La belle et joyeuse existence qu’il menait à Chanteraine-en-Barrois, le jeune Frédéric Hémon, « le plus terrible des quatre » ! Profitant des absorbantes occupations de son père et de l’inépuisable indulgence de sa mère, il était toujours dehors, toujours à courir par monts et par vaux, dans les bois, les guérets ou les prés, et le plus souvent en compagnie de « son ami » le chasseur et pêcheur, braconnier et bribeur[1] Jean le Sauvage.
« Puisque je me destine à l’École forestière, c’est bien le moins que je m’y prépare ! » répliquait-il avec le plus grand sérieux lorsqu’on s’étonnait de cette fréquentation.
Jean le Sauvage, qui connaissait mieux que quiconque, en effet, la vie sylvestre, inculquait peu à peu à son jeune compagnon, dans leurs longs tête-à-tête, quantité de parcelles de son savoir. Il lui enseignait à distinguer, d’après la forme générale, et surtout à l’inspection de l’écorce et de la feuille, toutes les essences d’arbres de la forêt ; il lui apprenait de même le nom et les propriétés de bien des menues plantes, notamment des champignons, qui abondaient dans certains cantons des bois de Massonge.
La recherche et la cueillette des champignons étaient, en cette saison, à la fin de l’été et au début de l’automne, une des grandes occupations ou distractions des villageois et citadins d’alentour, des femmes et des enfants surtout, et, chez maintes pauvres gens, les chevrottes, de leur vrai nom chanterelles ou girolles, les coulmelles[2] ou compagnons, les bisettes[3], les faïssés[4], les oreillottes[5], les patottes[6], etc., composaient le menu de bien des repas.
C’était affaire importante que de « connaître les champignons », de distinguer les comestibles des vénéneux, « les bons » d’avec « les mauvais », et Jean le Sauvage était passé maître en cette science.
« Vois-tu, disait-il à Fred, un jour que toute une famille de Chanteraine, des vanniers du faubourg de Couchot, le père, la mère et deux fillettes, avait été empoisonnée par de fausses oronges, que les deux enfants étaient mortes, les parents très malades, et qu’on causait de ce malheur dans toute la contrée, — il est d’autant plus difficile de se connaître en champignons, que c’est là, comme pour bien d’autres choses, une question de pratique uniquement, que cela ne s’apprend pas dans les livres, mais avec les années et l’expérience. On a essayé et prôné de nombreux moyens, déclarés infaillibles, pour opérer cette distinction des bons champignons et des mauvais. On a prétendu, par exemple, que tout bon champignon dégageait une odeur agréable, ce qui est inexact : je t’en montrerai, comme l’entolome livide, qui sentent très bon et sont très dangereux. D’autres soi-disant savants conseillent de se méfier des champignons qui changent de couleur lorsqu’on les coupe, se teintent de gris ou de vert sur la surface de ces sections ; or, voilà le bolet et le lactaire délicieux qui noircissent ou verdissent, et sont excellents tous les deux, tandis que l’amanite tue-mouches, dont la teinte ne s’altère pas au contact du couteau ni de l’air, est des plus vénéneux. D’autres signalent comme les meilleurs les champignons attaqués par les limaces, ce qui est encore une erreur : les limaces s’attaquent indifféremment à toutes sortes de champignons bons ou mauvais ; ce qui est mortel pour nous peut être pour elles inoffensif. D’autres, et ils sont légion, ceux-là ! vous recommandent de mettre une pièce d’argent, une pièce de vingt sous ou de cent sous, dans la cocotte[7] où cuisent vos champignons : si la pièce noircit, les champignons sont mauvais, affirment-ils. Erreur encore. J’ai vu des pièces noircir avec d’excellentes morilles… Le plus sûr, à mon sens, c’est de faire tremper, durant une heure ou deux, dans de l’eau salée ou additionnée de vinaigre, les champignons suspects ; ou bien encore de les faire bouillir et de jeter l’eau. Par l’une ou l’autre de ces opérations, on enlève le suc vénéneux qui imprégnait la chair et qui seul la rendait mauvaise. Le mieux, mon ami, c’est de ne manger que des champignons d’espèces bien distinctes, ne prêtant à aucune confusion, et cueillis par des gens qui s’y entendent… Il est vrai qu’il y a, aujourd’hui comme jadis, tant de gens qui prétendent les connaître, qui se proclament infaillibles ! C’est à hausser les épaules, ma parole ! et quelquefois je me demande s’il n’est pas préférable de suivre tout uniment le conseil du docteur Pelletier, un ancien médecin de Chanteraine, que tu n’as pas connu… Il est mort il y a une quinzaine d’années. Il n’aimait pas les champignons, le docteur Pelletier ; il les trouvait lourds, indigestes, même les meilleurs, et il grommelait volontiers : « Vous n’avez qu’à ne pas en manger ! Rien ne vous y force ! Comme ça vous êtes certain d’éviter les accidents… »
De même, sur le gibier, sur tous les habitants des prés, des vignes et des bois, Jean le Sauvage avait relevé nombre de curieuses particularités, dont, à l’occasion, il s’empressait de faire part à son « élève ».
« Ainsi, les écureuils, tu n’en rencontreras pour ainsi dire que dans les cantons où abonde le chêne. Ils fuient ceux où dominent le charme, le hêtre, le bouleau. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’écorce rugueuse du chêne leur permet de s’agripper aisément, de grimper avec la plus grande facilité, tandis que, sur l’écorce du hêtre, du charme ou du bouleau, qui est unie et presque lisse, comme tu le sais, leurs petites griffes ont bien moins de prise. Il est vrai qu’il y a la faîne, le fruit du hêtre, qui les attire ; mais ce n’est que momentané… »
Sur les oiseaux spécialement, Jean le Sauvage possédait quantité d’observations originales, de remarques typiques ; il savait les distinguer à leur vol et à leur chant, et il se plaisait à initier Frédéric à ces détails :
« Cette ritournelle que tu entends là et qui se reproduit uniformément, c’est celle du pinson… Là-haut, dans ce vieux chêne, au-dessus de nos têtes, ces rapides petits zi, zi, zi, zi, précipités et saccadés, comme courroucés et furibonds par instants, c’est le chant de la mésange, de la jolie mais cruelle petite mésange bleue à ventre jaune citron… Et celui-ci, qui termine chaque fois sa monotone et plaintive mélodie par une sorte de soupir ou de point d’orgue : c’est le rouge-queue, autrement dit le rossignol de muraille… Et là-bas, à gauche, cette autre plainte qui se renouvelle coup sur coup, puis s’arrête un moment, puis recommence, tu la connais ? c’est le roucoulement de la tourterelle… Voilà ce que tu prenais dernièrement pour un rossignol, tiens ! Écoute ! Oh ! c’est superbement flûté ! Mais c’est moins pur, moins sonore, moins éclatant et moins velouté que le rossignol, bien que cela y ressemble fort. C’est la grive, la grive musicienne… Voici à présent le fin et mélodieux gazouillis du rouge-gorge… »
De nombreux oiseaux chanteurs, bouvreuils, chardonnerets, linots, merles, sansonnets, etc., à qui Jean le Sauvage s’amusait à siffler des airs et à apprendre à chanter, vivaient presque tous en liberté dans sa chambre, et la faisaient ressembler à une vaste volière. Ce qui ne l’empêchait pas, lorsqu’on lui parlait de son goût pour les oiseaux, et qu’on remarquait combien il les aimait, d’ajouter en clignant de l’œil :
« Surtout dans mon assiette, quand ils ont bien rissolé dans la cocotte, avec des bardes de lard et des croûtons de pain ! »
Au bois, sur la lisière particulièrement, tout autour de chez lui, il leur tendait des pièges, raquettes[8], rejauts[9], etc. ; d’août à novembre, malgré les arrêtés préfectoraux et la sévère surveillance des gardes, il leur faisait une guerre acharnée.
Vainement on lui objectait que ces volatiles étaient pour la plupart d’incomparables insectivores, et rendaient à l’agriculture les plus signalés services ; ces considérations, si puissantes lorsqu’il s’agissait des vipères, grandes destructrices d’œufs et de couvées, le laissaient absolument froid. Il ne pensait qu’aux bardes de lard et aux croûtons de pain, ne voyait dans tout oiseau, hors de sa chambre-volière, qu’un gibier et un régal.
Il montrait à Frédéric à fabriquer ces raquettes et ces rejauts, et à les tendre en bonne place, sur le rain de la forêt et aux alentours des mares particulièrement.
Il ne manquait jamais l’occasion non plus de lui signaler les empreintes qu’ils rencontraient sur le sol, lorsqu’ils parcouraient, toujours escortés de Ravageau, — qui était alors un superbe épagneul à robe noire tachée de feu, — quelque humide sentier de Massonge ou les abords de la rivière.
« Cette suite de quatre pas inégaux, cette voie, — ainsi nomme-t-on les traces laissées dans les chemins par les pattes des bêtes, — c’est celle du renard. Remarque bien les creux formés par les quatre griffes… On pourrait confondre cette voie, et on la confond du reste souvent avec celle d’un chien basset ; mais le chien a toujours une empreinte un peu plus grosse et moins allongée, parce que ses griffes font moins de saillie… Ici, ces quatre petites traces, dont chacune forme éventail, c’est la belette… Là, vois-tu, il n’y a pas à s’y tromper, c’est une loutre : ces griffes avec cette large empreinte… »
Puis il y avait les moyens de guerroyer contre ces bêtes nuisibles et de les détruire, la confection et l’emploi d’appâts et de pièges spéciaux.
Le nombre de recettes et rubriques, recueillies ou imaginées et expérimentées par Jean le Sauvage à travers son existence, qu’on pouvait qualifier d’amphibie, puisqu’elle s’écoulait indifféremment au fond des bois et au bord de l’eau ou dans l’eau même, était incalculable.
Sans prendre la peine de se porter à l’affût, voulait-il mettre en fuite les sangliers, qui, très abondants à Massonge, terrés le jour dans les plus épais halliers de la forêt, venaient chaque nuit ravager les champs avoisinants, il plantait au milieu de son jardin deux ou trois de ces joncs très flexibles qui lui servaient de lignes, et attachait une sonnette à leur extrémité supérieure. Au moindre souffle, les joncs de se balancer, les sonnettes de sonner, et les sangliers, dont l’ouïe et l’odorat sont bien plus développés que la vue, de tourner bride et déguerpir bien vite.
Pour contraindre un cheval à se relever, ou un âne, un bœuf, une bête quelconque, tombée à terre par accident ou par fatigue, Jean le Sauvage, au lieu de la frapper à tour de bras ou de lui aiguillonner les flancs, se bornait à lui boucher les naseaux avec ce qu’il rencontrait sous la main, une touffe d’herbe ou de foin, un linge ou du papier même : instinctivement l’animal se redresse afin de chercher en haut l’air qui lui manque.
« Vous êtes réveillés trop matin par les coqs, et vous voudriez les empêcher de chanter ? C’est bien simple. Suspendez une planchette au-dessus du perchoir où vos poules et vos coqs s’alignent pour dormir. La première chose que le coq fait en chantant, c’est de lever la tête. Si la planchette est assez basse pour qu’il se cogne la tête, son chant cesse brusquement ; et, s’il renouvelle sa tentative et constate que, chaque fois qu’il se met à chanter, il reçoit un de ces chocs, il finit par se résoudre à rester tranquille.
« De même, pour empêcher un âne de braire dans son écurie, il suffit, expliquait Jean le Sauvage à Frédéric, de lui attacher une pierre à la queue.
— Une pierre.
— Une assez lourde pierre, oui, tout bonnement. Lorsqu’un âne veut faire entendre sa douce musique, il commence par agiter et lever la queue ; s’il ne le peut pas, pas de musique. »
Pour se préserver des insolations, Jean le Sauvage, qui passait les trois quarts de son existence au grand air, préconisait un moyen bien peu compliqué :
« On n’a qu’à se mettre une feuille de chou à plat sur le crâne, et son chapeau ou sa casquette par-dessus. Avec cela vous pouvez braver tous les rayons de la canicule ! »
Mais c’était surtout comme pêcheur, pour attirer et attraper le poisson, que Jean le Sauvage possédait toutes sortes de secrets, ruses et manigances, et exécutait maintes mirifiques prouesses.
Il avait notamment inventé une composition, une sorte d’électuaire ou de pommade, dont il lui suffisait de se frotter les jambes, pour voir, dès qu’il entrait dans l’eau, une multitude de poissons, goujons, chevennes, carpes, barbeaux, tanches, etc., accourir et se presser autour de ses mollets, puis tomber en une espèce d’engourdissement qui lui donnait toute latitude pour faire son choix et ses captures. Dès qu’il était sorti de l’eau, cette pâmoison cessait, et la gent aquatique recouvrait la liberté de ses mouvements.
« Par malheur, s’exclamait l’inventeur avec désolation et désespoir, la truite, le meilleur poisson de l’Ornain, le meilleur de toutes nos contrées, est rebelle à cet appât ! J’ai eu beau m’ingénier… Ah ! quel guignon ! Sans cela, ma fortune était faite ! »
Plus d’une fois, on avait offert à Jean le Sauvage de lui acheter la recette de sa Crème ichtyophile, — c’est le nom qu’il avait donné, ou plutôt fait donner à sa préparation par le pharmacien Miraucourt ; — mais, soit que la somme offerte fût trop minime, soit pour tout autre motif, il s’était toujours refusé à révéler son secret.
« On le trouvera après ma mort, répondait-il. Ce sera l’héritage que je laisserai à mon neveu Eusèbe… On peut bien attendre jusque-là ! »
Certains allaient même jusqu’à prétendre, pour prouver la merveilleuse adresse et les prodigieuses rubriques de Jean le Sauvage, et tant l’exagération et la légende s’en mêlaient, qu’il faisait volontiers le pari, après avoir pris un poisson quelconque à la ligne, et lui avoir fait une marque sur les nageoires ou à la queue, de le rejeter à l’eau et de le rattraper quelques jours plus tard, à date fixe.
Lorsque, pour expliquer et justifier ses relations avec cet original et étonnant personnage, Frédéric Hémon arguait de sa qualité de candidat à l’École forestière, il n’avait donc pas absolument tort, et le temps qu’il passait avec lui était loin d’être entièrement perdu.
« Si seulement tu te montrais aussi zélé à suivre les cours du lycée qu’à battre la plaine et les bois ! Si tu travaillais dans tes classes ! soupirait M. Hémon. J’admettrais encore, à la rigueur, cette fréquentation ! »
Mais on était en vacances, et il n’était pas question, pour l’instant, de devoirs à faire ni de leçons à étudier ; Fred pouvait tout à son aise se plonger dans les taillis et sous les futaies de Massonge aux côtés de Jean le Sauvage, arpenter avec lui et avec Ravageau tout le pays, bas-fonds, collines, ravins ou plateaux, et continuer sa préparation purement pratique à ladite École.
De temps à autre, Daniel accompagnait son frère dans ces sylvestres excursions. Il se trouvait bien esseulé, bien désorienté, attristé et désolé, le futur artiste peintre, à présent que son fidèle Achate et obligeant Mentor, Willem Van Parys, avait quitté Chanteraine et regagné la Hollande. Il ne savait plus que faire, errait comme une âme en peine. Les racontars, aventures et stratagèmes de Jean le Sauvage ne parvenaient pas à le tirer de sa torpeur, et, après avoir plus ou moins cheminé près de lui et de Fred, il les plantait là pour croquer sur son album un coin de paysage, un beau hêtre à la puissante ramure, quelque chêne rabougri et curieusement dégingandé, une hutte de charbonniers ou quelque véhicule de bûcherons, long chariot sans ridelles, fardier ou éfourceau, engagé dans une tranchée, le long d’une coupe en exploitation.
Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre XI (pp. 131-142).
- Bribeur, sust. masc. Mendiant, vagabond.
CNRS et Université de Lorraine, DMF, à l’article Bribeur. ↩ - Coulmelle, variante de coulemelle, subst. fém. Lépiote élevée : champignon à lames, à bulbe et à anneau double, au pied allongé, ressemblant à une ombrelle.
Wiktionnaire, à l’article Coulemelle. ↩ - Bisette ou bizette, subst. fém. Lépiote pudique : champignon à chaire blanche poussant en vastes groupes ou en ronds dans les prairies et dans les endroits herbeux.
L’Atlas des champignons, à l’article Lépiote pudique. ↩ - Faïssé, subst. fém. Champignon qui croît plus particulièrement dans les bois de hêtres.
Société royale des Antiquaires de France, Mémoires et dissertations sur les antiquités nationales et étrangères, tome X (1834), p. 442. ↩ - Oreillotte, subst. fém. Pleurote en forme d’huitre : champignon de teinte blanche, grise, beige ou marron, se développant en bouquets compacts sur le bois d’arbres morts ou vivants (hêtres, chênes, etc.).
L’Atlas des champignons, à l’article Pleurote en forme d’huitre. ↩ - Patottes, subst. fém. Champignon de la famille des Clavariacées. Dans l’ouvrage de Charles Beauquier, Faune et flore populaires de la Franche-Comté, tome II (1910), il est indiqué Clavaire corail.
CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Clavaire. ↩ - Cocote, variante de cocotte, cocatte, subst. fém. Marmite, vase en fonte dans lequel on fait cuire les aliments. Du latin Coquere, faire cuire.
Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 159-160. ↩ - Raquette, subst. fém. Un des plus anciens pièges à ressort connu. Largement employé dans les provinces de la Champagne, de la Lorraine et de la Bourgogne, il est également désigné sous plusieurs autres noms : rejet, repenelle, rapace, sauterelle, volant, etc.
Jacques-Joseph Baudrillart, Traité général des eaux et forêts, chasses et pêches, tome I, partie III, p. 615. ↩ - Rejaut, patois, variante de rejetoir, subst. masc. Piège composé d’une baguette de bois vert courbée, au bout de laquelle on attache un lacet, et qui, par son ressort, en serre le nœud coulant et enlève l’oiseau.
Littré, à l’article Rejetoir. ↩