Nous sommes heureux de publier ces quelques pages extraites du beau livre que notre collaborateur M. Albert Cim vient de faire paraître chez Hachette, dans la Bibliothèque des écoles et des familles, sous le titre de la Revanche d’Absalon.
Originaire de ce coquet petit village de Savonnières-devant-Bar, dont les maisons s’alignent ou s’éparpillent au pied d’une haute et verdoyante colline, à proximité d’une dérivation de la rivière de l’Ornain. Urbain-Nicolas Gravisse, surnommé Absalon, qui atteignait aujourd’hui la cinquantaine, n’avait jamais quitté ce coin de terre. A six lieues à la ronde, il en connaissait tous les chemins et sentiers, raidillons, chalaides[1] et grippelots[2], toutes les maisons, baraques, cabanes, cahutes et cabourottes[3], et tous les habitants aussi. Il était de même connu de tout le monde, réputé pour un incorrigible flâneur et fainéant, ou plutôt pour un original, un indépendant, qui ne voulait subir aucun joug, supporter aucune chaîne, et tenait à vivre à sa guise, vivre de pêche, de chasse, et, — conformément à son principe et à sa locution : « La forêt, c’est mon garde-manger, c’est le buffet des pauvres gens », — de tout ce qu’il récoltait sous bois : escargots, champignons, fraises, mûres, framboises, noisettes, faînes (fruit du hêtre), dont il faisait une excellente huile, merises, arlosses[4] (fruit de l’alisier), prunelles, blosses[5] ou balosses[6] (sorte de prunes), pochottes[7] mêmes (fruit de l’aubépine), etc., etc. Et, si rudimentaire et sauvage qu’il fût, ce régime avait admirablement réussi à Absalon, qui se portait comme le plus beau charme de ses futaies du Haut-Juré, et à qui l’on n’aurait certainement pas donné plus de trente ans, s’il avait consenti à faire raser sa barbe, quelque peu grisonnante, et raccourcir la longue et épaisse, ruisselante, moutonnante et truculente chevelure qui lui avait valu son surnom.
« Tu as tort : rien que par hygiène, par propreté, tu devrais faire rogner cette tignasse ! lui disait souvent le bon docteur Michel, qui avait l’habitude de tutoyer à peu près tous ses clients et concitoyens. C’est malsain… Cela te jouera un mauvais tour ! »
Or, au contraire, ladite tignasse avait, certain soir, rendu à son propriétaire un signalé et inoubliable service.
Urbain Gravisse, qui n’avait guère alors qu’une vingtaine d’années, pêchait à la main sous le pont-canal de Longeville, et contournait une fosse bordée d’herbes et de roseaux, quand soudain le pied lui manqua, ou plutôt il sentit que ses deux pieds s’enfonçaient dans la vase. Il essaya de se dégager, retira prestement un pied, mais l’autre, supportant alors seul tout le poids du corps, s’enfonça davantage. Urbain se vit enlizé et se mit à crier de toutes ses forces, à hurler au secours. La vase lui montait déjà jusqu’aux aisselles, il allait disparaître, lorsque son chien, le brave Milord, qui vagabondait non loin de là, dans les vignes, accourut aux appels de cette voix bien connue de lui, et, devant l’imminence du danger, commença à hurler à son tour et à geindre désespérément. Personne ne se montrait, et, la situation devenant de plus en plus critique, Milord se dit que c’était à lui de sauver son maître. Il se jeta résolument à l’eau, et alla le saisir, ce cher maître, — non sans lui faire pousser alors d’autres cris, des cris de torture, — par l’endroit le plus apparent de sa personne, le plus accessible, le seul d’ailleurs qui émergeât au-dessus de l’eau, par son ample, puissante et mirobolante crinière.
Aux grands maux les grands remèdes.
C’est paraît-il, depuis ce temps là, après ce miraculeux mais très douloureux sauvetage, qu’Urbain Gravisse reçut le biblique surnom d’Absalon, malgré la complète et flagrante différence qu’il y avait entre son sort et celui du fils de David : tandis que celui-ci, en effet, fuyant à toute bride, s’était trouvé accroché à un arbre et était mort victime de sa riche toison, Urbain Gravisse, lui, tout à l’opposé, avait trouvé son salut dans la sienne, et justifié ainsi le vers de notre grand Corneille :
Et par où l’un périt un autre est conservé.
L’aventure, comme bien on pense, fit du bruit dans Landerneau, c’est-à-dire à Bar-le-Duc et aux alentours, à Savonnières d’abord, puis à Longeville, à Tannois, Guerpont, Silmont, Resson, etc. Les journaux locaux, l’Écho de l’Est et l’Indépendance, dépêchèrent des reporters à Urbain Gravisse, qui ne manqua pas de mettre en cause le docteur Michel et de le confondre manifestement :
« Voyez un peu si je l’avais écouté ! Si j’avais fait couper mes cheveux, comme il me le conseillait sans cesse, sous prétexte que c’est malsain, que ça donne des migraines ! Je serais propre à l’heure qu’il est, joli coco ! Par où donc que Milord aurait eu prise sur moi, qu’il aurait pu m’empoigner, ce bon chéri ? Par la peau du cou alors ? Il m’aurait étranglé ! »
Et, bien entendu, à partir de ce jour, Urbain Gravisse, que tout le mode finit par ne plus désigner, et même peu à peu par ne plus connaitre que sous le vocable d’Absalon, tint plus que jamais à préserver du fer sa précieuse « tignasse » : — on ne sait jamais ce qui peut advenir ! Plus que jamais il s’en montrait glorieux.
Cette terrible mésaventure dans la fosse bourbeuse, sous le pont-canal de Longeville, aurait dû sans doute refroidir la passion d’Absalon pour la pêche, la pêche à la main tout au moins. Mais non : le danger disparu, il n’y songea plus, et si le premier résultat de cette sévère leçon avait été de lui démontrer l’insigne utilité de sa longue chevelure, le second fut de remplir son âme de reconnaissance envers son sauveur, d’attacher par les liens d’une véritable amitié, d’une profonde affection, le maître à l’animal, Absalon à son chien Milord, son « bon chéri », comme il l’appelait souvent.
En sa compagnie, il continua de vaguer le long des rives de l’Ornain et sur les bords du canal, ici s’arrêtent pour amorcer et pour jeter la ligne, là pour descendre dans l’eau, et, le trident — la fourchette — en main, lever doucement les pierres et piquer loches ou baveux[8] ; ou encore et surtout fouiller sous les racines de saules et agripper au passage truites, vilains ou barbeaux.
Toujours escorté de son « bon chéri », il flânait et rôdait dans tous les cantons de la forêt du Haut-Juré, déroulée au-dessus de Savonnières, sur le plateau qui sépare la vallée de l’Ornain de celle de la Saulx. Là, outre les récoltes de champignons, de fraises, de mûres et de noisettes, il guignait « tout ce qui peut se manger », guerroyait contre tous les gibiers, lièvres, écureuils, hérissons, sangliers même, et grives, jacques[9], rouges-gorges ou mésanges.
En dépit de ce que se plaisait à insinuer Mme Brisetuile, uniquement pour contrecarrer son amie la Souris, l’épicière, Absalon n’aurait pas enlevé une tête de salade dans le jardin de son voisin ; il n’avait jamais rien dérobé à personne, jamais causé le moindre dommage à qui que ce fût ; mais la forêt, le canal, la rivière, cela c’est autre chose !
Cela appartient à tout le monde, c’est le bien public, c’est le patrimoine commun, s’obstinait, malgré tant d’avertissements et de condamnations qui auraient dû lui enseigner le contraire, à répéter et ressasser Absalon. Je n’empêche personne de faire comme moi, de se régaler de prunelles ou de chevrottes[10] (champignons), d’écrevisses ou de perchettes, d’un civet de lièvre ou d’une bonne fricassée de petits oiseaux : — avec du pain grillé, il n’y a rien de plus succulent ; mais au moins qu’on ne m’en empêche pas, moi !
Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut entendre, et jamais Absalon, véritable « enfant de la nature », comme on aurait dit au dix-huitième siècle, n’avait voulu se plier aux exigences sociales, reconnaître que « ce qui est à tout le monde » est, non à la disposition, mais sous la protection de chacun de nous.
« Je suis un braconnier, je ne m’en cache pas ! mais je ne suis pas un voleur ! Proclamait-il fréquemment. Personne n’a jamais osé et personne n’oserait jamais dire qu’Urbain-Nicolas Gravisse, surnommé Absalon à cause de sa superbe perruque, lui a causé le plus petit tort. Non, personne n’oserait ! Personne, — à part les gardes, les gardes de la rivière, du canal ou de la forêt ; mais eux, c’est leur métier ! — personne n’a à se plaindre de moi ! »
Albert Cim.
Société d’archéologie lorraine, Le Pays lorrain et le Pays messin. Revue mensuelle illustrée. Littérature, Beaux-Arts, Histoire, Traditions populaires ; dir. Charles Sadoul ; éd. Berger-Levrault (Nancy), huitième année (1911) [vol. 8].
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica (pp. 684-687).
- Chalaide, subst. fém. Sentier, chemin en lacets dans une pente. Terme régional (Lorraine, Ardennes, Vosges). Étym. du latin Callis, sentier.
Geneawiki, à l’article Odonymie ;
Valérie Habracken et Frédéric Wronecki, Glossaire des odonymes français et dialectaux, à la lettre « C ». ↩ - Grippelot, variante de gripot, subst. masc. Petite côte fort escarpée, raidillon, montée courte et rapide.
Henri Adolphe Labourrasse, Glossaire abrégé du patois de la Meuse, notamment de celui des Vouthons, p. 308. ↩ - Cabourotte, subst. fém. Petite cabane, niche à chien, logette, chambrette, etc.
Guy Marchal, Le patois lorrain, à la lettre « C ». ↩ - Arlosse, subst. fém. Alie, alise, alossier, arlossier, fruit de l’alisier. Étym. germ. Aliza probablement emprunté au gallo-roman Alika.
CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Alise. ↩ - Blosse, variante de blette, subst. fém. Basse-Normandie, nom des prunelles, qui ne sont mangeables, qu’après que la gelée a passé dessus. Étym. autre forme de blette.
Littré, à l’article Blosse. ↩ - Balosse, subst. fém. Prunelle, prune sauvage, fruit du prunelier. Terme suisse-roman savoisien et vieux français. À Fribourg on dit bolosse, à Lyon et dans le Jura pelosse, en Normandie bloche. À Reims on donne aux prunes le nom générique de balosses.
Jean Humbert, Nouveau glossaire genevois, p. 44. ↩ - Pochotte, variante de pochatte, apoche, épèche, subst. fém. Cenelle, fruit de l’aubépine.
Henri Adolphe Labourrasse, Glossaire abrégé du patois de la Meuse, notamment de celui des Vouthons, p. 128 et p. 430. ↩ - Baveux, subst. masc. fam. Chabot de rivière. « Doué d’une voracité peu commune, on le trouve ordinairement caché sous les pierres, vivant au fond des cours d’eau rapides, ou se rapprochant des berges pour fondre comme une flèche sur tout ce qui remue. »
Émile Belloc, Noms scientifiques et vulgaires des principaux poissons et crustacés d’eau douce, p. 15. ↩ - Jacques, variante de jâque, jêque, subst. masc. Geai.
Henri Adolphe Labourrasse, Glossaire abrégé du patois de la Meuse, notamment de celui des Vouthons, p. 332.
Jacquot, subst. masc. Geai ou pie qui parle.
CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Jacquot. ↩ - Chevrotte, subst. fém. Nom commun donné à la girolle.
L’Atlas des champignons, à l’article Girolle. ↩