Assis face à face, autour de leur table habituelle et attitrée, près du comptoir où trônait Mlle Léontine, la caissière du café des Oiseaux, M. Hémon, l’archiviste départemental Vauthier et les archéologues et historiographes Désiré Verset et Nicéphore Jolliot achevaient leur partie de dominos. M. Vauthier, qui n’avait plus que son « double-trois » à poser, attendait anxieusement cette occasion, tandis que M. Hémon, déjà « sorti » et le premier gagnant, suivait d’un regard indifférent et atone les péripéties du jeu.
« Voilà ! Fini ! » s’exclama l’archiviste en alignant à la suite des autres son unique domino.
Puis il tira coup sur coup cinq ou six bouffées de sa pipe de terre, qui était près de s’éteindre, la raviva ainsi rapidement, et appela le garçon :
« Arsène ! Passe-moi le Phare de l’Est et le Moniteur !
— Et à moi le Siècle ! » ajouta M. Jolliot, tout en continuant à jouer.
Les journaux n’abondaient pas, à cette époque, — il y a une cinquantaine d’années, — et le Siècle, que rédigeaient Louis Jourdan, Léon Plée, Taxile Delord, Émile de la Bédollière, etc., sous la direction de Léonor Havin, était la feuille quotidienne la plus répandue de France.
« Cinq partout ! lança de sa voix stridente et claironnante le grand et robuste M. Verset.
— Cinq ! Blanc ! glapit à son tour de sa voix aigrelette, sa voix de crécelle, le petit père Jolliot.
— Blanc partout ! riposta M. Désiré Verset. Vous avez perdu, Jolliot ! Nicéphore, mon ami, vous avez perdu ! Vous allez vous plonger dans le Siècle : ce sera votre punition… ou votre consolation. Moi, j’ai mis de côté tout à l’heure le Constitutionnel… Nous causerons ensuite de l’affaire Colliquet.
— Ah ! oui, c’est cela ! Il faudra éclaircir ce point ! »
Tout en savourant sa pipe et lançant au plafond de bleuâtres spirales de fumée, l’archiviste venait de déplier le Phare de l’Est, quand M. Hémon se pencha vers lui et murmura :
« Ah ! je suis bien ennuyé, Vauthier !
— Quoi donc ?
— Ennuyé au possible !
— Encore l’un de tes gamins ?
— Oui, le second.
— L’officier de marine ?
— Ah ! elle est loin, la marine ! loin, l’École navale !
— Comment ?
— Il n’y a plus à y penser ! A jamais enterré, ce projet !
— Bah ?
— Il y avait longtemps, longtemps que ça traînait, qu’il ne faisait rien…
— Je sais, tu m’en as souvent parlé…
— C’est un étrange garçon qu’Alexis ! poursuivit M. Hémon avec un brusque haussement d’épaules. Étrange, positivement ! Il n’est pas sot, il a du jugement, du bon sens, il ne raisonne pas mal du tout ; il a une volonté et une énergie véritablement au-dessus de son âge, une volonté d’homme tout à fait…
— Eh bien ?
— Eh bien, toutes ces qualités ne lui servent à rien dans ses études, et semblent même ne pas exister. Elles n’apparaissent qu’en dehors du lycée. Oui, c’est comme cela ! En classe, il est indolent, engourdi, ne témoigne d’aucune aptitude… Enfin, c’est terminé ! c’est réglé !
— Réglé ?
— Je l’ai retiré du lycée. Plus d’École navale ! Il faut y renoncer ! Voilà le second, Vauthier ! Voilà le second qui trahit mes espérances, le second qui m’échappe… Et quand, comme moi, on voudrait tant voir ses enfants heureux, en bonne voie, en belle passe, honorés, considérés, cela fait gros cœur !… »
Et le pauvre M. Hémon hochait douloureusement la tête, et des larmes roulaient sous ses paupières.
« Voyons, Hémon, voyons, mon vieux… Il ne faut pas vous désoler comme ça ! repartit M. Vauthier.
— Déjà l’autre a dû quitter le lycée…
— L’autre ? Le Saint-Cyrien ?
— Oui, comme tu dis, le Saint-Cyrien !… Ah ! joli, le Saint-Cyrien !
— Mais tu n’as pas tant à te plaindre de lui ! Ne me montrais-tu pas, avant-hier encore, une de ses lettres ?… Il me semble très bien faire son chemin, quoique ne sortant pas de Saint-Cyr… Une lettre où il vous annonce sa prochaine nomination de sergent ? Ses chefs sont contents de lui, c’est un excellent sujet…
— C’est vrai.
— On me parlait de lui à Beauzée, la semaine dernière. Il y a un capitaine de zouaves qui est originaire de ce village et dont la famille y habite…
— Le capitaine Parisot ?
— Parisot, c’est cela. En écrivant à ses parents, il leur a donné des détails sur ton fils. Il paraît qu’il est le professeur de gymnastique du régiment ; tout le monde l’apprécie et fait cas de lui, tout le monde l’aime là-bas. Tu n’as rien à lui reprocher, que diantre !
— Non, rien… Je n’entends que des éloges sur son compte.
— Eh bien alors ? Tu aurais voulu le voir officier tout de suite, hein, gourmand ? Avoue-le ! L’épaulette d’or, voilà ce que tu rêvais pour lui, dès son entrée au régiment, dès le début !
— Le fait est…
— Mais cela viendra ! Patience ! C’est comme pour ton second, pour Alexis. Tu m’as dit maintes fois toi-même qu’il montrait peu de dispositions pour les mathématiques, que le proviseur t’en avait averti.
— Oui, hélas ! C’est moi qui m’obstinais… Mais il aimait tant les voyages ! Toujours plongé dans Dumont d’Urville ! Alors je me figurais…
— Je comprends.
— Depuis longtemps déjà, M. Feuilhestre me conseillait de diriger les études d’Alexis d’un autre côté, vers le commerce…
— Au lieu de piocher ses leçons ou ses devoirs, il est toujours à rôder dans ton magasin, prêt à donner un coup de main à tes commis, m’as-tu conté.
— Et j’ai beau le lui défendre, lui répéter qu’il a autre chose à faire, que ce n’est pas là sa place…
— Si c’est son goût !
— C’est ce que me dit M. Feuilhestre : « De dispositions, je ne lui en vois pas d’autres que pour le commerce… »
— Alors tu n’as pas à hésiter !
— Seulement on est toujours tenté de croire que, chez les enfants, chez les jeunes gens mêmes, la vocation se transformera, et aussi que s’éveillera l’amour de l’étude, l’amour des sciences ou des lettres, et on attend, on espère toujours… Avec Alexis, rien ! rien ne vient ! Il a donc bien fallu me rendre à l’évidence !
— Le commerce, l’industrie, il n’y a que cela, à notre époque, vraiment que cela ! opina M. l’archiviste Vauthier, qui voyait volontiers les choses en beau et avait pour principe de ne jamais heurter les gens. Tu sais à quoi t’en tenir, Hémon : Tu n’as qu’à te féliciter… Quand on a un magasin comme le tien !… La Parisienne est la mieux achalandée, la plus courue, la seule, autant dire, des maisons de nouveautés de Chanteraine, de tout l’arrondissement, de toute la région. Tu fais des affaires d’or !
— Mais que de préoccupations, mon cher, que de soucis, que de tintouin ! J’aurais voulu épargner tout cela à mes fils…
— Supposes-tu, par hasard, qu’ils n’en trouveront pas ailleurs, des soucis et du tintouin ? Tu ne remarques que les tiens, que tes propres ennuis, parce que ce sont les seuls qui te touchent et dont tu aies l’expérience ; mais chacun a les siens, mon bon, chaque métier a ses inconvénients, comme chaque médaille son revers.
— Sans nul doute !
— Et je ne vois pas qu’Alexis, lui qui, au surplus, n’a pas tant l’amour des voyages que tu le crois… ou que tu le croyais… En lire, des voyages, oui, cela lui convient, cela l’amuse ; mais en faire, c’est tout différent, et il n’en a nulle envie.
— Force m’est bien de m’incliner…
— Je ne vois donc pas, reprit M. Vauthier, qu’il ait tant à regretter l’École navale, et soit si malheureux de rester chez toi, de devenir ton employé…
— Oh ! mais il ne sera pas chez moi ! Je n’en veux pas ! Non, non ! Ce n’est pas ici qu’il fera son apprentissage. Tu comprends bien que mes commis, à commencer par mon caissier, ce brave Dubreuil, et le jeune Balandart, n’auraient aucune autorité sur lui : ce serait « le fils du patron » !
— En effet, c’est sagement raisonné.
— Je vais l’expédier à Paris, dans une maison de gros avec laquelle je suis en relations, dont les chefs sont de mes amis, chez Astorg frères, boulevard Sébastopol. Il sera tenu là très strictement ; il y a beaucoup à faire dans cette maison, une maison de soieries, beaucoup ; mais… c’est toi qui l’as voulu, mon garçon ! continua M. Hémon en s’adressant à la cantonade à son fils Alexis. Puisque tu aimes tant que ça le commerce, nous te servirons à souhait ; tu en tâteras, tu en goûteras, du commerce ! »
Pendant ce temps, MM. Jolliot et Verset, les deux érudits annalistes de Chanteraine, toujours installés sur la banquette, vis-à-vis de leurs ex-partenaires Hémon et Vauthier, avaient entamé la discussion annoncée, « l’affaire Colliquet », et poursuivaient le cours de ce débat singulièrement ardu et encore plus empoignant.
Pierre Colliquet, que nous voyons, au milieu du xvie siècle, vers 1551-1552, artiste musicien, et notamment joueur de hautbois à la collégiale de Saint-Georges à Nancy, n’est-il pas un ancêtre de Pierre Colliquet, que nous rencontrons prévôt et maire de Chanteraine-en-Barrois à la fin du xviie siècle, de 1694 à 1698 ? Et, de ces deux Colliquet, ne sort-il pas une autre souche de Colliquet, anoblie plus tard, les barons de Colliquet, dont un des derniers représentants…
« Mais non ! Mais non ! Mille fois non ! lançait de sa voix flûtée le père Jolliot. Il y a là une confusion absolument fâcheuse, un malentendu des plus déplorables ! Jamais le baron de Colliquet, que nous avons connu grand maître de l’ordre de Saint-Hubert…
— Et grand louvetier de Lorraine, s’il vous plaît ! interjetait avec une sonorité de baryton le scrupuleux M. Verset.
— Grand louvetier de Lorraine aussi… Jamais le baron Dieudonné-Cyprien de Colliquet n’a pu descendre du prévôt et maire Pierre Colliquet, puisque celui-ci est décédé sans postérité !
— Pardon ! cher ami, pardon ! Vous confondez avec un autre Colliquet, Pierre-Antoine Colliquet…
— Mais c’est le même !
— Du tout !
— Mais si !
— Non !
— Mais je vous assure…
— Nullement, mon bon ami, nullement ! Et la preuve…
— Il suffit de remarquer…
— La preuve, Jolliot, c’est que…
— Voyons, Verset ! Vous savez bien qu’en son temps Pierre-Antoine Colliquet, procureur général de la Chambre des comptes… »
Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre XII (pp. 143-150).