Ainsi que l’avait annoncé Daniel Hémon, Jean le Sauvage alias Jean le Malabre était, à cette époque, un des types les plus connus de Chanteraine, et il jouissait dans toute la ville et aux alentours d’une popularité sans égale. Si le propriétaire de la Parisienne n’avait pas déserté durant tant d’années son pays d’origine, s’il n’avait pas été aussi absorbé par ses affaires commerciales et avait vécu moins retiré, il n’aurait certainement pu ignorer ce renom et cette gloire.
Jean le Sauvage, Jean le Malabre, s’appelait, en réalité et selon la déclaration de l’état civil, Jean-Isidore Varnerot. Il était né à quelques lieues de Chanteraine, de l’autre côté précisément de la forêt de Massonge, dans le village d’Hargeville, et il n’avait jamais quitté ce coin de terre. Sans un neveu, son seul parent, un fils de son défunt frère, on eût très probablement oublié tout à fait son nom de famille pour ne plus se rappeler que les deux sobriquets par lesquels on le désignait couramment dans toute la contrée. De ces deux sobriquets, l’un, Jean le Malabre, était bien moins répandu que l’autre, quoique ce mot malabre soit un des termes les plus usités du patois meusien. Malabre a le double sens de vaurien, mauvaise graine (mala arbor) et de farceur, de gai luron. Comme les mots démon, brigand, coquin, etc., il s’applique aussi bien à un méchant homme et à un malfaiteur qu’à un enfant espiègle ou à un joyeux drille : tout dépend de l’intonation.
Le neveu de Jean le Sauvage, Eusèbe Varnerot, travaillait comme simple ouvrier à l’usine à gaz de Chanteraine ; c’était un excellent garçon, qui avait épousé la fille d’un tisserand, une faiseuse de bobines, de caribaris[1]. L’oncle et le neveu entretenaient ensemble des relations cordiales et assez fréquentes, Jean le Sauvage, malgré sa « sauvagerie », ne manquant guère, chaque fois qu’il était de passage à Chanteraine, d’aller serrer la main de son jeune parent.
Sa popularité, Jean le Sauvage la devait moins peut-être à sa vie étrange, sa vie retirée et rustique, toute primitive et érémitique qu’à nombre d’aventures dont se défrayait et se délectait la chronique locale.
Non seulement notre solitaire avait élu domicile dans une sorte de caverne, au pied d’une roche de la forêt de Massonge, où il gitait en compagnie de toutes sortes de quadrupèdes et de bipèdes apprivoisés : renards, hérissons, écureuils, pies, corbeaux, geais, sansonnets, etc., une vraie ménagerie et une véritable volière ; mais il tirait de la forêt même et des cours d’eau voisins, l’Ornain et le canal, tous ses moyens d’existence. Les marchands de poisson de Chanteraine, notamment la mère Dupont et le père Buvignières, n’avaient pas de plus sûr et de meilleur approvisionneur que Jean le Sauvage. Chacun, en toute saison, pouvait compter sur son exactitude, et il n’y avait qu’à parler avec lui : il vous fournissait, au jour dit, tout ce que vous désiriez, friture de loches et de goujons, truite, brochet, matelotte d’anguilles et buisson d’écrevisses. De même pour le gibier : sans permis de chasse et en dépit de tous les gardes champêtres ou forestiers, Jean le Sauvage avait toujours — ou presque — à la disposition de ses clients quelque beau lièvre, une couple de perdreaux, voire, dans la saison, une demi-douzaine de grives ou un joli chapelet d’alouettes.
Fidèlement escorté de son chien, — un chien qui avait souvent changé, mais invariablement appelé Ravageau, — on le voyait, avec sa haute taille maigre, sa barbe poivre et sel, touffue et hirsute, ses cheveux embroussaillés et d’un noir grisonnant, vêtu d’une sordide blouse bleue ou de quelque paletot en guenille, son inséparable carnassière au flanc, rôder de droite et de gauche, par monts et par vaux, quel que fût le temps, en dépit de la neige, du gel ou de la boue. Et, après avoir couru le long des berges ou à travers les taillis, pénétré dans les plus épais fourrés, pataugé dans les marais et les roseaux, il était bien rare que Jean le Sauvage réintégrât sa tanière sans quelque trouvaille et aubaine.
Pour parer aux disettes imprévues, il avait, selon les détails contés par Daniel à M. Hémon, creusé, dans un coin de l’enclos qui s’étendait devant sa grotte, une large fosse cimentée, aménagée en « parc à vipères ». Avait-il besoin d’argent, il piochait dans ce trou, cette « réserve », et en tirait le nombre de vipères suffisant pour obtenir, à la mairie voisine, celle du village de Fains, la somme, nécessairement minime, qu’il désirait.
Et il fallait l’entendre se plaindre de la modicité, de la chétiveté de cette allocation !
« Est-ce qu’on ne devrait pas encourager davantage la destruction de ces dangereuses bêtes ? » s’écriait-il, dès qu’on mettait l’entretien sur ce chapitre, et particulièrement chaque fois qu’il allait toucher une de ces primes. « Vingt-cinq centimes par tête ! N’est-ce pas dérisoire ? Songez à tout ce qu’on risque… C’est la mort que je brave toutes les fois que je vais à la chasse aux vipères ! Et que de services je rends ainsi au pays ! Aux promeneurs d’abord : il n’est pas un sentier qui ne soit infesté de ces terribles reptiles… A l’agriculture ensuite. Parfaitement ! Il n’y a pas de plus grand destructeur d’oiseaux que la vipère, et d’oiseaux qui se nourrissent de vers, précisément, d’oiseaux utiles… Ce que j’en attrape dans les nids ! Elles sont si friandes d’œufs ! C’est leur régal… Voyons, franchement, est-ce que l’État, l’administration, les communes, — appelez cela comme vous voudrez, — ne devraient pas mieux récompenser ceux qui, comme moi, exposent leur vie pour le bien général ? Cinq sous ! N’est-ce pas une honte ? Pourquoi donc ne pas faire comme en Allemagne ? Oui… Ah ! on sait apprécier les services des gens là-bas, on leur tient compte de leurs dérangements et de leur mal,… de leur courage aussi ! Trois mark, près de quatre francs, voilà ce que les Allemands payent les grosses vipères, et ils donnent cinquante pfennig, c’est-à-dire plus de soixante centimes, pour les toutes petites. A la bonne heure ! Ça vaut la peine au moins ! Voilà qui est raisonnable, voilà qui est équitable ! Comme c’est sagement et censément calculé ! Tandis que chez nous… Ah ! là là ! »
Il avait même parfois songé à spéculer sur cette énorme différence de primes, à exporter clandestinement en Allemagne des vipères capturées dans les forêts meusiennes ou sur les friches rocheuses de Chanteraine, et à aller encaisser là-bas la forte somme.
« Malheureusement, c’est trop loin ! Ah ! si j’étais plus près de la frontière ! »
Pendant longtemps Jean le Sauvage avait eu pour compagnon un petit chien basset à poil fauve, qui ressemblait tellement à un lièvre, que, plusieurs fois, des chasseurs de la contrée s’y étaient trompés et avaient tiré sur le pauvre animal. Leur adresse, par bonheur, laissait fortement à désirer : ce Ravageau, premier du nom, avait toujours réussi à échapper au trépas et n’était même pas éclopé. Son maître néanmoins jugea prudent de le protéger contre ces méprises, et l’habilla d’un petit manteau de drap noir, tant bien que mal confectionné par lui.
Or, un matin de septembre que Ravageau Ier avait oublié son pardessus, et galopait à son aise joyeusement à travers les hautes herbes d’un fossé longeant la forêt, un coup de feu retentit : Pan ! Et il tomba mort.
Un nemrod, plus habile sinon plus clairvoyant que ses prédécesseurs, avait causé ce meurtre.
En revanche, le chien de l’assassin n’avait pas fait confusion, lui, et il aboyait lugubrement, geignait désespérément, auprès du cadavre de son congénère et confrère.
« C’est vous qui avez tué mon chien ? demanda Jean le Sauvage en apparaissant soudainement. Il n’y a pas à nier…
— Je ne nie pas non plus.
— Eh bien, vous le paierez !
— Je ne m’y refuse pas. Combien pensez-vous que je vous doive ? »
Jean le Sauvage, que les scrupules ne gênaient pas outre mesure et qui avait toujours très haute opinion de son bien, réclama quinze cents francs.
« Vous voulez rire ! se récria le chasseur, gros bourgeois de Chanteraine, qui n’entendait pas se laisser écorcher ni qu’on se moquât de lui.
— Nullement ! C’était une bête merveilleuse, qui flairait le gibier comme personne, qui vous sentait venir à une lieue de distance, qui reconnaissait tout le monde, qui… Il ne lui manquait que la parole, à mon pauvre Ravageau !
— Je vous en offre vingt francs, de ce chien phénomène. C’est tout ce qu’il vaut ! »
Jean le Sauvage haussa les épaules.
« Je déposerai une plainte : nous plaiderons ! » déclara-t-il.
On plaida, et il paraît que Ravageau Ier valait davantage, en effet, car les jugés estimèrent à cent francs le préjudice causé par sa mort à son propriétaire.
« Avec cette somme, vous aurez de quoi le faire empailler, votre phénomène ! s’écriait rageusement l’infortuné chasseur, au sortir de l’audience. Un vrai prodige, certes ! Ressembler autant que cela à un lièvre ! Est-ce ma faute, voyons ?…
— Est-ce la sienne, à lui ? ripostait Jean le Sauvage. Y suis-je pour quelque chose ? S’il a plu à la nature de le faire comme cela ! »
A Ravageau Ier succéda Ravageau II. Celui-ci, afin d’éviter sans doute la déplorable confusion précédente, était haut sur pattes et portait robe blanche mouchetée de brun. C’était un superbe braque, dont le sort ne fut du reste pas meilleur que celui de son devancier, le petit basset, et qui mourut aussi de mort violente, dans de singulières conditions.
Ravageau II avait la fâcheuse habitude de s’attaquer à toutes les poules et tous les volatiles qu’il rencontrait, sauf, bien entendu, la basse-cour de son maître, et, une après-midi qu’il traversait, en compagnie de celui-ci, le village de Mussey, il se rua sur un malheureux coq qui ne lui disait rien et l’étrangla net.
Le paysan à qui appartenait ce coq, certain cultivateur du nom de Picardel, bien connu par sa ladrerie et son caractère difficile, de protester aussitôt contre cette sommaire exécution, et de réclamer une indemnité, — une indemnité de deux francs.
« Les voilà, vos quarante sous ! » dit sans marchander Jean le Sauvage.
Et, en même temps qu’il mettait la pièce dans la main du père Picardel, il s’apprêtait à enlever le corps du délit.
« Ah mais non ! repartit l’autre. C’est quarante sous plus mon coq, quarante sous pour le dommage que j’éprouve d’avoir une bête morte au lieu d’une vivante.
— Mais puisque je vous le paye, votre coq, c’est bien le moins qu’il soit à moi, que je l’emporte !
— Pas du tout !
— Comment ! vous avez l’argent, et…
— Je tiens à le manger, mon coq !
— Le mien, vous voulez dire !
— Le mien ! Et je le mangerai !
— Vous ne le mangerez pas !
— Si !
— Non !
— Nous verrons bien…
— Vous allez me le donner, mon coq ! »
La querelle s’anima au point qu’on faillit en venir aux mains ; le père Picardel n’eut que le temps de rentrer chez lui et de s’y barricader.
Le lendemain matin, il achevait de plumer le susdit coq et s’apprêtait à l’introduire dans la marmite, quand un de ses voisins arriva.
« Méfiez-vous, père Picardel ! Le maire fait tambouriner dans la commune qu’il y a des chiens enragés, que le chien de Jean le Sauvage, en particulier, a été reconnu atteint de… d’hydrophobie, qu’ils nomment ça…
— Pas possible !
— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Vous allez vous-même entendre le tambour de l’appariteur… Tenez !
— Oui, j’entends !
— Allons écouter l’annonce… Vous verrez ! »
Effectivement, le maire de Mussey informait ses administrés que plusieurs chiens de la commune étaient atteints d’hydrophobie, et que, dans le nombre, se trouvait le chien du nommé Jean le Sauvage, domicilié sur le territoire de Fains.
« Mais alors, mon coq… murmura le père Picardel.
— Eh bien, oui, votre coq ! C’est pour cela que je suis accouru vous avertir… pour vous empêcher de vous empoisonner !
— Oh ! pas de chance !
— Comment, pas de chance ? Puisque vous n’avez pas commencé à le manger ! C’est de la chance, au contraire, d’être prévenu à temps !
— Mais j’aurais voulu le manger ! Je me réjouissais… C’est-il désagréable, neume donc ? (n’est-ce pas donc ?) Quelle fatalité ! »
Néanmoins le père Picardel se garda bien de goûter à cette volaille infectée, et s’empressa, quoiqu’à contre-cœur et tout en maugréant et pestant, d’aller l’inhumer en un coin de son jardin.
« Tu ne le mangeras pas, ton coq ! Je te l’avais bien prédit ! » grommelait pendant ce temps Jean le Sauvage, qui, dans son dépit et sa fureur, pour faire pièce à son adversaire et avoir le dernier mot, n’avait rien imaginé de mieux que d’aller déclarer son chien enragé.
Sans retard on avait fait abattre l’animal, et, le lendemain, un médecin de Chanteraine, le docteur Michel, fut commis pour procéder à l’autopsie. Dans son rapport, ce praticien, qui avait volontiers le mot pour rire, formula cette drolatique conclusion :
« … En conséquence et tout considéré, j’estime que ce n’est pas le chien qui présente des symptômes de virus rabique, mais son maître et propriétaire, qui est en même temps son accusateur et calomniateur : c’est lui qu’il aurait fallu, je me garderai bien de dire occire, mais attacher de près et museler étroitement : si cette sage précaution eût été prise, ce brave animal — je parle du représentant de l’espèce canine — serait encore en vie. »
Peu de temps après, Jean le Sauvage attira de nouveau sur lui, et encore par une singulière aventure, l’attention de ses concitoyens.
C’était durant l’hiver ; une neige épaisse couvrait tous les coteaux qui dominent Chanteraine, et la présence de loups était signalée de différents côtés, sur la lisière de la forêt de Massonge notamment. Quelle aubaine pour Jean le Sauvage, s’il parvenait à jeter bas deux ou trois de ces maudits carnivores ! Il ne s’agissait plus ici de quelques centimes, comme pour les vipères ; les primes étaient sérieuses et d’importance : cent francs pour un loup, quarante francs pour un louveteau ; cela valait la peine.
Jean le Sauvage passait les trois quarts de ses nuits aux aguets, au-dessus de sa tanière, l’arme au bras.
Un soir, par un clair de lune superbe, il aperçut une ombre qui se glissait le long du talus de la route… Un loup s’avançait prudemment, descendait au petit trot vers le village.
Notre homme épaula son fusil, et, du premier coup, étendit raide mort l’astucieux carnassier.
C’était un loup maigre, efflanqué, mais de belle longueur et de taille imposante, admirablement endenté.
Le lendemain, dès le matin, Jean le Sauvage se rendait à la mairie de Fains, avec sa victime à califourchon sur son dos, tout heureux et ravi d’avoir à palper la forte somme.
Mais, là, une désagréable surprise l’attendait.
« Ce n’est pas un loup, cette bête-là, lui objecta d’emblée le secrétaire de la mairie, qui était en même temps l’instituteur du village, M. Philogène Morizot.
— Comment, pas un loup ?
— Jamais de la vie ! Jamais cette bête-là n’a été un loup ! C’est un chien, un chien sauvage.
— Vous me la baillez belle, par exemple ! Un chien sauvage !
— Rien de plus !
— Mais voyez donc ses oreilles ! Voyez donc cette gueule avec tous ses crocs !
— Je ne dis pas non ; mais qu’est-ce qui distingue un loup d’un chien ? La queue uniquement. C’est par la queue qu’on les reconnaît ; la queue du chien, qu’elle soit petite ou forte, a toujours tendance à se recourber, à se relever ; celle du loup, au contraire, toujours touffue, pend derrière le corps…
— Je sais tout cela aussi bien que vous !
— Alors ? Et vous m’apportez un animal qui n’a pas de queue !
— Mais il a pu la perdre dans une bataille avec ses camarades ! Il l’a peut-être laissée dans un piège ! Est-ce qu’on sait ! lança avec véhémence Jean le Sauvage. Ce qu’il y a de sûr et certain, c’est que c’est un loup !
— Tout au contraire, ce qu’il y a de sûr et certain, c’est que c’est un chien ! riposta avec non moins d’animation M. Morizot.
— Alors vous ne voulez pas me payer ? demanda nettement notre homme des bois.
— Je m’y refuse absolument !
— Eh bien, je vais aller trouver le maire !
— Allez-y ! »
Après minutieuse inspection de la bête, M. de Bonnet, le maire de Fains, réputé pour son caractère obligeant et conciliant, ne dissimula pas son extrême embarras. Sans doute l’animal était privé de sa queue ; mais, comme le faisait avec juste raison observer le réclamant, il pouvait avoir perdu cet appendice dans une bataille ou dans quelque traquenard. La gueule, les oreilles avaient bien l’air d’être celles d’un loup…
L’adjoint Beauclerc déclara, lui, avec assurance et péremptoirement, que c’était un chien, un chien de berger, qu’il n’y avait pas à s’y tromper…
« Oui, un chien qui s’est égaré depuis longtemps ! »
Des curieux arrivèrent, tout le village accourut examiner ce quadrupède hybride, qui semblait n’être ni un chien ni un loup ou plutôt être à la fois chien et loup.
Irrité de ne pouvoir toucher la prime sur laquelle il comptait, et qu’il prétendait obstinément avoir gagnée, Jean le Sauvage adressa une plainte à la Préfecture du département, et alla lui-même y porter, à l’appui de sa requête, la peau du monstre.
Là, nouveau débat ; nouvelles, longues et stériles discussions.
« Un savant, qui n’était peut-être qu’un farceur, émit même une opinion entièrement différente des autres et à laquelle personne jusqu’alors n’avait songé : il affirma qu’il se pourrait bien qu’on eût affaire à une hyène… une hyène échappée d’une ménagerie ambulante. »
La curiosité était de plus en plus éveillée ; de nombreux paris s’étaient ouverts, et l’amour-propre s’en mêlait :
« C’est un loup, vous dis-je !
— Pas du tout ! Ce n’est qu’un chien !
— Jamais un chien n’a eu des crocs de cette taille, des crocs aussi formidables !
— Jamais un loup n’a possédé une aussi chétive queue.
— Mais puisqu’on vous dit qu’elle a été coupée !
— Qu’en savez-vous ? Prouvez-le ! »
M. Jacquemart, l’unique vétérinaire de Chanteraine, à qui tous les discuteurs et parieurs s’adressaient, et qui ne savait quel jugement rendre, proposa d’expédier « dans la capitale » le sujet du litige et de demander « à ces messieurs du Muséum », ainsi qu’ « à ces messieurs de l’Institut », leur avis touchant ce chien-loup ou ce loup-chien.
« Nous en aurons le cœur net ! » s’écriait-il.
« Et ma prime ? Mes cent francs ? Avec tout cela, je ne touche rien, moi ! » ne cessait pendant ce temps de se lamenter ou de rugir Jean le Sauvage.
Ces « messieurs du Muséum », d’accord avec « ces messieurs de l’Institut », donnèrent raison au maître d’école et secrétaire Morizot ainsi qu’à l’adjoint Beauclerc : le quadrupède en question était un chien, depuis longtemps « dédomestiqué », il est vrai, et redevenu sauvage.
L’infortuné Jean en fut pour ses réclamations, ses démarches et toute sa peine ; il n’agrippa même pas une minuscule indemnité pour les innombrables déplacements que cette affaire lui avait imposés. Il était furieux, et jamais il ne pardonna à M. Philogène Morizot d’avoir été le promoteur de cet échec. Chaque fois qu’il le rencontrait, il ne manquait pas de lui jeter à la face cette apostrophe vengeresse, dédaigneuse de la sentence des savants professeurs et académiciens :
« Cela n’empêche pas que c’était un loup ! Oui, un loup, monsieur Morizot, et vous m’avez indignement filouté. »
Tel était l’étrange personnage dont Frédéric Hémon avait fait connaissance et chez qui il s’était réfugié après son escapade. Mais il s’était bien gardé de lui avouer sa fugue ; il lui avait simplement demandé la permission d’aller à la pêche avec lui, et, le soir venu, l’avait quitté, soi-disant pour rentrer à Chanteraine, chez ses parents, en réalité pour gagner la maisonnette que ceux-ci possédaient tout près de là, à l’orée du bois de Massonge. Il avait passé la nuit sous ce toit rustique, et était retourné le lendemain auprès de son voisin l’ermite, l’illustre pêcheur, chasseur et maraudeur.
Tous deux arrangeaient leurs lignes et s’apprêtaient à descendre la côte au pied de laquelle coule l’Ornain, — ils avaient projeté d’aller explorer la rivière du côté de la ferme de Rembercourt, — quand soudain un roulement de voiture se fit entendre sur la route, et Ravageau IVe ou Ve du nom donna de la voix.
Ce roulement de voiture, Frédéric, qui, d’ailleurs, n’avait pas la conscience tranquille, le reconnut tout de suite : c’était le panier d’osier de Mme Hémon, traîné par la jument Grisotte.
Où se cacher ? Où fuir ?
Pendant que Ravageau, aboyant de toutes ses forces, s’élançait vers la porte à claire-voie qui livrait accès dans l’enclos, Frédéric franchit la haie d’un seul bond.
Il tomba dans le fossé qui bordait la route, se releva, et il allait se mettre à courir, quand il se sentit vigoureusement empoigné au collet :
« Ah ! vaurien ! drôle ! Marche !… Monte ! »
Et, en même temps, M. Hémon le poussait dans la voiture et le faisait asseoir entre lui et Daniel.
Un mouvement de guides indiqua à la Grisotte qu’il fallait virer et rebrousser chemin, un coup de fouet lui enveloppa les flancs, et, quelques minutes plus tard, on rentrait en ville par la spacieuse et paisible rue de la Banque, Frédéric tête basse et tout piteux, M. Hémon soucieux, sombre, accablé :
« Que deviendra-t-il plus tard, ce mauvais sujet ? Que ferai-je de lui ? Comment le corriger ? Comment mater cette nature ?… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! »
Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre VIII (pp. 79-103).
- Caribari, subst. masc. Navette volante (ou anglaise) actionnée par un dispositif mécanique, elle permet, dès la fin du xviiie siècle, la production de tissus de grande largeur. Elle prend le nom de « Caribari » chez les ouvriers tisserands de Normandie, par analogie avec le bruit fait par le va-et-vient de la navette, semblable au charivari d’une foule.
Encyclopédie Universalis, à l’article Navette volante.
Wiktionnaire, à l’article Charivari.
Édouard Le Héricher, Histoire et glossaire du normand de l’anglais et de la langue française, tome II, p. 10, à Caribari. ↩