Frédéric Hémon avait, à cette époque, au moment où l’ermite de Massonge réintégrait sa grotte, quitté sa bonne ville de Chanteraine et se trouvait à Paris.
Ses parents avaient fini par céder à son désir et lui permettre de s’engager : c’était peut-être là, d’ailleurs, ainsi que le disait un soir l’optimiste M. Vauthier à M. Hémon, ce qu’il avait de mieux à faire : — « Rappelle-toi ton aîné, ton Octave ! » Seulement, devant les supplications de sa mère, qui appréhendait de le voir s’embarquer aussi pour l’Afrique, et se plaignait que c’était bien assez d’un enfant là-bas, un enfant dont la vie pouvait se trouver menacée d’un instant à l’autre, il avait renoncé aux zouaves et s’était contenté des chasseurs de Vincennes. Le régiment auquel il avait été affecté occupait un bastion proche de Saint-Mandé. Fred ainsi n’était pas abandonné à lui-même. Il pouvait fréquemment, par exemple, se rencontrer avec Alex, et c’était là, pour M. et Mme Hémon, une garantie et une consolation.
Alex, si nonchalant et si veule au lycée, dans ses études, — le moins intelligent des quatre ! — avait, par une singulière opposition et comme par revanche, toujours fait preuve de beaucoup d’énergie au dehors, et il exerçait sur ses deux plus jeunes frères une sorte d’ascendant et d’empire. Fred l’avait bien reconnue, cette autorité, le jour où il s’était avisé de chiper les livres de ses aînés et d’aller les vendre au père Saget, le bouquiniste de Marbot : il lui avait fallu faire amende honorable et s’arranger pour restituer à Alex aussi bien qu’à Daniel le montant de son larcin.
Cette influence, Alexis continuait à l’exercer à Paris, et il n’est que juste de reconnaître, hélas ! que Fred avait le plus grand besoin d’être contrôlé, d’être sermonné et chapitré.
On aurait pu croire, lors de son engagement, qu’il éprouvait le plus ferme désir de faire son chemin dans la carrière militaire, et pas du tout, ce beau zèle s’était éteint comme un feu de paille. A peine entré au régiment, Frédéric s’était dégoûté du service, et, comme il possédait, en somme, quelque instruction, — on ne fréquente pas les classes d’un lycée pendant sept ans, même irrégulièrement, sans en conserver des traces, sans emporter d’involontaires souvenirs des leçons qu’on a ouï réciter, des devoirs qu’on a vu faire, —il avait trouvé moyen de se faufiler dans les bureaux du capitaine trésorier et d’éviter ainsi la plupart des exercices et corvées. Il ne faisait nul effort pour étudier sa théorie et ne paraissait nullement tenir à passer caporal ; toute son ambition semblait se borner à un seul objectif : travailler le moins possible. C’était, en un mot, ce qu’on nomme, dans l’argot des casernes, « un fricoteur[1] de la plus belle eau ».
« Mais à quoi songes-tu ? lui disait Alexis. Que feras-tu plus tard, si tu ne restes pas au régiment ?
— J’entrerai comme toi dans le commerce, répondait Frédéric. C’est justement ce qu’il y a d’avantageux pour moi dans ma situation actuelle, chez le capitaine trésorier ; j’apprends la comptabilité, je m’initie aux écritures… »
Alexis haussait les épaules.
« Tu aurais pu l’apprendre ailleurs, la comptabilité ! ripostait-il. Pas n’était besoin de t’engager pour cela ! »
Lui, il travaillait ferme, ne négligeait ni la comptabilité ni quoi que ce soit, et réussissait à merveille. Ses patrons, MM. Astorg frères, lui reconnaissaient de remarquables capacités commerciales et ne tarissaient pas d’éloges sur son compte. Peu à peu, ils avaient élevé ses appointements annuels au chiffre de trois mille francs ; si bien qu’Alexis, — le moins intelligent des fils Hémon, « le seul bête », disait naguère tout crûment M. Mossot, le professeur de seconde, à M. l’archiviste Vauthier, — Alexis était jusqu’à présent le plus avancé et le mieux lancé des quatre frères.
Son dessein, son rêve, était de reprendre plus tard le fonds de son père, cette maison de la Parisienne, qui s’étendait sur presque tout un côté de la place Reggio, la plus centrale et la plus belle de Chanteraine. Mais il comprenait que, pour mener ce projet à bonne fin, il lui manquait encore bien des connaissances pratiques, bien de l’expérience, et il s’en était récemment ouvert à ses patrons.
« J’aurais besoin de voir de près le fonctionnement d’un grand magasin, leur avait-il dit. Vous savez mes intentions ? Je voudrais m’associer avec mon père, ou lui succéder, s’il désire se retirer entièrement des affaires. Je voudrais… rajeunir notre maison de Chanteraine, notre Parisienne : je sens qu’il y a quelque chose à entreprendre de ce côté. Mais, pour cela, il me faudrait me mettre au courant de quantité de manipulations de détails, que je ne puis rencontrer et étudier que dans des établissements comme le Bon Marché, le Louvre ou le Printemps. Je vous prie donc, messieurs, avait-il ajouté, de ne pas vous froisser si je viens à vous quitter : vous voyez à quel mobile j’obéis. »
Loin de se formaliser de cette détermination, MM. Astorg frères l’avaient approuvée et avaient promis à leur employé de l’aider de leur mieux à l’exécuter.
En effet, grâce à eux, à leurs relations et à leurs démarches, Alexis Hémon réussit, au bout de trois mois d’attente, à entrer au Bon Marché, dans le rayon de la soierie.
Il y avait à peine huit jours qu’il était sorti de la maison Astorg, quand il reçut une lettre de son frère Daniel, — l’Artiste, ou encore le Hollandais, comme on s’amusait à l’appeler maintenant dans la famille, — lui annonçant sa prochaine arrivée à Paris. En même temps, et de son côté, M. Hémon écrivait à Alexis pour lui mander ce changement de résidence et l’informer qu’il y avait donné sa pleine approbation.
C’était, d’ailleurs, sur le conseil même de son maître et ami Willem Van Parys que Daniel avait pris cette résolution.
« Je n’ai plus rien à t’apprendre, lui avait déclaré Willem, et tu as encore beaucoup à étudier. C’est à l’École des beaux-arts de Paris que tu devrais aller maintenant ; voilà les leçons que tu aurais grand intérêt à suivre. Là, tu pourrais concourir pour le prix de Rome, profiter du Salon annuel, des diverses expositions ; tu aurais maintes occasions de te faire apprécier et connaître. Pour tous ceux qui aiment l’art, qui rêvent de célébrité et de gloire, il n’y a encore que Paris, vois-tu, mon cher ! »
Daniel avait donc abandonné sa belle et riante ville de la Haye, ses promenades à Schéveningue, au bord de la mer, et sous les hautes futaies avoisinantes, et il était venu s’installer à un sixième étage de l’avenue du Maine, où Alexis n’avait pas tardé à le rejoindre. L’appartement se composait de trois pièces et d’un vaste atelier. Daniel avait stipulé qu’il se chargerait du ménage, que ce serait lui qui, chaque matin, avant de partir pour l’École ou en en revenant, vaquerait aux soins d’entretien et de propreté du modeste intérieur. L’ameublement était, du reste, tout à fait sommaire ; il ne se composait que des objets indispensables, lits, chaises, tables, armoires, — les mêmes qui garnissaient jadis les chambres des deux frères à Chanteraine, et que M. Hémon leur avait expédiés.
Doux, paisible, timide même, méthodique et minutieux, n’ayant rien de l’exubérance et de la turbulence de Frédéric, Daniel se plaisait à ces humbles tâches, à ces besognes féminines. Il y avait de la femme en lui, et sa ressemblance avec sa mère était frappante. Comme elle, il était de taille élancée, avait les cheveux blonds, le galbe du visage allongé, le nez droit et fin, de grands yeux noirs veloutés et brillants.
Le dimanche, Alexis n’allait pas à son magasin, et il profitait de ce repos pour donner, dès le lever, un sérieux coup de main à Daniel, faire avec lui « le ménage en grand ». Sa seule préoccupation, c’était Fred, et, sans cesse, dans leurs entretiens, il manifestait à Daniel ce souci, cette grave et lancinante inquiétude.
« Tant qu’il sera au régiment, cela ira bien ; mais ensuite ? C’est qu’il ne veut pas y rester ! Il n’aspire qu’à avoir fini son temps. Il parle d’entrer dans le commerce ; il me citait l’autre jour la maison Astorg, où il serait heureux, disait-il, d’être employé ; mais saurait-il s’y maintenir ? Il paraît n’avoir aucune idée stable !
— Il faudra toujours essayer ! répliquait Daniel.
— Évidemment ! Mais, vois-tu, il y a une chose… une chose que nous pouvons nous avouer sans rien reprocher à notre mère… c’est que Fred a été trop gâté chez nous. Comme il était le plus jeune, on l’a traité en Benjamin, on lui a laissé faire toutes ses volontés, et j’ai bien peur, bien peur ! que le pauvre garçon n’ait à s’en repentir plus tard, n’ait ce qu’on appelle du fil à retordre. »
Dans cette maison de l’avenue du Maine, et sur le même palier qu’eux, habitaient un des condisciples de Daniel à l’École des beaux-arts, Pierre Destrem, et un étudiant en médecine, Émilien Charoy, avec qui Alexis et Daniel s’étaient assez promptement liés. Ce n’était guère que le soir, d’ailleurs, que ces quatre jeunes gens pouvaient se réunir, toute la journée étant consacrée aux affaires et au travail, — et tous les quatre travaillaient ferme.
Si l’existence d’Alexis et de Daniel était ainsi bien remplie, celle de leurs parents, et particulièrement de Mme Hémon, se trouvait bien vide et bien triste depuis le départ de leurs quatre enfants.
« Si seulement j’avais pu garder Fred ! » soupirait Mme Hémon, qui, plus que jamais débile et dolente, demeurait renfermée dans sa chambre, clouée sur sa chaise longue.
Son mari s’efforçait de lui faire entendre raison.
Il fallait bien que Fred se décidât à choisir une carrière ! Et puisqu’il s’obstinait à ne rien faire au lycée, n’avait même pu affronter les épreuves du baccalauréat, puisqu’il ne témoignait d’aucune aptitude spéciale, sinon pour la pêche ou la chasse…
« Oui, je comprends bien… Cela ne pouvait pas durer ! concluait d’elle-même la pauvre maman.
— Non, cela ne pouvait pas durer. Il y avait à penser à l’avenir de cet enfant. Au surplus, n’est-ce pas lui-même qui a voulu être soldat, qui a déclaré que c’était là sa seule vocation ?
— Oui, c’est vrai ! »
N’importe ! Bien pénible et bien dure était cette absence, et Mme Hémon ne pouvait s’empêcher de songer au temps où ses quatre fils étaient près d’elle et remplissaient la maison de leurs ébats, de leurs cris, de leurs rires, de leurs querelles même, de tout leur tapage. Quel changement à présent ! Quel silence ! Quelle solitude ! Sans cesse et involontairement sa pensée se reportait à ce temps peu lointain ; sans cesse elle se prenait à se répéter :
« Si seulement j’en avais un ! »
Son unique distraction consistait à guetter l’heure du courrier, la distribution des lettres, qui se faisait alors à Chanteraine deux fois par jour, le matin vers huit heures, et le soir à six heures ; sa grande joie, de recevoir des nouvelles de l’un ou de l’autre de ses enfants.
« Y aura-t-il quelque chose aujourd’hui ? Lequel a bien pu m’écrire ? C’est au tour de Fred, — ou d’Octave, ou d’Alex, ou de Daniel ; — c’est lui qui depuis le plus longtemps, ne m’a pas donné de ses nouvelles. »
Telles étaient les questions qu’elle se posait chaque matin, les réflexions qu’elle ne cessait de ruminer.
Les lettres de Fred, aussi tendres, certes, et aussi affectueuses que celles de ses frères, s’en distinguaient néanmoins par cette particularité, qu’elles se terminaient immanquablement par une demande d’argent plus ou moins explicite. Tandis qu’Octave se montrait très réservé sur ce chapitre, qu’Alexis, suffisant de lui-même amplement à ses dépenses, ne demandait jamais rien, et que Daniel se contentait de la pension qui lui était allouée, sans jamais en outrepasser le chiffre, maître Fred, lui, avait toujours le gousset vide et ne se lassait pas de faire appel à la bonté et la générosité de cette chère petite mère. Il savait si bien l’enjôler !
Mais les lettres que Mme Hémon décachetait avec le plus d’impatience, les plus fébriles battements de cœur, c’étaient celles qui lui venaient d’Afrique, celles de « son grand ». D’autant plus à présent que le régiment d’Octave avait quitté sa caserne de Sidi-bel-Abbès, — où, par suite d’une permutation, le sergent Hémon avait rejoint son compatriote, le commandant Parisot, — et se trouvait depuis six semaines en expédition dans le Sud-Oranais.
Une révolte avait éclaté chez les indigènes, une insurrection qui avait débuté par le massacre de plusieurs fermiers français, de leurs familles et de leurs domestiques, et s’était rapidement propagée. Un prêtre musulman, un marabout qui prétendait descendre de la famille du Prophète, et, à ce double titre, exerçait sur tous ses coreligionnaires une très puissante influence, avait prêché la guerre sainte, la mise à mort de tous les roumis[2], et ces fanatiques exhortations n’avaient été que trop écoutées. D’Oran, de Mostaganem, de Mascara, de Sidi-bel-Abbès, d’Alger même, des troupes étaient parties pour châtier ces rebelles et les contraindre à faire leur soumission. Les journaux étaient remplis de détails relatifs à cette lutte, qui semblait devoir se prolonger plusieurs mois, et Dieu sait quelles étaient les anxiétés de M. Hémon, dans quelles transes surtout et quels tourments vivait la chère maman !
Ce qui mettait le comble à leurs angoisses, c’était le caractère aventureux, hardi et intrépide de leur fils aîné, c’était de savoir combien grande et ardente était son impatience de devenir sous-lieutenant. Maintes fois, notamment dans une de ses dernières lettres, il leur avait exprimé ce véhément désir.
« Je ne reviendrai plus à Chanteraine avant d’avoir l’épaulette, leur écrivait-il. J’en ai fait le serment. Et comme je tiens à vous aller embrasser le plus tôt possible, il faut que le plus tôt possible j’atteigne mon but. Ah ! quelle joie pour toi, mon cher père, et comme je le sens bien ! quelle joie de me voir sous l’uniforme d’officier ! Il me semble que j’aurai alors ainsi à peu près réparé ma faute envers toi, la grande faute que j’ai commise de ne pas mieux travailler au lycée, de n’avoir pas mieux profité des sacrifices que tu t’imposais. J’aurai alors à peu près exaucé ton vœu, réalisé ce que tu espérais pour moi : si je ne suis pas entré à l’École de Saint-Cyr, comme tu le souhaitais et comme je regrette tant de ne l’avoir pas fait, j’aurai du moins obtenu un résultat presque équivalent. Sous-lieutenant cette année ou l’an prochain, lieutenant avant trente ans, capitaine entre trente et trente-cinq, j’aurai ainsi récupéré le temps perdu, achevé en quelque sorte ma réhabilitation, et tu me pardonneras ma légèreté, ma paresse, mon incurie, ma désobéissance d’autrefois, toute la peine que je t’ai jadis causée. »
Il y avait peu de mois cependant qu’Octave avait troqué ses baguettes de fourrier contre les doubles galons de sergent-major. Cet avancement, il le devait à un glorieux fait d’armes accompli à quelques lieues de Sidi-bel-Abbès, près de la frontière marocaine.
Chargé d’escorter un convoi de vivres, Octave, qui commandait un détachement de quinze hommes, avait été soudainement attaqué par une centaine d’Arabes. Pendant que les coups de fusil éclataient de toutes parts, il avait, sans s’effrayer ni se déconcerter, donné l’ordre de ranger les chariots en carré, et il s’était réfugié, lui et ses hommes, au centre de ce carré, d’où ils ripostaient tous de leur mieux à la fusillade des Arabes.
Le siège se prolongea durant plus d’une heure ; la baïonnette avait succédé aux coups de fusil, et près des deux tiers des indigènes, soit une soixantaine, et aussi plus de la moitié des zouaves, se trouvaient hors de combat, quand le bataillon auquel appartenait ce détachement et qui avait entendu le bruit de la fusillade apparut et mit fin à cette inégale et sanglante lutte.
L’héroïque sergent fut porté à l’ordre du jour et reçut peu après ses doubles galons.
Maintenant il lui fallait l’épaulette, la belle épaulette d’or, et c’était vers ce but que tendaient tous ses efforts, que se dirigeaient et se concentraient toutes ses pensées.
« Comme mon père sera heureux ! Comme il sera fier de moi ! »
Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre XVIII (pp. 215-227).
- Fricoteur, subst. masc. Argot militaire : soldat maraudeur se livrant au pillage (pour faire bombance).
CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Fricoteur. ↩ - Roumi, subst. masc. De l’arabe rūmī (européen, chrétien), terme désignant un Européen et signifiant littéralement « Romain ». En argot militaire : un soldat nouvellement débarqué dans l’armée d’Afrique.
Wiktionnaire, à l’article Roumi et CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Roumi. ↩