, Imprimerie nationale, 1868-1881 ; 3 vol. texte et 1 vol. planches, in-4) ;  etc. Je ne fais qu’effleurer ici et plus loin cette question des bibliothèques publiques.  ↩

Le Livre, tome I, p. 007-031

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 7.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 7 [031]. Source : Internet Archive.

Démétrius de Phalère présida à cette fondation et fut comme le premier conservateur de cette bibliothèque.

Les successeurs de Ptolémée Soter, notamment Ptolémée II Philadelphe (Ami de ses frères) (285-247 av. J.-C.) et Ptolémée III Évergète (Bienfaisant) (247-222 av. J.-C.), continuèrent d’entretenir et d’enrichir cette vaste collection. Ils favorisaient la culture du papyrus, de manière à avoir du papier à profusion ; ils entretenaient quantité de copistes, et, parfois même, n’hésitaient pas à recourir au larcin pour accroître leur trésor. C’est ainsi que Ptolémée Évergète emprunta aux Athéniens des livres originaux, les œuvres d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, et leur rendit de belles copies à la place,

Le Livre, tome I, p. 008-032

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 8.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 8 [032]. Source : Internet Archive.

preuve que, même en fraudes bibliographiques, il n’y a rien de nouveau sous le soleil[008.1].

Ce fut Ptolémée II, — surnommé Philadelphe, soit, par ironie, parce qu’il assassina ses frères, soit parce qu’il épousa sa sœur, — qui fit traduire en grec les livres sacrés des Hébreux, traduction qui, effectuée par soixante-dix savants, reçut le nom de version des Septante. Cette traduction de la Bible en grec a été, selon la remarque de M. Havet[008.2], « un des plus grands événements de l’histoire, car elle a rendu possible la propagation du judaïsme parmi les Gentils et l’avènement du christianisme ».

La bibliothèque d’Alexandrie, qui, au dire d’Aulu-Gelle et d’Ammien Marcellin, compta jusqu’à sept cent mille volumes, ne fut pas brûlée par le chef musulman Omar ou par ses ordres, comme le veut une tradition. C’est là une grosse erreur historique. Lors de la prise d’Alexandrie par les Arabes, en 640, cette bibliothèque n’existait plus. Du temps des Ptolémées, elle avait fini par devenir si considérable qu’on l’avait partagée en deux sections disposées dans deux locaux séparés. L’une de ces sections fut incendiée accidentellement lorsque Jules César s’empara d’Alexandrie, en l’an 47 avant Jésus-Christ ; et la seconde, qui se trouvait dans le temple de Sérapis, fut détruite par l’évêque Théophile, quatre cents ans

[I.032.008]
  1.  Cf. Louis Ménard, Histoire des Grecs, t. II, p. 774.  ↩
  2.  Ap. Id., op. cit., t. II, p. 778.  ↩

Le Livre, tome I, p. 009-033

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 9.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 9 [033]. Source : Internet Archive.

plus tard, à la suite de l’édit de Théodose ordonnant la suppression de tous les temples païens.

Une autre bibliothèque célèbre dans l’antiquité fut celle de Pergame, fondée, au iie siècle avant Jésus-Christ, par Eumène II, fils d’Atale 1er. Elle renfermait, dit Plutarque[009.1], « deux cent mille volumes simples », lorsque le triumvir Antoine en fit présent à Cléopâtre, reine d’Égypte et descendante des Ptolémées.

Beaucoup de volumes des bibliothèques d’Athènes et de l’Orient furent transportés en Italie par les généraux romains après leurs victoires : c’est ainsi, entre autres, que Paul-Émile, Sylla, Lucullus, — qui, au dire de Plutarque, se faisait un plaisir de prêter ses livres[009.2], — formèrent leurs bibliothèques. Puis vinrent les vastes collections publiques réunies par le célèbre orateur Asinius Pollion, et par les empereurs Auguste, Tibère, Vespasien, Trajan, Adrien, etc.

[I.033.009]
  1.  Vie de Marc Antoine, trad. Amyot, t. VII, p. 208.  ↩
  2.  « Lucullus assembla une grande quantité de livres… desquels l’usage luy estoit encore plus honorable que la possession, pource que ses librairies (bibliothèques) estoient toujours ouvertes à tous venants ; et laissoit-on entrer les Grecs, sans refuser la porte à pas un, dedans les galeries, portiques, et austres lieux propres à disputer, qui sont à l’entour, là où les hommes doctes et studieux se trouvoyent ordinairement, et y passoyent bien souvent tout le jour à conférer ensemble, comme en une hostellerie des Muses, estants bien ayses quand ils se pouvoyent despestrer de leurs austres affaires pour s’y en aller. » (Plutarque, Vie de Lucullus, trad. Amyot, t. IV, pp. 321-322.)  ↩

Le Livre, tome I, p. 010-034

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 10.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 10 [034]. Source : Internet Archive.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 11.
Pour suite de note : Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 11 [035]. Source : Internet Archive.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 12.
Pour suite de note : Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 12 [036]. Source : Internet Archive.

En tête des amis des livres dont Rome s’honore le plus, il convient de placer Cicéron (106-43 av. J.-C.), ce grand homme de lettres, ce beau génie, dont on a si bien dit qu’il est « le seul que le peuple romain ait produit de vraiment égal à son empire[010.1] ». C’est

[I.034.010]
  1.  Sainte-Beuve, Causeries du lundi, tome II, page 55, et Cahiers, p. 55. Ailleurs (Portraits littéraires, t. III, p 313). Sainte-Beuve parle de « cet amour pour Cicéron, qui est comme synonyme de pur amour des Lettres elles-mêmes ». Voir aussi Causeries du lundi, t. XIV, pp. 185 et s. Il n’est d’ailleurs pas d’ami des Lettres qui n’ait conçu pour le philosophe de Tusculum la plus reconnaissante affection, professé pour lui et pour ses écrits la plus haute admiration. Voici quelques-uns de ces fervents témoignages :
    « Salut, toi qui, le premier, fus appelé Père de la Patrie ; qui, le premier, as mérité le triomphe sans quitter la toge, et la palme de la victoire par la seule éloquence ; toi qui as donné la vie à l’art oratoire et aux lettres latines ; toi qui, au témoignage écrit du dictateur César, jadis ton ennemi, as conquis un laurier supérieur à celui de tous les triomphes, puisqu’il est plus glorieux d’avoir tant agrandi par le génie les limites du génie romain, que les limites de l’Empire par toutes les autres qualités réunies. » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 31, trad. Littré, t. I, p. 298. Paris, Didot, 1877.) « Il me semble que c’est en s’attachant à imiter les Grecs que Cicéron s’est approprié la force de Démosthène, l’abondance de Platon et la douceur d’Isocrate. Toutefois, ce n’est pas seulement par l’étude qu’il est parvenu à dérober à chacun d’eux ce qu’il avait de meilleur ; la plupart des rares qualités, ou, pour mieux dire, toutes les qualités qui le distinguent, il les a trouvées en lui-même, dans la fécondité de son immortel génie ; car son éloquence, pour me servir d’une comparaison de Pindare, n’est pas comme un réservoir qu’alimentent des eaux pluviales, c’est comme une source vive et profonde qui déborde sans intermittence. On dirait qu’un dieu l’a créé pour essayer en lui jusqu’où pourrait aller la puissance de la parole. » (Quintilien, X, 1, trad. Panckoucke, t. III, p. 167. Paris, Garnier, s. d.) « L’amour de Pétrarque pour Cicéron allait jusqu’à l’enthousiasme. Il n’admettait pas qu’on pût lui comparer un seul prosateur de l’antiquité…. Pour Pétrarque, Cicéron est « un homme unique, une voix unique, un génie unique ». Il ne l’adore pas tout à fait comme un Dieu, mais « il l’admire et le vénère comme un homme d’un génie divin. » (Mézières, Pétrarque, p. 339. Paris, Didier, 1868.) « Ai-je fait quelques progrès en vieillissant ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que jamais Cicéron ne m’a plu autant qu’il me plaît dans ma vieillesse. Non seulement sa divine éloquence, mais encore sa sainteté inspirent mon âme et me rendent meilleur. C’est pour cela que je n’hésite pas à exhorter la jeunesse à consacrer ses belles années, je ne dis pas à lire et à relire ses ouvrages, mais à les apprendre par cœur. Pour moi, déjà sur le déclin de mes jours, je suis heureux et fier de rentrer en grâce avec mon Cicéron, et de renouveler avec lui une ancienne amitié trop longtemps interrompue. » (Érasme, ap. Albert Collignon, la Vie littéraire, p. 331.) « Que de fois, par un beau jour de printemps ou d’automne, lorsque tout me souriait, la jeunesse, la santé, le présent et l’avenir, ai-je relu, dans mes promenades, le Traité des Devoirs de Cicéron, ce code le plus parfait de l’honnêteté, écrit dans un style aussi clair et aussi brillant que le ciel le plus pur ! » (S. de Sacy, ap. Albert Collignon, la Religion des lettres, p. 183.) Cicéron « est tout simplement le plus beau résultat de toute la longue civilisation qui l’avait précédé. Je ne sais rien de plus honorable pour la nature humaine que l’état d’âme et d’esprit de Cicéron. » Etc. (Doudan, Lettres, t. III, p. 23.) « La beauté accomplie de l’élocution, la merveilleuse lucidité de l’exposition, la variété des aperçus, les trésors d’une érudition semée avec un goût et un tact extrêmes, la connaissance des hommes et des affaires, la sagacité et la multitude des points de vue, les emprunts nombreux et habiles faits aux philosophes de la Grèce et revêtus d’un style harmonieux et coloré, font du recueil des œuvres de Cicéron, complétées par la délicieuse collection de ses lettres familières, une encyclopédie d’une inestimable valeur. » (Albert Collignon, la Vie littéraire, pp. 292-293.) Cette diversité et cette abondance de choses, ce caractère encyclopédique des écrits de Cicéron, permet de leur appliquer ce mot, qui est de Cicéron lui-même : « Silva rerum ac sententiarum ». (Cf. Renan, Mélanges d’histoire et de voyages, p. 416.) Voir aussi le livre de M. G. Boissier, Cicéron et ses amis ; et infra, p. 239, l’éloge de Cicéron par les jansénistes Arnauld et Lancelot.  ↩

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