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Mot-clé : « paysage »

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XV. En Hollande

Ce fut une grande joie pour Daniel, la plus grande qu’il pût ressentir, de recevoir une lettre de son père lui annonçant à la fois le pardon qu’il implorait, le pardon de s’être ainsi vilainement, comme un fils ingrat et sans cœur, enfui de la demeure paternelle, et l’autorisation de rester à la Haye, chez Willem Van Parys, pour y étudier la peinture.

Il s’était bien gardé, en débarquant chez cet ami, de lui raconter son escapade, et avait renvoyé à plus tard ce pénible aveu.

Willem ne pouvait s’empêcher néanmoins de trouver ce voyage passablement étrange et de flairer quelque mystère.

Daniel sans doute avait bien prémédité sa fuite : depuis plusieurs mois, il préparait sa bourse, entassait pièces blanches sur gros sous ; à son tour, il était même allé trouver le père Saget, le bouquiniste de Marbot, et lui avait vendu ses livres, ce qui avait sensiblement accru son pécule et gonflé son escarcelle ; il avait bien eu enfin la précaution, avant de quitter Chanteraine, d’aviser son ami Willem de sa prochaine arrivée… N’importe ! Willem, qui connaissait le genre de vie et les habitudes de la famille Hémon, éprouvait un involontaire étonnement, de vagues soupçons.

« C’est drôle ! ruminait-il. Comment son père a-t-il pu le laisser partir ? Et à cette époque de l’année, pour comble ? Si encore on était en vacances !… »

Dès qu’il mettait, d’ailleurs, l’entretien sur ce point, qu’il questionnait Daniel à ce propos, l’ami Daniel s’empressait de faire la sourde oreille ou de rompre les chiens, de se dérober d’une manière ou d’une autre.

« Il sera bien temps, se disait-il, de lui déclarer la chose lorsque je ne pourrai plus m’en dispenser, si mon père, par exemple, se refuse à me permettre de m’adonner à la peinture et m’oblige à réintégrer le logis. Alors je conterai tout à Willem, — il le faudra bien ! — je le prierai d’intercéder pour moi… »

En lui faisant ces aveux dès l’abord, Daniel appréhendait, non sans raison, que Willem ne se fâchât, ne le grondât et ne le contraignît à remonter sur-le-champ en wagon et à regagner Chanteraine.

« Je ne veux pas, moi, avoir l’air, aux yeux de ton père, d’encourager tes frasques, mon ami ! » aurait-il sûrement répondu, ainsi, du reste, que l’avait pronostiqué son oncle.

Mais — ô joie presque inespérée ! — M. Hémon, cette fois, s’était laissé attendrir ; pas n’avait été nécessaire d’insister, de supplier : du premier coup il s’était rendu, avait autorisé Daniel — enfin ! — à suivre ses goûts artis­tiques, à demeurer auprès de son Pylade et Mentor, de Willem Van Parys.

L’autorisation, il est vrai, n’était valable que pour une année ; ce n’était qu’un essai auquel voulait bien se prêter M. Hémon ; mais, en un an, on peut notablement se perfectionner et abattre bien de la besogne.

Les premiers jours cependant, les deux premières semaines, pour préciser et mieux dire, Daniel n’en abattit guère, de besogne ; il était tout entier à son bonheur, à son enchantement et son ivresse.

C’était la première fois qu’il quittait sa famille, la première fois qu’il se trouvait dans une ville inconnue, hors de France, qui plus est, la première fois aussi qu’il voyait la mer, la Haye ayant sa plage à une petite lieue de distance, à Schéveningue ; et il ne se lassait pas de regarder, d’écarquiller les yeux, d’errer, de courir et bondir comme un poulain échappé.

Il les aimait pourtant bien, ses parents, il avait notamment la plus vive affection pour son frère Frédéric, avec qui il avait grandi ; mais, à son âge, tout ce qui est nouveau vous attire et vous passionne, possède une irrésistible et ensorcelante influence.

La ville de la Haye, en cette printanière saison, à la mi-mai, avec sa quantité d’arbres et de canaux, ses masses de verdure et de fleurs, l’enthousiasmait et le ravissait. C’était comme un immense parc aux pelouses d’émeraude, aux imposantes et gracieuses avenues. Non seulement la plupart des rues, des places et des quais sont plantés d’ormes ou de marronniers, mais deux grands bois, d’une merveilleuse végétation, tout sillonnés de pittoresques routes et d’ombreux sentiers, s’étendent aux portes de la ville : l’un conduit à Schéveningue ; l’autre, le bois proprement dit, — het Bosch, — vestige d’une ancienne forêt qui couvrait toute la côte jusqu’au delà de Harlem, est parsemé d’étangs qu’effleurent tout autour, où traînent et se baignent maintes puissantes ramures, et aboutit à une seigneuriale résidence, à la Maison du Bois.

Daniel, qui connaissait, presque aussi bien que son frère Frédéric, les bois de Chanteraine, et avait pour eux une affection née de l’habitude et de la reconnaissance, — de la reconnaissance pour tant de délicieuses promenades faites sous leurs futaies ou à travers leurs taillis, tant à Massonge qu’à Grimonbois et au Juré, fut tout heureux de retrouver là d’aussi beaux ombrages, et bientôt les allées des bosquets de Schéveningue et celles du Bosch lui devinrent tout à fait familières. Chaque jour, de bon matin, Willem et lui s’acheminaient vers l’un ou vers l’autre de ces massifs, et c’était, dans cette salubre et vivifiante fraîcheur et au milieu des froufrous d’ailes et des mille roulades et gazouillis des oiseaux, de longues marches et d’interminables causeries.

« Ah ! ah ! quand je te disais que, nous aussi, en Hollande, nous avions des bois, de beaux bois ! s’exclamait Willem, flatté et radieux de l’enthousiasme de son compagnon. Et si tu voyais au delà d’Utrecht, à Zeist, à Arnhem ! C’est accidenté par là-bas, c’est superbe ! Nous, ici, nous avons surtout des prairies et des dunes. Si tu étais venu un peu plus tôt, je t’aurais fait voir les champs de tulipes d’Harlem : on dirait un immense tapis à damiers de toutes les couleurs ; c’est très curieux, étrange et féerique. Mais à présent il est bien tard… Je t’y mènerai tout de même : demain, si tu veux ? Il doit rester encore quelques-uns de ces carrés de tulipes : tu pourras en juger, te former une idée de l’ensemble. »

Il était très aisé à Willem, lorsqu’il n’avait pas de leçons à donner, ce jour-là, et se trouvait libre, de conduire Daniel soit à Leyde, à Harlem, ou à Amsterdam, soit à Delft, Gouda, Utrecht, Rotterdam, etc., et de rentrer le soir au logis, toutes ces villes étant à proximité de la Haye, et les trains de chemin de fer suffisamment nombreux. Daniel put ainsi et assez rapidement visiter les plus importants musées des Pays-Bas, étudier directement et de près les chefs-d’œuvre des peintres hollandais et flamands, et se former une opinion raisonnée du genre et des mérites de chacun de ces maîtres.

Il put vérifier aussi ce que lui avait affirmé naguère Willem, que la Hollande n’est nullement une contrée brumeuse et sombre, mais, au contraire, et en cette saison du moins, un pays de belle et franche lumière. Le mois de mai, cette année-là, se montra particulièrement beau ; le ciel était du bleu le plus pur, les prés d’un vert plein de fraîcheur et d’éclat, et les nombreux moulins à vent, la plupart garnis à mi-hauteur d’un balcon circulaire, les villas aux toits rouges, aux façades de briques à jointures blanches, avec leurs jardinets à plates-bandes et corbeilles de fleurs entourés d’eau, et leurs épaisses et gigantesques ceintures d’arbres, mettaient de l’animation, de la couleur et de la gaîté dans toute la campagne.

« Oui, on se fait comme cela des idées fausses ! concluait Willem. Nos peintres, notre grand Rembrandt et les autres, Frans Hals, Jan Steen, Pieter de Hooch, Gérard Dov, Ruysdael, Berghem, Potter, Wouwerman, ont beau être des « peintres de lumière », on persiste partout à nous croire dans les brouillards, dans les ténèbres et la suie. »

Willem Van Parys habitait au centre de la Haye, à quelques pas de l’ancien l’hôtel de Maurice de Nassau, du Mauritshuis, où se trouve le Musée, et du coquet petit lac du Vivier : Il occupait là, au second étage d’une maison donnant sur une large place bordée d’arbres, le Lange Voorhout, ou coin de Hooge nieuw straat, deux chambres, dont l’une, la première, lui servait d’atelier. Cette maison appartenait à ses tantes, Mlle Rachel Van Parys et Mme veuve Van Rysselberg, qui en occupaient le rez-de-chaussée et le premier étage. Aidées de leur petite servante Alida, ces dames passaient tout leur temps, — et on aurait pu l’employer plus mal ! observait Mlle Rachel, — à balayer, laver, cirer, frotter, essuyer, épousseter et astiquer tout le logis, à l’extérieur à peu près comme à l’intérieur, et de la cave incluse au grenier y compris. Aussi tout y luisait et y étincelait de propreté.

Mme Van Rysselberg, qui avait dépassé la soixantaine, était sourde, et sans cesse elle avait recours à un cornet acoustique, qui ne la quittait pas. Il faut croire néanmoins que cet instrument était bien insuffisant et qu’elle ne pouvait jouir à son gré des charmes de la conversation, car volontiers elle se tenait à l’écart, s’isolait, en dehors des repas.

Mlle Rachel, plus jeune que sa sœur de quelques années, avait, outre d’excellentes oreilles, bon estomac, bon pied et bon œil, et témoignait, du matin au soir, d’une fébrile activité, d’un continuel et prodigieux besoin d’agitation. C’était elle surtout qui se chargeait, avec Alida, de nettoyer, laver, brosser et fourbir. Elle avait, en sus, la manie de changer de place à tout instant les meubles, tableaux et bibelots qui garnissaient les chambres, et faisait, avec cette incessante passion, le désespoir de son neveu Willem.

« Respecte au moins mon atelier ! la suppliait-il. Laisse mes chevalets et toutes mes affaires tranquilles ! Je ne puis plus rien retrouver où tu as passé ! »

Mais c’était plus fort qu’elle.

Même les plus gros meubles, les plus hautes armoires et les plus pesants bahuts, n’échappaient pas à ses mainmises, transferts et bousculades.

Un matin cependant qu’elle avait cru devoir se faire aider par un ébéniste récemment installé à la Haye, et lui avait ordonné de remettre à la même place, puis d’ôter, puis de remettre encore au même endroit un long dressoir d’acajou, cet ouvrier, agacé, énervé, et croyant que des deux sœurs c’était celle-ci qui était atteinte de surdité, ne put retenir un mot d’impatience.

« Oh ! la vieille maniaque ! Si elle n’entend pas, elle n’en cause pas moins, et n’en sait pas mieux ce qu’elle veut ! »

Sans se déconcerter le moins du monde, toujours très polie, placide et accorte, le sourire aux lèvres, Mlle Rachel de répliquer aussitôt :

« Pardon, monsieur, j’entends bien, moi ; c’est ma sœur qui est sourde. »

Très bonne personne, malgré ce travers, cette monomanie de mouvement perpétuel, réellement obligeante et attentionnée, imperturbablement aimable et gracieuse, Mlle Rachel Van Parys avait vu avec grand plaisir l’arrivée de Daniel Hémon et son installation auprès de Willem.

« Quel bonheur ! Cela va mettre de l’animation dans la maison ! Et puis un Français ! »

Mlle Rachel, aussi bien que sa sœur et tous leurs habitués, affectionnait la France et les Français, et Daniel ne tarda pas à s’apercevoir de ces sympathiques sentiments, de l’amitié que chacun autour de lui portait à notre nation. Les inconnus mêmes qu’il croisait dans la rue ou à côté de qui il s’asseyait dans les wagons ou les trams, avaient un air de prévenance des plus engageants. Ils semblaient lui dire : « Nous sommes à votre disposition ; si vous avez besoin d’un renseignement ou de quoi que ce soit, parlez, ne vous gênez pas ! » Tout le monde, d’ailleurs, du moins dans la bourgeoisie, parmi les personnes avec qui Daniel se trouvait le plus fréquemment en contact, comprenait la langue française et la parlait. Partout il voyait régner une honnêteté et une droiture, une simplicité de mœurs, qui se reflétaient sur toutes les physionomies ; il ne rencontrait que bonnes et loyales figures, visages amis et mains cordialement tendues.

« Le brave petit peuple ! se disait-il. Comme on voit que tous ces gens sont laborieux et heureux ! »

Lui, bien qu’il eût suivi, pendant plusieurs années, les cours d’allemand professés par M. Rauch au lycée de Chanteraine, il avait grand’peine à se faire à la langue hollandaise ; à peine en devinait-il quelques mots à la lecture ; il ne saisissait aucune bribe de conversation, et les gutturales syllabes qu’il s’efforçait d’articuler restaient le plus souvent inintelligibles.

« J’y arriverai cependant, à apprendre le hollandais, j’y tiens, je le veux ! » assurait-il à Willem, qui, naturellement, le secondait de son mieux pour atteindre ce résultat.

Il avait été quelque temps à s’accoutumer au régime culinaire du pays. Prendre, au saut du lit, une tasse de thé ou de café au lait, c’est fort bien, c’est parfait ; mais faire suivre immédiatement ou accompagner ce thé ou ce café d’œufs sur le plat, de jambon ou de veau froid, non, c’était trop tôt, et Daniel, pour ce dernier service, aurait préféré attendre onze heures ou midi. C’est le second déjeuner qui avait toujours été son meilleur repas ; mais, ici, on mangeait à peine, à cette heure-là, on se contentait d’une simple collation ; et, presque au milieu de l’après-midi, à cinq heures, avant que l’appétit n’eût eu le temps de se réveiller, il fallait se remettre à table pour le dîner, toujours très copieux. Servir de la confiture avec le rôti, une compote de poires ou d’abricots avec une aile de poulet ou une moitié de pigeon, passe encore ; mais présenter le poisson avec la salade, remplacer par une sole frite et froide la tranche de gigot ou de veau qui se mange si bien chez nous avec la laitue ou la romaine, cela, c’était, principalement à cause des arêtes, plus compliqué, et Daniel y résistait et renâclait. Il était heureusement à un âge doué de formidable appétit, partant peu sensible aux combinaisons et raffinements gastronomiques. Il en était quitte pour séparer ce que réunissaient ses voisins de table, mettre quelques gouttes de citron sur sa sole, commencer par elle, et attaquer ensuite la salade.

Il y avait encore une chose que Daniel trouvait incommode et qui lui déplaisait : c’étaient ces fenêtres à coulisses ou à guillotine, qui ne s’ouvraient jamais qu’à moitié, et ne permettaient ni de s’accouder aisément, ni d’aérer amplement la pièce. Et ces inconvénients lui étaient d’autant plus sensibles que sa chambre, située à côté de celle de Willem, donnait juste en face d’une longue et superbe avenue, nommée d’abord Tournoi Veld, puis Korte Voorhout et enfin Straatweg naar Leiden, conduisant en droite ligne au Bois, et que la vue y était fort belle. Il est probable, d’ailleurs, que les habitants de la Haye avaient sur ce système d’ouvertures la même opinion que lui, car la plupart des nouvelles maisons, il ne tarda pas à le remarquer, étaient percées de fenêtres à crémone, du même genre que les nôtres.

Peu à peu Daniel s’était mis à la besogne et, sous la tutelle de Willem, il travaillait avec ardeur et passion, étudiait et se perfectionnait sans relâche et de maintes façons. Outre le musée royal de la Haye, si riche en chefs-d’œuvre des Écoles hollandaise et flamande, et le musée municipal, avec ses immenses toiles, vivants portraits de membres de corporations, de Jan Van Ravesteyn, il y avait, à environ une heure de distance, grâce au chemin de fer, Harlem, avec ses admirables Frans Hals ; Amsterdam, dont la galerie de peinture est une des plus importantes du monde ; Rotterdam et le musée Boymans, avec sa collection de vieux dessins. Daniel mettait à profit ce voisinage et ces trésors. Son goût s’épurait et s’affinait, ses connaissances esthétiques s’accroissaient. C’étaient les paysages et les scènes d’intérieur, les tableaux « de genre », qu’il affectionnait particulièrement ; c’était de ce côté qu’il dirigeait ses forces ; et il était en bonne voie, faisait de très sensibles progrès, Willem le reconnaissait et ne craignait pas de le lui dire ; lui-même le sentait et se l’avouait, et il trouvait, dans ce double témoignage, un puissant stimulant.

« Oui, cela marche ! Mais il faut continuer, m’appliquer encore davantage ! Il faut que mon père soit content de moi, qu’il voie bien que je n’ai pas perdu mon temps, que je me suis montré digne de sa confiance, digne des sacrifices qu’il s’impose pour ma réussite et mon avenir ! »


Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre XV (pp. 173-183).