Ainsi, des quatre fils de M. Hémon, l’un, l’aîné, que son père aurait voulu voir entrer à l’École de Saint-Cyr, n’avait pu achever ses études et était maintenant simple soldat, engagé dans un régiment de zouaves en Afrique ; le plus jeune, Frédéric, pour lequel on rêvait l’École forestière, ne songeait qu’à s’amuser et faire des farces, à pêcher à la ligne et vagabonder à travers bois ; le troisième, Daniel, loin de se préparer à concourir pour l’École polytechnique, n’aspirait qu’à se consacrer à la peinture ; — restait le cadet, Alexis, voué à l’École navale, et sur lequel M. Hémon aurait eu bien droit de compter : un sur quatre, cette modeste compensation lui était bien due.
Mais, de ce côté encore, et l’on pouvait même dire de ce côté surtout, le pauvre monsieur Hémon ne récoltait que déceptions. D’ailleurs ne se l’avouait-il pas lui-même, n’était-il pas le premier à reconnaître que si l’un de ses fils avait l’intelligence moins ouverte, moins de vivacité d’esprit, moins d’entrain et de brio que les autres, c’était Alexis ?
Non seulement Alexis ne travaillait pas plus qu’Octave, pas plus que Daniel et que Frédéric, non seulement il ne faisait rien, mais il ne témoignait de goût pour rien, lui, pas même pour la gymnastique ou la pêche à la ligne. Les voyages seuls semblaient tant soit peu l’intéresser : il en lisait volontiers des récits, et c’est ce qui avait suggéré à son père l’idée de faire de lui un marin.
Quant au latin, il lui était aussi odieux que le grec, — ce qui n’est pas peu dire, — et il ne comprenait pas qu’on s’avisât d’étudier des langues hors d’usage, des langues mortes.
« Mais, mon ami, lui répliquait un jour, à ce sujet, M. l’archiviste Vauthier, nos mœurs, nos arts, nos lettres, nos sciences, toute notre civilisation provient des Latins et des Grecs. Ce que nous sommes, c’est à eux que nous le devons. On ne peut pas, quand même on le voudrait, se détacher de ses pères, rompre le lien qui nous unit à eux ; on ne peut pas supprimer l’hérédité, s’abstraire de la tradition. Au moral comme au physique, on est toujours le fils de quelqu’un. Eh bien, c’est pour nous un devoir aussi bien qu’un besoin de savoir ce qu’ont fait et ce qu’ont dit et pensé ceux qui nous ont précédés sur terre, ceux surtout de qui nous descendons directement, nos vrais ancêtres. Profite donc de ton jeune âge, mon enfant, et des excellentes leçons qui te sont données au lycée, pour t’initier aux choses du passé, pour étudier tout ce qu’on t’enseigne, le latin et le grec aussi bien que les mathématiques et que l’histoire et la géographie. Plus tard, crois-moi, tu te féliciteras de ce travail et de ces efforts. »
Mais ces arguments, si sensés et judicieux qu’ils fussent, n’avaient que peu d’action sur l’esprit d’Alexis ; ils glissaient sur lui, le laissaient froid et insouciant.
Et M. Vauthier ruminait parfois en hochant la tête :
« Il n’est pas dégourdi, ce garçon-là. M. Massot, son professeur, me disait l’autre jour : « C’est le seul bête des quatre. » Il y a du vrai dans cette appréciation… Je ne sais pourquoi son père s’obstine à lui faire faire ses études complètes, et à le… « le destiner », selon son mot, à l’une de nos grandes écoles. Jamais il ne sera de force à être reçu… »
Calme, doux, placide et comme nonchalant, « l’explorateur » Alexis ne se troublait et ne s’émouvait de rien. Souvent son père le surprenait à flâner dans le magasin, à causer avec le caissier M. Dubreuil, avec M. Balandart ou les autres commis, qu’il aidait même volontiers à plier et à ranger les coupons d’étoffe :
« Mais remonte donc dans ta chambre ! Va donc travailler ! lui ordonnait-il. On n’a pas besoin de toi ici ! »
Et Alexis s’en allait de son pas tranquille et lent, sans souffler mot.
« Décidément, je n’en ferai rien, de celui-là ! ruminait M. Hémon. Il est lourd, épais, pataud… Les autres au moins sont vifs, éveillés, pleins de malice même… Tout espoir n’est pas perdu avec eux : il y a de la ressource… Tandis que ce pauvre Alexis !… »
M. Hémon était très attristé du peu de satisfaction que ses quatre fils lui avaient donné jusqu’ici, et fréquemment, le soir, au café des Oiseaux, pendant que MM. Verset et Jolliot disputaient sur quelque point d’histoire locale, il épanchait sa peine et ses anxiétés dans l’oreille de son ami Vauthier.
Destiné au commerce dès son enfance, le propriétaire de la Parisienne n’avait fait que des études incomplètes. Son père, le marchand de drap de la rue Entre-Deux-Ponts, l’avait, dès ses quinze ans, enlevé aux bancs du collège, — Chanteraine ne possédait pas encore de lycée, en ce temps-là, — et expédié à Paris, chez un de ses correspondants. M. Hémon avait toujours regretté cette interruption de ses classes, et il avait à cœur de donner à ses fils ce qu’il n’avait pu lui-même recevoir, ce qu’il appréciait chaque jour davantage, une bonne et solide instruction.
Pour atteindre son but, faire de ses quatre garçons des jeunes gens instruits, aptes à rendre service à leur pays et à occuper plus tard de hautes fonctions, il n’était pas de sacrifice qu’il ne s’imposât. Il se plaisait à se les figurer tous les quatre en beau chemin, sinon même arrivés au pinacle, ne cessait de se bercer des plus douces et des plus réconfortantes illusions. Octave, le saint-cyrien, ne manquerait pas de devenir général ; Daniel, sorti de Polytechnique, n’aurait qu’à choisir entre les Ponts et Chaussées, les Mines et les Tabacs : il serait « Monsieur l’Ingénieur », tout comme le forestier Frédéric deviendrait un jour « Monsieur le Conservateur ». Alexis lui-même, le bon gros Alexis, le moins fort de la bande, ne prendrait pas sa retraite d’officier de marine sans être pour le moins contre-amiral.
Qu’il y eût entre eux des permutations, que ce fût Daniel qui entrât à l’École forestière et Frédéric au Borda, Alexis à Saint-Cyr et Octave à Polytechnique, peu importait à M. Hémon, pourvu que tous accomplissent dignement leur tâche, c’est-à-dire obtinssent, comme sanction de leurs études au lycée, leur admission à quelque grande école gouvernementale.
Tel était le plus fervent désir de cet excellent père, le plan conçu et arrêté par lui. Il adorait ses fils et mettait en eux toute son ambition, tout son orgueil et toute sa joie.
Et en voilà un déjà, — et c’était le premier coup porté à l’édifice paternel, le premier « espoir déçu », — en voilà un, l’aîné, qui abandonnait la partie, et trahissait ces brillants et si chers projets. Celui-là, ce fils aîné, si jamais plus tard il portait l’épaulette, serait, comme on dit, « sorti du rang » ; il n’appartiendrait pas à une promotion de Saint-Cyr ; c’était chose résolue, irrévocablement finie.
Et les autres, le flottard Alexis, le taupin Daniel, le fagot Frédéric, selon les termes d’argot en usage dans les lycées pour désigner respectivement les candidats à l’École navale, à l’École polytechnique et à l’École forestière, les trois autres auraient-ils plus de persévérance, plus de succès que leur frère aîné ? Jusqu’à présent, hélas ! ils n’en prenaient guère la route, et il n’était guère permis d’y compter.
C’est ce qui désolait M. Hémon, et faisait le sujet ordinaire de ses entretiens avec son vieux camarade, l’archiviste départemental Vauthier.
Celui-ci, vrai philosophe, prenait toujours les choses par le bon côté et avait réponse à tout.
« Octave, ton aîné, plutôt que de ne rien faire au lycée, s’est engagé dans les zouaves… Eh bien, mais il peut s’en tirer là tout aussi bien qu’ailleurs. Il est brave, hardi, plein de vigueur, d’une agilité et d’une adresse…
— Oh ! pour cela !
— Il n’avait pas son pareil. M. Mayeur, le professeur de gymnastique, était émerveillé…
— C’est vrai !
— Eh bien, toutes ces qualités trouveront leur emploi là-bas…
— C’est ce que disait aussi M. le proviseur.
— Mais oui, Hémon, et il n’y a pas lieu de te lamenter… Rien n’est perdu !
— Ah ! j’aurais cependant bien désiré…
— Le voir à Saint-Cyr, je le sais ; et le fait est que, si ce brigand d’Octave avait suivi les conseils que je lui ai tant de fois ressassés… Enfin ce qui est fait est fait ! Quant à ton second fils Alexis, s’il ne témoigne que de médiocres dispositions pour le latin, les lettres…
— Et c’est la même chose pour les sciences ! soupira M. Hémon. Ah ! celui-là !
— Celui-là, puisqu’il paraît tant se plaire avec tes employés, dans ton magasin, je le mettrais avec eux tout à fait, moi, si j’étais à ta place ; je ferais de lui un commerçant, qui me succéderait plus tard…
— J’aimerais mieux l’École navale.
— J’entends bien ; mais c’est de lui et non de toi que la chose dépend, et, s’il ne veut pas, ou s’il ne peut pas…
— Évidemment !
— Tu t’obstines à croire qu’il a la passion des voyages… Je n’ai jamais remarqué cela, moi.
— Si tu le voyais dévorer les volumes de Dumont d’Urville, du capitaine Cook et tous les récits d’explorations et d’aventures !
— Il peut les aimer chez les autres, ces aventures ; il peut aimer à les lire ou à les entendre conter ; mais, pour lui… il me paraît, au contraire, préférer avant tout la stabilité, la tranquillité. C’est un sédentaire.
— Mais non, je t’assure.
— Enfin ! De même pour Daniel, reprit M. Vauthier, si, à la fin de ses classes, dans quelques années d’ici, je constatais que son goût pour le dessin et la peinture persiste, je le laisserais faire, je le laisserais dessiner et peinturlurer tout à son aise.
— Mais, Vauthier, c’est la misère !
— Mon cher Hémon, je suis de l’avis du fabuliste :
Ne forçons point notre talent ;
Nous ne ferions rien avec grâce.
— Et Frédéric, tu vas peut-être l’approuver aussi, me dire qu’il faut le « laisser faire » ?
— Non, certes, je n’irai pas jusque-là.
— Le garnement ! Ah ! Sans le départ de son frère Octave, je me serais bien décidé à me séparer de lui, je l’aurais flanqué interne au lycée, comme me le conseillait le proviseur. Mais ma femme est déjà désolée par l’absence de « son grand » ; si on lui enlevait encore le plus jeune, « son petit »… Tu n’as pas idée, Vauthier, du mal qu’il nous donne, ce galopin-là !
— Si, je m’en doute.
— A lui seul, il m’inquiète, me tourmente plus que les trois autres ensemble ! Et sa mère qui le gâte…
— Ah ! les mamans !
— … qui excuse toutes ses frasques, qui lui pardonne tout ! J’ai encore eu, la semaine dernière, cinquante francs d’indemnité à payer à cause de lui !
— Cinquante francs ?
— Il a la manie de lancer des pierres dans les rues, et…
— Il démolit des carreaux ?
— Il blesse les passants, c’est bien pis ! Il a atteint au front un mendiant, le vieux père Doudoux, qui est venu me faire en plein magasin, devant mes clients, une scène des plus désagréables, me menaçant de la police, criant qu’un de mes fils avait failli le tuer, que cela ne se passerait pas de la sorte, qu’il allait se rendre chez le commissaire…
— C’était, comme on dit, pour te faire chanter.
— Tout simplement. Et il y a réussi ! Je tenais à éviter le scandale, n’est-ce pas ? à avoir la paix. Et, pour une écorchure sans conséquence, une minuscule éraflure, j’ai dû aligner cinquante francs au père Doudoux. Il m’en réclamait cinq cents, figure-toi !
— Il a de l’aplomb ! Ah ! le malabre[1] !
— Tout cela à cause de M. Frédéric !
— Eh bien, malgré ce que tu me contes-là, je crois qu’il se produit en lui, depuis quelque temps, certains changements, qu’il est moins dissipé, moins évaltonné[2], à mesure qu’il grandit…
— Dieu t’entende, Vauthier !
— … qu’il s’améliore un peu…
— Oh ! bien peu, en tout cas, excessivement peu ! C’est parce que tu ne le vois pas tous les jours que tu le juges avec cette confiance… Si tu l’avais, comme moi, matin et soir auprès de toi… Ah ! le sacripant ! »
Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre VI (pp. 67-77).
- Malâbre, variante de malâbe, subst. masc. Mauvais sujet, terme injurieux. Étym. du latin Mala arbor, mauvais arbre.
Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 232.
Malâbre, subst. masc. Un malheureux.
Guy Marchal, Le patois lorrain, à la lettre « M ». ↩ - Évaltonné, adj. Qui est désinvolte ; étourdi, évaporé.
CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Évaltonné. ↩