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Mot-clé : « Versailles »

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XX. Une brouille. — Graves soucis

Frédéric, son service militaire achevé, était entré, selon ses vœux, dans la maison de soieries où son frère Alexis avait fait son apprentissage, chez MM. Astorg frères, boulevard Sébastopol ; mais trois semaines ne s’étaient pas écoulées, qu’un des patrons venait trouver Alexis pour lui exposer de quelle singulière façon maître Fred s’acquittait de sa tâche.

Il arrivait au magasin quand bon lui semblait, et ne tenait nul compte des observations qu’on lui adressait. Très doux, toujours très poli, parfaitement bien élevé, il ne se rebiffait jamais, ne répliquait jamais rien, mais n’en faisait jamais non plus qu’à sa tête. L’envoyait-on en course sur les deux ou trois heures de l’après-midi, on ne le voyait plus reparaître que le lendemain matin. Il en prenait tout à fait à son aise, ne se gênait en rien ni pour quoi que ce soit. Ne s’était-il pas avisé, la semaine précédente, d’acheter un chien, un petit caniche tout blanc, et de l’amener avec lui au magasin, où il l’avait installé sous un des comptoirs ? A plusieurs reprises, malgré les défenses formelles et réitérées qui lui avaient été adressées, on l’avait surpris fumant sa cigarette derrière quelque pile de coupons ou la tête plongée dans un casier.

« Voyons, monsieur Hémon, à quoi pensez-vous ? Si chacun de nous vous imitait, ce serait pire ici qu’une tabagie ! Sans compter que vous risquez de nous incendier ! »

Fred s’empressait de jeter sa cigarette, mettait consciencieusement le pied dessus, et recommençait le lendemain, sinon le soir même.

Alexis promit de transmettre ces observations à son frère et de le chapitrer d’importance. C’est ce qu’il fit, et Fred, tout en reconnaissant l’exactitude des faits, et en assurant qu’il tiendrait compte de l’avertissement, ne put s’empêcher de traiter ces griefs de vétilles et de bêtises.

« Mais du tout, du tout ! protesta Alexis. Ce ne sont pas là des enfantillages. Partout, chez tous les négociants, tu retrouveras les mêmes règles, les mêmes prescriptions et inhibitions. Est-ce qu’au régiment tu n’avais pas une discipline à observer ?

— Mais je n’y suis plus, au régiment ! Et c’est justement pour cela que je voudrais user de plus de liberté, déclara Fred.

— Mais, mon ami, personne n’est ici-bas son maître absolu, repartit très judicieusement Alexis. Partout, encore une fois, il y a des règles, il y a des lois, on rencontre des obligations auxquelles il faut se soumettre.

— Eh bien, nous nous y soumettrons ! »

Mais on ne tient guère des résolutions aussi peu sérieusement prises, considérées comme ayant trait à des gamineries et des niaiseries, et, peu de jours après, Frédéric fut contraint de quitter la maison Astorg.

Il avait, d’ailleurs, trouvé à se caser chez un commissionnaire en cuirs et peaux du boulevard Saint-Marcel, et Alexis n’eut pas l’ennui et le chagrin de le voir demeurer inoccupé.

Mais, au bout de la semaine, Fred commença à insinuer que l’odeur des cuirs l’incommodait ; puis, dans le courant de la semaine suivante, que cette odeur le rendait vraiment malade, qu’il lui était de toute impossibilité de la supporter.

« Et alors que vas-tu faire ? lui demanda Alexis.

— J’ai toujours eu du goût pour la botanique, tu le sais.

— Non, je ne le sais pas, mais enfin…

— Mais si, tu le sais bien ! Tu te souviens de mes herborisations à Massonge avec Jean le Sauvage ?

— Tes herborisations ? Tu appelles cela des herborisations ? Vos promenades, vos flâneries, vos parties de chasse, oui ! riposta Alexis.

— Je te demande pardon. Avec Jean le Sauvage, j’ai appris à connaître beaucoup de plantes, les champignons particulièrement… C’était à l’époque où je me préparais à l’École forestière.

— Eh bien ?

— J’étais aussi très fort en chimie au lycée.

— Ah ?

— Tu ne l’as pas oublié non plus voyons ! La physique, la chimie, la botanique, c’était vers ces sciences que je me sentais entraîné.

— Bah ?

— Parfaitement ! Tu as beau te moquer… Eh bien, je suis certain d’avoir trouvé ma voie, découvert mon affaire ! Oui, cette fois, je suis sûr d’avoir mis la main sur le lot qui me convient !

— Et, ce lot, quel est-il ? Quelle est cette affaire ? demanda Alexis, que les circonstances précédentes avaient, comme de raison, rendue sceptique.

— La pharmacie. Je suis convaincu que, de ce côté, je réussirai. L’état de pharmacien m’a toujours plu, toujours attiré ; je serai à même d’y uti­liser mes connaissances en chimie et en botanique, de les développer, de les compléter. Aussi, cette fois, c’est pour ne plus changer, je t’en donne l’assurance !

— Pourquoi n’avoir pas dit cela plutôt ? observa très sensément Alexis. Personne m’aurait entravé cette vocation.

— Je croyais que papa et toi vous désiriez me voir dans le commerce, dans la maison Astorg ?

— Nullement ! C’est toi-même qui as voulu y entrer, toi seul qui as fixé ton choix. Tu n’avais pas de cesse de quitter le régiment…

— Oui, parce que je pensais aller au-devant de vos vœux, répondit Frédéric ; mais, moi, si l’on m’avait consulté…

— Mais tu n’avais qu’à parler ! Tu as bien su dire autrefois que tu voulais absolument être militaire, absolument faire ta carrière dans l’armée. On ne t’a pas engagé de force, n’est-ce pas ?

— Non, c’est vrai, » daigna avouer Frédéric.

Alexis connaissait un pharmacien établi à Versailles, M. Mathelier ; il alla le voir, lui exposa les désirs de son jeune frère, et M. Mathelier consentit volontiers à prendre celui-ci comme élève.

Quinze jours plus tard, pas davantage, Alexis recevait une lettre de ce pharmacien l’informant que Frédéric l’avait quitté, quitté brusquement, et pour entrer dans une autre pharmacie de la même ville, la pharmacie Asselin, qui lui faisait une concurrence aussi peu scrupuleuse qu’acharnée.

Alexis courut trouver Fred et lui reprocha sévèrement l’incorrection de sa conduite.

« Tu ne peux donc pas rester où tu es ? Il faut donc toujours et sans cesse que tu changes de place ?

— Si c’est pour être mieux ?

— Naturellement ! Tout ce qu’on n’a pas nous semble meilleur : c’est de règle… Et aller te caser précisément chez le concurrent et l’ennemi de M. Mathelier ! Cela, c’est le comble !

— Mais…

— Quels motifs avais-tu pour abandonner M. Mathelier ?

— Je n’avais pas chez lui un instant de liberté. Jour et nuit j’étais tenu, à l’attache, comme un chien à sa niche… Non, non ! J’en avais assez !

— Mais tu savais bien d’avance que tu serais tenu ainsi ; M. Mathelier t’en avait prévenu ; il en est de même dans toutes les pharmacies.

— Non ! Chez M. Asselin, j’ai trois heures de libre chaque jour, trois heures pour étudier…

— Tu en avais davantage chez M. Mathelier, mais à la condition d’étudier sur place, de ne pas sortir… Tandis que tes trois heures, chez M. As­selin, tu peux les employer à ta guise, n’est-ce pas, aller flâner n’importe où ? Voilà la différence, voilà ce qui a déterminé ta résolution. Tu as mal agi. C’est une sorte de trahison que tu as commise envers un homme dont tu n’avais jamais eu à te plaindre, qui ne t’avait fait que du bien. Si seulement, avant de mettre ton projet à exécution, tu m’en avais avisé ! Mais tu as préféré agir par coup de tête, et, à présent, le mal est irréparable.

— Mais enfin je ne suis pas obligé de te rendre compte de toutes mes actions !

— Ici, dans le cas présent, tu avais le devoir de me consulter. C’est par moi que tu es entré chez M. Mathelier, que je connais personnellement, avec qui je suis en bons termes…

— Rien ne t’empêche d’y rester. Tu peux avoir tes relations, et moi les miennes. »

Bref, la discussion s’envenima, Fred déclarant avec insistance à son aîné qu’il entendait ne pas vivre éternellement en tutelle, qu’il n’était plus un gamin, un mioche qu’on mène avec des lisières ; et, renfrogné, vexé, irrité, — irrité surtout de ce qu’il se sentait dans son tort, — il tourna le dos à Alexis, et cessa désormais de l’aller voir et de lui donner signe de vie.

Que faire ? Alexis se rendait bien compte et ne comprenait que trop, hélas ! que son frère Fred avait besoin d’être surveillé et dirigé ; mais il ne pouvait s’imposer à lui, le contraindre à subir cette surveillance et à obéir à cette direction. Fred était un homme, il avait vingt-trois ans, et, ainsi qu’il le répétait à satiété, il ne voulait plus de contrôle, plus de tutelle.

Si encore Alexis avait eu la ressource de trouver, en cette occurrence, un appui auprès de son père ! Mais non. Fred était resté l’enfant gâté, à qui l’on donne toujours raison, raison malgré tout et contre tous. La mort de la pauvre Mme Hémon n’avait rien changé à cet état de choses. Par une singulière contradiction, qui n’était peut-être qu’un témoignage de respect pour la défunte, un pieux souvenir à sa mémoire, M. Hémon, qui jadis avait si souvent blâmé sa femme de la faiblesse dont elle faisait preuve à l’égard du dernier des quatre frères, était devenu, depuis qu’elle n’était plus là, plus faible envers ce Benjamin qu’elle ne l’avait jamais été.

Ce qui nuisait par-dessus tout à Frédéric, ce qui l’encourageait en quelque sorte dans son insouciance et sa paresse, c’était la certitude qu’il avait de toujours être soutenu par son père, et de toujours parvenir, sous un prétexte ou sous un autre, à lui tirer de l’argent. Alexis le savait à n’en pouvoir douter ; mais comment empêcher M. Hémon de se laisser ainsi duper, comment surtout se risquer dans ce rôle sans être taxé d’envie et de jalousie ?

Si Frédéric avait quitté MM. Astorg, c’est qu’il ne se plaisait pas chez eux : ce n’était pas là un crime irrésistible, concluait M. Hémon. S’il avait abandonné le commerce des cuirs, c’est que l’odeur des peaux et du tan lui était intolérable et nuisait à sa santé : quoi d’étonnant à cela ?

« Alors tu préférerais voir ton frère malade ? »

La pharmacie ?

« Mais puisqu’il a plus de loisir chez M. Asselin, plus de temps pour étudier ! »

Invariablement M. Hémon — tout comme aurait fait Mme Hémon, comme elle faisait naguère, la bonne et chère maman ! — prenait la défense de Frédéric, si bien qu’Alexis n’osait plus rien dire et ne risquait plus mot.

Daniel, qui, lui, ne jugeait pas les choses de loin, comme son père, mais avait sous les yeux les incartades de ce malheureux Fred, les voyait se renouveler fatalement et coup sur coup, n’hésitait pas à se ranger du côté de son aîné, et, ainsi que lui, il augurait très mal de l’avenir de son frère cadet.

En ce moment, d’ailleurs, Alexis avait d’autres préoccupations non moins fâcheuses, plus graves peut-être, dues, non plus à celui qu’on surnommait jadis et qui continuait à mériter d’être appelé « le plus terrible » des fils Hémon, mais à Daniel précisément, et sans que ce dernier en eût soupçon.

Un soir qu’il revenait du Bon Marché, sa journée finie, Alexis, en arrivant chez lui, rencontra dans l’escalier son voisin Charoy, l’étudiant en médecine, depuis peu reçu docteur. Après la poignée de main habituelle et les saluts et préambules d’usage, le docteur mit la conversation sur le sujet de Daniel, son travail, sa santé, et demanda à Alexis s’il ne craignait pas que son frère se fatiguât trop…

« Nullement ? Pourquoi ?

— Il n’a pas bonne mine. Il est pâlot, a les joues creuses, les narines pincées…

— C’est vrai, mais jamais je ne l’entends se plaindre, jamais il ne m’a dit qu’il se sentait souffrant. Tout maigre et fluet qu’il est, il se porte à merveille.

— Écoutez, mon cher ami, je ne cherche pas à vous mettre martel en tête, je n’ai nullement l’intention de vous alarmer ; cependant je tiens à vous faire part de diverses remarques… Il y a quelque temps que j’y pense, mais il s’agissait pour cela de vous trouver seul… Daniel aurait besoin d’un autre régime, d’un changement d’air surtout : Paris ne lui vaut rien…

— Que me dites-vous là ?

— Je vous dis ce qui est, ce que le docteur Morel, qui était à table avec nous l’autre soir, diagnostique comme moi : c’est même lui qui m’a poussé à vous prévenir. Daniel n’a pas l’appétit qu’il devrait avoir… Non, il ne se porte pas à merveille, comme vous le croyez, et certains ménagements, certains soins lui seraient nécessaires…

— Quels soins ?

— D’abord un autre air que celui que nous respirons ici, et même un climat plus chaud. L’Algérie, tenez, lui conviendrait bien.

— Mais sous quel prétexte l’envoyer en Algérie ? Quels motifs lui alléguer sans provoquer son étonnement et ses soupçons ? Y a-t-il donc une extrême urgence ?

— Non, mais… il vaut toujours mieux prendre ses précautions longtemps d’avance. Il est plus facile, vous le savez comme moi, de prévenir les maladies que de les guérir.

— Et cette maladie ?…

— Il y a chez Daniel des symptômes de tuberculose pulmonaire.

— La phtisie… » murmura Alexis en songeant à sa pauvre mère.

C’était ce mal dont Mme Hémon avait souffert durant tant d’années et qui avait fini par l’emporter. Et, en même temps qu’Alexis revoyait les grands yeux de la chère maman, ses grands yeux caves cernés de bistre, son long visage émacié et tiré, la blancheur de cire de son teint, il rapprochait mentalement ce visage de celui de Daniel, constatait ces mêmes particularités, cette singulière et inquiétante ressemblance.

« Cependant, bégaya-t-il, je n’ai jamais rien surpris… Non, je ne me rappelle pas… Je n’ai jamais remarqué…

— Vous êtes accoutumé à voir votre frère tous les jours, reprit le docteur Charoy, et comme les changements qui surviennent en lui ne sont pas brusques, comme ils se produisent lentement, insensiblement, ils vous échappent, c’est tout naturel. En outre, Daniel tousse par moments…

— Il a eu effectivement un peu de rhume cet hiver.

— Mais ce rhume persiste, cette toux est tenace, une toux sèche, saccadée

— Je ne l’entends jamais tousser la nuit.

— Il est possible qu’il ne tousse pas durant la nuit, je n’en sais rien, et je ne prétends pas, tant s’en faut, encore une fois, cher ami, qu’il y ait péril en la demeure. C’est, au contraire, et précisément pour que ce péril ne surgisse pas, que je vous conseille d’aviser ; et c’est mon affection pour vous, l’intérêt que je vous porte, à vous et à votre frère, qui m’ont engagé, — où plutôt qui nous engagent, le docteur Morel et moi, car c’est à son instigation, je vous le répète, que j’ai abordé ce chapitre, et nous avons tous les deux sur ce point la même manière de voir, absolument, — qui nous engagent à vous donner ce conseil. A défaut de l’Algérie ou du Midi, envoyez votre frère chez vous, en Lorraine…

— Et ses cours ? Il ne pourrait les suivre chez nous… Il projetait l’an passé, quand il a eu sa mention au Salon, d’aller faire un voyage d’étude en Italie…

— Eh bien, voilà le cas ! Qu’il y aille, en Italie ; qu’il y séjourne, et longuement, dans le sud de préférence, à Naples ou à Palerme, un séjour de huit ou dix mois, davantage même.

— Je vais écrire tout de suite à mon père à ce sujet, dit Alexis.

— Faites en sorte de décider Daniel à partir avant la fin de l’automne : le plus tôt sera le mieux.

— Oh ! ce ne sera pas difficile ! Il ne rêve que Venise, Rome, Florence…

— Cet exil lui sera des plus salutaires, je vous en réponds ! » conclut le docteur Charoy en serrant la main de son interlocuteur et en reprenant sa route.


Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre XX (pp. 237-249).