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VIII. Jonas le Sauvage

Il n’était plus guère connu que de nom, à l’époque où j’achevais mes études au lycée de Popey-sur-Ornain : on savait seulement qu’il existait quelque part, du côté de la route de Combles, au milieu des bois étagés sur les vallonnements de ce pittoresque plateau, une sorte de vieil avare et de vieil original, de vieux fou, le père Jonas, Jonas le Sauvage, qui, pour ne pas payer de loyer, s’était réfugié sur le dernier lopin de terre qui lui restât, et avait élu domicile en plein fourré, chez les loups, dans une misérable cahute, une cabou­rotte[1] à demi effondrée. Une forte haie de charmille et d’aubépine entourait ce bois et formait un assez vaste rectangle dévalant mollement de la crête des Roches jusqu’à la route.

Abrité et caché, hiver comme été, dans l’épaisse ramure de cet enclos, le père Jonas s’échappait chaque nuit de sa tanière et s’en allait, escorté de son chien Brisquard, un affreux petit roquet jaune, rôder à travers les rues et chercher provende à même les tas d’ordures. C’est du moins ce qu’affirmaient les commères de ma petite ville ; car, à cette heure-là, les honnêtes gens de Popey, c’est-à-dire tous les habitants sans exception, étaient religieusement enfouis dans leurs draps et ronflaient à poings fermés.

Néanmoins j’eus souvent occasion d’apercevoir Jonas le Sauvage, et je puis parler de lui en pleine connaissance de cause. Le père d’un de mes condisciples, de mon camarade Alfred Maginot, possédait sur la route de Combles un bois contigu à celui de cet harpagon misanthrope, et il ne manquait jamais, durant le mois de septembre, de « faire une tendue[2] », de braquer raquettes[3], rejauts[4] et becs-à-terre[5] dans les allées et à l’entour des mares, au grand dam des rouges-gorges, pinsons, grives, sittelles et mésanges. De son côté, Jonas n’avait garde de ne pas se conformer à l’usage et se livrait de son mieux à cette chasse — je gagerais même que le féroce grigou laissait ses raquettes en place et tendues toute l’année, — et, à certains endroits, par les interstices de la haie, nous le voyions tout à notre aise, Maginot et moi, lorsqu’il préparait ses pièges, élaguait les gaulis[6] de ses sentiers ou faisait ses tournées, tout en appelant ou sifflant son chien :

« Brisquard ! Ici ! Ui-i-i-it ! »

C’était un petit homme maigre et grêle, au teint hâve, à l’air chafouin, méfiant, dur et rusé, aux cheveux clairsemés et d’un blond roux, identiquement de la même nuance que le poil de son compagnon.

Et, à ce sujet, je me suis quelquefois demandé si ce nom de Jonas n’était pas un sobriquet que lui avait jadis valu la couleur de sa tignasse, et qui peu à peu s’était substitué à son nom patronymique et l’avait fait oublier. Tant il y a qu’on ne lui en donnait pas d’autre de mon temps.

Il était vêtu de guenilles sordides : pantalon effrangé, effiloqué, déchiré, et dont le bas était, en toute saison recouvert d’une carapace de boue ; paletot graisseux, aux manches et aux pans décousus, criblés d’accrocs, en lambeaux ; casquette sans visière ; savates éculées, avachies, craquées et lézardées, aspirant l’eau par mainte lucarne.

Malgré sa maigreur et sa mine chétive, il ne portait pas plus de soixante à soixante-cinq ans ; mais les anciens de la contrée prétendaient qu’il en avait soixante-quinze pour le moins, et ils en racontaient long sur son compte, ils ne tarissaient plus, quand ils avaient une fois entamé le récit de ses prodiges de lésinerie, de ladrerie et de rapacité.

Jonas n’avait pas toujours été le piètre et infime personnage que vous venez d’entrevoir. Quarante ans auparavant, il avait tenu bon rang dans la ville ; il s’était, avec son métier de maquignon, amassé une belle aisance et possédait même en ce temps-là cinq maisons sur le pavé de Popey.

C’est à propos de ces immeubles qu’il disait un jour à M. le chevalier Durival, alors maire de Popey-sur-Ornain :

« Mais vous voulez donc me ruiner, monsieur le maire ? Vous venez de prendre un arrêté obligeant tous les propriétaires à faire blanchir les façades de leurs maisons avant la Toussaint prochaine, et vous ne réfléchissez pas à ceci, que j’en ai cinq, de maisons, à badigeonner ! Cinq maisons ! Mais c’est ma ruine, monsieur le maire ! Autant m’égorger tout de suite ! »

Il va sans dire que Jonas exigeait que les loyers de ses maisons lui fussent payés d’avance.

« Si vous étiez raisonnable, vous me sauriez gré de vous épargner l’inquiétude de devoir votre terme ! » avait-il l’audace de riposter à un de ses locataires qui lui avouait « n’être pas en mesure » ; et les malheureux qui se trouvaient dans ce cas, il les traitait avec la dernière rigueur.

« Je relève de maladie, monsieur ; si c’était un effet de votre bonté de m’accorder un petit délai….

— Pardon ! interrompait-il. Je ne viens pas vous demander des nouvelles de votre santé ; c’est de l’argent que je viens chercher, qu’il me faut ! »

Le terrible pince-maille aurait rendu des points à M. Vautour, de légendaire mémoire.

Une pauvre octogénaire, qui demeurait à un bout de la ville, au fin fond du faubourg de Marbot, lui apporte le montant de son loyer :

« Si vous vouliez bien me faire un petit reçu, monsieur, comme d’habitude ?

— Très volontiers. Passez-moi votre dernière quittance.

— Je ne l’ai pas, monsieur.

— Vous auriez dû l’apporter !

— L’apporter ? Pourquoi faire ? Vous savez bien que je ne vous redois rien.

— C’est vrai ; mais allez toujours la chercher.

— A Marbot ? Par cette chaleur ? Oh ! monsieur, vous ne voudriez pas !…

— Si, si ! Je ne puis m’en passer…. C’était à vous à ne pas oublier…. Impossible de vous donner une nouvelle quittance sans avoir vu la précédente. »

Et quand la locataire se fut exécutée et se représenta, son papier à la main, devant Jonas, celui-ci prit la feuille, la retourna sans même la lire, et inscrivit au verso le nouveau récépissé qu’il avait à fournir.

Tiens ! vous auriez peut-être voulu qu’il laissât perdre ce « blanc » ? Ah mais non, pas si bête ! Il n’oubliait rien, lui, ne gaspillait rien, tirait parti de tout. On assurait même que la plupart des reçus délivrés par le sieur Jonas étaient libellés sur des marges d’affiches blanches qu’il allait arracher le long des murailles.

D’après ses féroces prouesses de propriétaire, on peut juger de ses exploits de maquignon. Que de méchants tours il joua à quantité de gens de Popey et de paysans des environs ! On en glosait encore et s’en gaudissait après un demi-siècle, tandis que les dupés ou leurs hoirs les avaient toujours sur le cœur et lui en gardaient une inextinguible rancune.

Parents, alliés, bienfaiteurs, simples connaissances ou indifférents, Jonas ne faisait en affaires acception de personne, traitait tous ses clients avec le même sans-gêne et la même improbité, la même impitoyable rouerie.

Sachant qu’un de ses camarades d’enfance, fermier au Gros-Chêne, avait besoin d’un cheval de labour, il va le trouver et se fait fort de lui en procurer un à bon compte, dans les conditions les plus avantageuses.

« Pas de courtage entre nous, ça va de soi ! Je ne te demanderai que le remboursement de mes frais de déplacement, quinze francs, une misère ! »

L’autre acquiesce de grand cœur et se confond en remercîments.

Jonas alors de courir chez un paysan qui était venu le voir la veille, et de lui tenir ce langage :

« Vous me proposiez hier de vous acheter votre cheval cinq cents francs ; je puis aujourd’hui vous le faire vendre six cents francs — cent francs de plus que vous n’en demandiez, — et trois cents francs au-dessus de sa valeur réelle, je ne vous le cache pas ! Je ne prélèverai pour cela que quatre-vingts francs de commission.

— Accepté ! »

Voilà les services que Jonas rendait à ses meilleurs amis, les prix de faveur qu’il leur réservait.

Et la farce qu’il machina contre M. le chevalier et maire Durival, pour se venger sans doute de l’arrêté pris par ce magistrat, touchant le badigeonnage des maisons !

M. Durival, qui était resté vieux garçon et vivait avec sa sœur, Mlle Euphémie, quinquagénaire comme lui et, comme lui aussi, célibataire, possédait une antique berline où la digne demoiselle s’installait chaque après-midi, durant la belle saison, et se faisait promener dans les alentours. Cette berline était traînée par deux bidets, l’un noir d’ébène, l’autre gris pommelé. Un jour vint où M. le chevalier et Mlle sa sœur s’aperçurent de cette discordance et décidèrent d’y remédier.

« J’en parlerai à Jonas ! » conclut M. Durival.

Jonas se chargea très volontiers de l’opération. Il acheta à M. le maire son cheval gris pommelé, — et le lui revendit trois jours après, passé à la teinture, noir comme de l’encre, et quatre cents francs plus cher.

Dès le surlendemain, une pluie d’orage faisait soudainement déteindre la robe de l’animal, et Mlle Euphémie, à sa grande stupéfaction, en croyant à peine ses lunettes, voyait reparaître, à côté de la jument noire Sultane, le vieux Carabi, le bidet gris pommelé.

Tout malingre et minable qu’il était et avait toujours dû être, Jonas, aux approches de la quarantaine, avait réussi à prendre femme, mais de bien singulière façon !

Durant une des fréquentes tournées que son commerce l’obligeait d’entreprendre à travers la campagne, à dix ou quinze lieues à la ronde, il avait remarqué, dans le village de Woimbey, près de Verdun, une grande, solide et robuste fille, n’ayant que sa santé et ses biceps pour fortune, sans autre parent qu’une vieille grand’mère en enfance, et il avait incontinent démêlé tout le parti qu’on pouvait tirer d’une orpheline taillée sur ce patron et accoutumée aux plus durs ouvrages. Sa grand’mère morte, Pélagie Sauce, qui ne trouvait pas aisément à gagner son pain dans sa pauvre commune, parla de se rendre à la ville pour s’y mettre en condition. C’est alors que Jonas, qui guettait l’oiseau, surgit d’un bond et offrit à Pélagie de la prendre chez lui.

« Rien à faire ! Pas de bourgeoise continuellement sur votre dos, sans cesse à bougonner, à ronchonner, à vous houspiller ! Pas d’enfants ! Aucun tracas ! Libre comme l’air ! Plus heureuse qu’une reine ! »

Et il conclut en lui proposant vingt-cinq francs de gages mensuels, somme très raisonnable en ce temps-là.

Pélagie accepta…. et, au bout de dix-huit mois, après avoir trimé comme une esclave, peiné comme une damnée, elle n’avait pas encore touché un centime de son dû.

Elle avait beau réclamer, chaque fois son maître différait le payement.

« Oh ! pas moyen aujourd’hui de régler votre compte, ma fille ! Faut que je parte bien vite, que je grimpe à la Ville-Haute. … On m’attend au marché du pâquis. Nom d’un petit bonhomme ! je n’ai que le temps…. A ce soir, Pélagie ! A ce soir ! »

Ou bien, dans une autre circonstance :

« Mais qu’est-ce que vous craignez, mon enfant ? Votre argent est en bonnes mains, on ne peut mieux placé ; vos intérêts courent,… courent… au triple galop ! Et vous pourrez toujours les rattraper quand vous voudrez, soyez tranquille ! Ah ! grande sotte ! laissez-le donc où il est, ce magot, ça vaudra mille fois mieux que de le dépenser ! D’ailleurs, qu’en avez-vous besoin ? Vous avez ici tout à gogo !

— Mais, m’sieu….

— Il n’y a pas de m’sieu qui tienne ! C’est mon devoir de veiller sur vous et vos finances, de vous maintenir dans le droit chemin, vous défendre contre les inexpériences et les tentations de votre âge ! Eh bien, non ! je ne vous donnerai pas d’argent ! Ce serait céder à un caprice dont vous ne tarderiez pas à vous repentir, Pélagie ;… oui, un caprice ! Et vous m’en voudriez de ma faiblesse ! Vous seriez la première à me reprocher de n’avoir pas mieux résisté à vos… vos folles prodigalités !

— Oh ! pour ça non, m’sieu !

— Si ! je vous connais ! Vous m’en garderiez rancune, bien sûr ! Vous êtes une fille d’ordre, une fille économe, prévoyante, pleine de jugement. Vous vous dites qu’il faut épargner quand on est jeune, mettre de côté le plus possible afin d’assurer ses vieux jours, et vous avez raison, Pélagie, grandement raison ! Oui, ma fille, ce sont là des sentiments que je suis heureux…. que je suis fier… de constater en vous, et que je me ferais scrupule de ne pas encourager de tout mon pouvoir. »

Le malheur voulut que Pélagie confiât ses difficultés pécuniaires à quelques gens de Woimbey, qui, comme nombre d’autres, avaient eu à se plaindre du marchand de chevaux et n’étaient pas fâchés de lui témoigner leur rancune. Séance tenante, l’un d’eux conduisit la jeune fille chez le juge de paix. Une assignation fut lancée contre Jonas ; mais le drôle avait plus d’un tour dans son bissac, et il trouva moyen de déjouer les machinations de ses adversaires, de ne pas donner un sou à sa servante et de faire la nique à tout le monde.

Il lui suffit pour cela d’épouser Pélagie, tout simplement.

La malheureuse aurait mieux fait ce matin-là de sacrifier ses gages, d’abandonner ce qui lui était dû et de s’enfuir loin, bien loin, de ce si généreux maître et étrange soupirant.

Devenue Mme Jonas, il lui fallut se multiplier et se surmener plus encore qu’auparavant, pâtir sans repos ni trêve. Outre les soins du ménage, elle avait à supporter, et sans pouvoir s’échapper à présent, sans appel ni remède, les maussaderies, les brusqueries et les colères maritales, les rhumatismes intermittents et l’incessante et sordide avarice de son auguste seigneur. Plus de garçon d’écurie : c’était elle qui en tenait lieu, elle qui faisait tout au logis, était la vraie bête de somme de la maison.

Elle mourut à la tâche, au bout de huit ou dix ans de mariage. Un refroidissement la prit un soir, une fluxion de poitrine se déclara ; et comme, grâce à la robuste constitution de la malade, la fin n’arrivait pas assez vite à son gré, Jonas exigea que sa femme fût transportée à l’hôpital. Il n’avait personne pour la soigner chez lui en son absence, alléguait-il ; puis les médicaments coûtaient les yeux de la tête ; il ne pouvait y suffire, non, pas moyen ! Et le médecin qui viendrait encore réclamer ses honoraires ! Non, non, il ne pouvait pas, c’était clair comme le jour ! Pour qui donc aurait été fondé l’hôpital, sinon pour venir en aide aux indigents, aux pauvres diables sans le sou, tels que lui ?

La fortune que Jonas s’était acquise par son trafic de chevaux, fortune qu’on évaluait à trois cent mille francs, fut engloutie en un rien de temps dans des tripotages de Bourse.

Jonas avait alors cinquante ans ; il venait de perdre sa femme, l’infatigable et infortunée Pélagie, et, comme si cette mort eût réclamé vengeance, eût été pour lui le signal de la dégringolade et le commencement de l’effondrement, il se sentit pris d’un irrésistible désir de tâter de la finance et se mêler au jeu de la hausse et de la baisse. C’était si commode, lui semblait-il, si avantageux ! Pas besoin de courir les chemins, de marchander, disputer et s’égosiller sur les champs de foire ; de s’exténuer loin du logis des journées et des nuits entières ; il n’y avait qu’à passer à la banque Thiriot-Colomb et Cie et donner ses ordres d’achat ou de vente à M. Saingelin, le fondé de pouvoir, un bien aimable homme, poli et accueillant comme personne, et de si bon conseil !

Deux ou trois opérations rapportèrent à Jonas de superbes bénéfices et l’alléchèrent d’autant. Il tripla, quintupla ses mises, se lança à fond de train, et patatras ! Argent, chevaux, immeubles, tout y passa. Il ne lui resta bientôt plus que son bois de la route de Combles.

Fou de douleur et de désespoir, il s’en prit, comme de juste, à la banque Thiriot-Colomb, poursuivit de ses insultes et de ses menaces l’obligeantissime M. Saingelin, et faillit même un jour lui faire un mauvais parti. La police intervint ; on engagea l’ex-maquignon à vouloir bien calmer ses fureurs et ne pas renouveler ses provocations ni surtout ses attaques ; autrement on se verrait contraint d’user de rigueur à son endroit.

Alors Jonas, qui s’était avisé de transporter ses pénates dans la cahute de son bois et s’essayait au commerce des chiffons, des vieux os et de la ferraille, se renferma dans sa retraite et s’astreignit à ne plus effectuer que de nuit, à la lueur des réverbères ou de la lune, ses rondes à travers tous les carrefours et recoins de la ville et ses inspections de détritus. Il avait pris en grippe le monde entier, au point de se détourner ou de battre en retraite dès qu’il voyait poindre une figure humaine. Il était, selon le terme employé par le docteur Nève, atteint de lycanthropie, transmué en loup, et ne voulait plus vivre qu’avec ses pareils, les bêtes des forêts.

Il n’y avait d’exception que pour son petit chien Brisquard, qui était toujours sur ses talons et partageait son ressentiment contre le genre humain. Dès qu’un passant faisait mine de s’arrêter sur la route, devant le bois Jonas, ou si nous venions, Alfred Maginot ou moi, à frôler de trop près les brindilles de la haie mitoyenne, aussitôt Brisquard montrait les crocs et se mettait à japper comme un forcené.

On avait beau lui crier : « Veux-tu te taire, vilaine cagne, veux-tu te taire ! » il n’interrompait son sabbat qu’après s’être bien convaincu que vous ne nourrissiez aucun dessein contre la propriété de son maître, et avoir constaté votre disparition, ou tout au moins votre éloignement.

En revanche, Brisquard — toujours à l’exemple de son maître et compagnon — ne mettait jamais la patte hors de son domaine. Jamais de fugues dans les taillis voisins, même à la poursuite de quelque levraut ; jamais de flâneries sur la route, de batailles ni de culbutes avec un confrère. Non, Brisquard respectait le terrain d’autrui comme il entendait qu’on respectât le sien propre.

Un jour cependant, un matin de printemps, le petit roquet faillit à ses habitudes. M. Maginot, le père d’Alfred, ayant eu besoin de se rendre dans son bois, vit Brisquard franchir la haie et accourir à sa rencontre en aboyant de toutes ses forces. Il voulut le chasser d’abord ; mais le chien revint, se remit à sauter et virer obstinément autour de lui, tout en continuant à donner de la voix tant qu’il pouvait.

Décidément il se passait quelque chose d’insolite.

Brisquard, en même temps qu’il se démenait et sautillait, paraissait vouloir se diriger vers la demeure de son maître et convier M. Maginot à le suivre.

Mais la haie était partout haute et large, bien fournie, et, pour trouver une brèche et pénétrer chez son voisin, M. Maginot dut aller jusqu’au sommet du bois, au sentier des Roches ; Brisquard se tenait toujours à ses côtés et clabaudait de plus belle.

Enfin on arriva devant la baraque.

M. Maginot poussa la porte et aperçut le vieux Jonas agenouillé devant le lourd et long châssis, l’espèce de coffre qui lui servait de lit et sous lequel il cachait ce qu’il était parvenu à récolter depuis son désastre, ses quelques pièces d’or et ses piles d’écus et de gros sous. Il avait voulu contempler son trésor, y plonger ses maigres doigts, ainsi qu’il en avait sans doute l’habitude, savourer ce bain délicieux, se rajeunir, se délecter et s’enivrer à la vue et au contact de ce tout-puissant et perfide métal ; mais cette fois ses vieilles mains débiles, après avoir soulevé le dessus de l’énorme coffre, l’avaient laissé retomber sur elles, et il n’avait pas eu la force de les dégager. Il s’était trouvé pris là, retenu par les poignets, agrippé et serré comme dans un piège à renard ; et il était mort sur place, d’une mort lente, horrible, épouvantable — mort de faim !


Albert Cim, Entre camarades. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1895 ; 1 vol. (269 p.), in-16 ; illustré de 36 vignettes dessinées par E. de Bergerin.
Texte retranscrit d’après le fac-similé numérique d’Internet Archive, chapitre VIII (pp. 175-194).


 Notes
  1.  Cabourotte, subst. fém. Petite cabane, niche à chien, logette, chambrette, etc.
    Guy Marchal, Le patois lorrain, à la lettre « C ».  ↩
  2.  Tendue, subst. fém. Se dit des pièges fixes ou mobiles que l’on tend aux oiseaux pour les prendre.
    Jacques-Joseph Baudrillart, Traité général des eaux et forêts, chasses et pêches, tome I, partie III, p. 650.  ↩
  3.  Raquette, subst. fém. Un des plus anciens pièges à ressort connu. Largement employé dans les provinces de la Champagne, de la Lorraine et de la Bourgogne, il est également désigné sous plusieurs autres noms : rejet, repenelle, rapace, sauterelle, volant, etc.
    Jacques-Joseph Baudrillart, Traité général des eaux et forêts, chasses et pêches, tome I, partie III, p. 615.  ↩
  4.  Rejaut, patois, variante de rejetoir, subst. masc. Piège composé d’une baguette de bois vert courbée, au bout de laquelle on attache un lacet, et qui, par son ressort, en serre le nœud coulant et enlève l’oiseau.
    Littré, à l’article Rejetoir ↩
  5.  Bec-à-terre, subst. masc. Avec ce terme, Albert Cim désigne très certainement, l’un des nombreux systèmes de « tenderie à terre », destiné à la capture des grives, des merles et autres espèces d’oiseaux fouillant le sol pour chercher leur nourriture.
    Voir à ce sujet, l’ouvrage de Jean Jamin, La tenderie aux grives chez les Ardennais du plateau, p. 118.  ↩
  6.  Gaulis, subst. masc. Branches d’un taillis qu’on laisse croître. Grandes branches qui gênent la progression des chasseurs.
    Littré, à l’article Gaulis ↩

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