roi de la goguette
(1796-1831)
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Le chansonnier Émile Debraux, si populaire de son vivant, et dont la gloire menaçait d’éclipser celle de Béranger[003.1], présente cette très curieuse et très rare particularité que plusieurs de ses œuvres subsistent encore, que nombre de ses refrains sont encore sur toutes les lèvres, tandis que son nom, en dehors des écrivains spéciaux et de quelques fervents, est autant dire oublié. D’ordinaire, dans l’histoire des lettres, c’est l’inverse qui se produit : le nom continue à surnager, lorsque, depuis longtemps, les écrits ont sombré dans l’oubli. Ainsi, tous nous connaissons les noms de Chapelain, de Vaugelas, Fontanes, Ballanche, Salvandy, d’Arlincourt, Mlle de Scudéry, Mme de Genlis, — je cite au hasard, — et je ne crois pas m’aventurer beaucoup en affirmant que peu de personnes gardent souvenance des œuvres de ces auteurs, et en ont même jamais lu une page.
Ici, c’est l’opposé. Nous avons tous ouï parler de Fanfan la Tulipe. Il nous est arrivé à tous de rencontrer dans un journal ou un livre cette chauvine exclamation :
Ah ! qu’on est fier d’être Français
Quand on regarde la Colonne !
Tous nous avons entendu fredonner le refrain populaire :
Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ?
Et, le plus souvent, nous ignorons de qui viennent ce refrain guerrier, ces couplets sur la colonne Vendôme, cette joyeuse et batailleuse odyssée de Fanfan la Tulipe.
Ils ont pour auteur Émile Debraux, qui, en véritable fils de la Lorraine, a toujours eu le culte de la patrie et le culte de notre armée.
On ne s’est même pas contenté parfois d’ignorer le nom du poète, on a attribué ses vers à d’autres adeptes ou grands prêtres de la chanson, à Béranger, par exemple. Les frères Lionnet content, à ce propos, dans leurs Souvenirs, l’anecdote suivante, où nous voyons l’impératrice Eugénie rectifier une erreur commise par son époux. — Que ne lui a-t-elle toujours aussi équitablement ménagé les remontrances et avis !
« … Vous savez sans doute, continua l’empereur en s’adressant à Hippolyte, une autre chanson de Béranger : T’en souviens-tu ? qui est, après les Souvenirs du peuple, celle que je préfère ?
Nous nous regardions, mon frère et moi, assez gênés, n’osant pas relever l’erreur du souverain, qui se trompait d’auteur, lorsque, à ma grande surprise, l’impératrice, prenant la parole, dit d’un ton gracieux et charmant à Napoléon III :
Pardon, Sire, mais Votre Majesté confond… La chanson T’en souviens-tu ? n’est pas de Béranger, mais bien d’Émile Debraux.
— Vous en êtes sûre, madame ?
— Oh ! absolument, Sire. Du reste, demandez plutôt à MM. Lionnet si je n’ai pas raison.
Et, comme nous paraissions étonnés :
— Mon érudition vous surprend, messieurs, nous dit l’impératrice en souriant. Sachez donc que, Mme de Metternich et moi, nous aimons beaucoup les chansons populaires, et parfois nous feuilletons ensemble la Clé du Caveau, les œuvres de Béranger, de Désaugiers, de Pierre Dupont, de Nadaud, et c’est à nos recherches que je dois d’avoir pu rendre à César ce qui lui appartient[008.1] »
Il est juste d’ajouter encore une fois que, malgré ces confusions et cet oubli, Émile Debraux n’a cessé de conserver des fidèles et des admirateurs. Le chansonnier Eugène Baillet (1831-1906), de son vivant président de la Lice chansonnière, et secrétaire de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, si compétent en tout ce qui touche à l’histoire de la chanson, était de ceux-là : « J’ai toujours aimé et admiré le talent de Debraux, ce chansonnier qui avait la note populaire comme pas un autre », m’écrivait-il en 1903. M. Arthur Pougin, dont les nombreuses et savantes études sur l’art théâtral et musical sont universellement appréciées, m’a, en divers points, secouru de ses conseils et de ses lumières. M. Pol Chevalier, arrière-petit-fils d’une cousine germaine d’Émile Debraux, et actuellement (1909) maire de Bar-le-Duc, m’a fourni aussi d’utiles renseignements biographiques sur le chansonnier meusien. Il en est de même de M. Jules Guinoiseau, un passionné de Debraux, un infatigable fureteur, qui, depuis longtemps, est à la piste de tout ce qui concerne « le roi de la goguette »[010.1]. D’autres encore, comme M. le directeur des Postes Félix Silvestre, m’ont patiemment et fructueusement secondé dans mes recherches. Je les remercie tous ici de l’aide qu’ils ont bien voulu me prêter.
⁂
Paul-Émile de Braux (en deux mots) est né à Ancerville (Meuse) le 13 fructidor an IV de la République, c’est-à-dire le 30 août 1796, du citoyen Paul de Braux, huissier du juge de paix du canton d’Ancerville, âgé de trente-deux ans, et de la citoyenne Catherine-Françoise Dorévale (ou Dorivale), son épouse en légitime mariage, âgée de trente et un ans[011.1]. C’est à tort que le Grand Dictionnaire de Larousse le fait naître le 30 mars 1796 ; c’est à tort également qu’il ajoute, après la Biographie universelle de Rabbe, que Debraux appartenait à une famille protestante : cette famille était et est encore de religion catholique.
Ce nom de de Braux ou Debraux n’est pas très rare dans la Meuse. « Il y avait, avant la Révolution, à Ancerville, un fief de Braux appartenant aux chevaliers de l’ordre de Malte. Plusieurs cantons de forêts, voisins d’Ancerville, portent le nom de Buisson de Braux, et, très probablement, ces Debraux avaient reçu et gardé, comme il arrivait souvent autrefois, le nom du fief, — de la ferme féodale, — où leurs ascendants travaillaient comme manants[013.1]. »
Il est à remarquer que, dans l’acte de naissance, les deux témoins, Paul de Braux, cultivateur, âgé de soixante-dix ans (le grand-père de l’enfant), et Charles Guyot, aussi cultivateur, âgé de trente-sept ans, se déclarent tous deux domiciliés en la commune de Sommelonne, voisine d’Ancerville. C’est à Sommelonne, en effet, où son père naquit le 15 janvier 1764, et où demeuraient la plupart de ses parents, qu’Émile Debraux[014.1] a été élevé, qu’il a grandi et où il a laissé les plus persistants souvenirs. On y montre encore la maison qu’il habitait, lorsque, plus tard, devenu Parisien, il venait demander au pays natal un peu de repos, d’air pur et de santé ; on voit encore la chambre où il couchait, et dont la cheminée porte sur son manteau la date de 1727. Derrière cette pièce s’ouvre un jardin, un meix, où, il y a quelques années encore, s’élevait un vieux poirier, sur lequel les enfants du village avaient coutume de piquer, avec des épingles, les papillons et les insectes attrapés par eux et destinés au chansonnier, qui s’est toujours occupé d’histoire naturelle.
Bien que Debraux ajoute volontiers à son nom la mention : d’Ancerville (Meuse), c’est ce petit village de Sommelonne, situé à environ une lieue d’Ancerville, qui lui tient le plus à cœur, et où même il se fait naître dans son roman, en partie autobiographique, le Passage de la Bérésina. Au début de ce livre (tome I, page 5), il trace une humoristique description de ce prétendu lieu de sa naissance :
« Ce village, appelé Sommelonne, est entouré de bois et traversé par un fleuve qui ressemble à la rivière de Bièvre comme deux gouttes d’eau, et qui roule, en été comme en hiver, des eaux limpides et tellement larges qu’il est des endroits où on ne peut les franchir à pieds joints. Ces eaux tumultueuses sont forcées, dans le milieu du village, de passer sous un superbe pont de deux arches, bâti en pierres de petite taille, pont d’une utilité si généralement reconnue, que les Sommelonniens ont pris l’habitude de le laisser sur leur gauche, en passant tout bonnement la rivière à côté. »
Plus loin (tome I, page 12), il nous dépeint ses passe-temps et plaisirs d’enfant :
« Je n’avais d’esprit que pour jouer aux œufs rouges, tendre [des pièges] aux oiseaux, pêcher les grenouilles dans les rouaises[016.1], attraper les loches à la hotte, et mille autres jeux aussi spirituels, par où les grands hommes, comme les petits, ont presque tous commencé. »
A quelle époque et dans quelles conditions le père et la mère d’Émile Debraux quittèrent-ils la Meuse pour venir habiter Paris ?
A la mort du cultivateur Paul Debraux (ou de Braux), grand-père d’Émile, survenue le 13 mars 1804, son fils, Claude-Paul Debraux, père d’Émile, était à Paris déjà : c’est ce qui résulte d’un acte sous seing privé[017.1], relatif au règlement de la succession « de feu Peaul (sic) de Braux », qualifié ici de « manouvrier demeurant à Sommelonne », acte dont la date a disparu, la page ayant été en partie détériorée par les rats ou par l’humidité, mais évidemment rédigé après ce décès, c’est-à-dire en 1804, ou à une date très peu postérieure. Voici un passage de cette pièce, important pour notre enquête, et que je copie textuellement :
« …. Jean-Baptiste Monchablon, instituteur demeurant à Sommelonne, fondé de pouvoir notariet (sic) de Peaul Debraux, homme de letre (sic) demeurant à Paris, fils et héritier dudit Peaul de Braux père, ledit Monchablon assisté de la citoyenne Marie-Catherine Dorévale, épouse dudit de Braux fils, qui tous signeront les partages, ledit partage fait en trois lots égaux…. »
Ainsi, en 1804, Claude-Paul Debraux habitait Paris, était qualifié d’homme de lettres, et, pour le règlement de la succession paternelle, se faisait représenter à Sommelonne par sa femme née Dorévale, Marie-Catherine, ou Catherine-Françoise, d’après l’acte de naissance de leur fils Émile.
D’autre part, on lit dans une lettre de M. Guériot, curé d’Ancerville, datée du 14 juillet 1833, et dont je dois communication à l’obligeance de M. Pol Chevalier :
« Voici ce que j’ai pu découvrir du poète Achille Debrau (sic), qui a toute sa famille à Sommelonne. Au commencement de la première révolution, son père a quitté cette résidence, sa patrie, pour s’établir à Ancerville, où il a été fait huissier de la justice de paix. En l’an deux ou trois[019.1], ayant eu une élection de juge, il s’est mis sur les rangs. Mais la honte d’avoir échoué l’a décidé à se retirer à Paris avec sa femme et ses trois petits garçons, du nombre desquels était cet Achille ou Émile. Cette famille, partie d’ici, y a été absolument oubliée[020.1]. »
C’est donc vraisemblablement peu après la naissance de son fils Émile, en 1797 ou 1798, en tout cas avant 1804, que Claude-Paul Debraux vint s’installer à Paris.
Quant aux « trois petits garçons » dont parle M. Guériot, les registres de la commune d’Ancerville ne mentionnent qu’un enfant né de Claude-Paul Debraux : c’est Émile, le chansonnier, et les registres de l’état civil de Sommelonne n’indiquent aucune naissance de frère ou de sœur d’Émile. Claude-Paul Debraux a bien eu, en effet, plusieurs enfants, mais il est très probable, sinon certain, qu’un seul, Émile, vit le jour dans le département de la Meuse, et très probable aussi que les autres, notamment son fils Horace, dont il sera question plus loin, vinrent au monde à Paris.
En outre, malgré l’assertion de M. le curé Guériot, il n’est pas admissible que Claude-Paul Debraux eût alors emmené avec lui à Paris Émile, qui a toujours conservé de si vivaces souvenirs de ses années d’enfance écoulées dans le pays natal ; il a dû le confier à quelque parent habitant Sommelonne, à sa sœur Marie-Anne, par exemple, épouse du menuisier Claude Royer, chez qui, plus tard, débile et souffrant, le chansonnier venait si volontiers se reposer et se réconforter.
Mais que comptait faire à Paris Claude-Paul Debraux ?
Nous l’avons vu qualifié tout à l’heure d’homme de lettres ; néanmoins, à part deux chansons rimées en collaboration avec son fils Émile, et insérées dans le recueil les Soupers lyriques, dont il sera ultérieurement question, je n’ai pu découvrir aucune œuvre imprimée de Claude-Paul Debraux.
Eugène Baillet, dans son Histoire de la Goguette (page iv)[022.1], prétend qu’« il exerçait les fonctions d’huissier de la justice de paix, en même temps que la profession de tailleur d’habits » : cette dernière allégation est toute gratuite, et les traditions de la famille Debraux ne la corroborent nullement. On ne peut donc pas affirmer que le père de notre chansonnier soit venu s’établir tailleur à Paris. Je crois plutôt, en effet, que des velléités littéraires sommeillaient en lui ou lui sont poussées sur le tard, et qu’il s’est ainsi mis en tête de venir « faire de la littérature » et « tenter la chance ».
Eugène Baillet tenait des anciens goguettiers, chansonniers et éditeurs de chansons ses renseignements biographiques sur Émile Debraux et sa famille, et il se pourrait, ce qui concilierait les choses, que Claude-Paul Debraux, n’ayant pas réussi dans ses tentatives littéraires, eût appris tant bien que mal à Paris le métier de tailleur. Peut-être aussi se parait-il de ce titre d’homme de lettres surtout par une sorte de gloriole et pour en imposer à ses concitoyens, à tous les camarades et tous les braves gens qu’il avait laissés « au pays ».
En tout cas, Claude-Paul Debraux, qui semble avoir eu une existence, ou du moins une jeunesse, passablement mouvementée, surtout pour cette époque, où les déplacements étaient bien moins faciles et bien moins fréquents qu’aujourd’hui, connaissait déjà Paris ; il y avait séjourné quelque temps durant la Révolution, et une courageuse intempérance de langage l’avait même alors exposé à un sérieux danger. Passant un jour sur l’ex-place Louis XV, comme l’échafaud y était dressé, et au moment où plusieurs exécutions capitales allaient avoir lieu, il ne put retenir un cri d’indignation : « Dire que l’on fait périr tant d’innocents ! » Ces paroles furent entendues des acolytes du bourreau, et l’imprudent jeune homme n’eut que le temps de se sauver. Sur le point d’être atteint, il avisa une bouche d’égout, s’y laissa glisser, et disparut dans l’obscur et sordide dédale. Après y avoir erré plusieurs heures, il finit par trouver une issue, et, aussitôt dehors, prit le sage parti de regagner bien vite son pays, Ancerville ou Sommelonne.
Telle est l’aventure attribuée au père de notre chansonnier, l’anecdote qui avait cours dans sa famille.
⁂
D’après plusieurs paragraphes de son roman le Passage de la Bérésina[026.1] et divers couplets de ses chansons, et en tenant compte également de certains on-dit locaux, nous estimons qu’Émile Debraux ne fut pas enlevé à son cher village de Sommelonne avant ses douze ou treize ans, ou du moins, s’il le quitta avant cet âge, il dut y revenir à l’aube de la jeunesse, lorsque le cœur « commence à parler ». C’est à Sommelonne, en effet, qu’il sentit l’amour s’éveiller et qu’il laissa ses premières tendresses :
Là, pour servir jadis à mon baptême,
Une fontaine a déserté les bois ;
Là, de mon cœur ces jolis mots Je t’aime
Se sont enfuis pour la première fois[026.2].
Arrivé à Paris, près de ses parents, il fit, selon Eugène Baillet[027.1], « d’assez bonnes études au lycée impérial, où quelque protection l’avait sans doute fait entrer » ; mais Baillet omet de désigner avec plus de précision ce « lycée impérial », et de nous fournir la preuve de son assertion, empruntée probablement à la Biographie universelle de Rabbe. Il est fort possible que, grâce à quel que puissant personnage militaire, le maréchal Oudinot, originaire de la Meuse, comme les Debraux[027.2], ou le général Bertrand, avec qui nous voyons de très bonne heure notre chansonnier en rapports, Émile ait été admis, en qualité de boursier, dans un « lycée impérial » de Paris ; mais aucun témoignage certain ne nous le prouve. Tout ce que nous pouvons constater, à la lecture de ses écrits, c’est que le chantre de la Colonne a dû ne pas pousser ses études très loin, ne faire ni rhétorique ni philosophie.
Nous trouvons Émile Debraux, en 1816, c’est-à-dire à vingt ans, occupant un emploi dans les bureaux du secrétariat de la Faculté de Médecine[028.1]. Il était notamment chargé de dresser la Table générale des thèses soutenues chaque année devant ladite Faculté. Cet emploi, qu’il devait sans doute à ses relations ou à celles de sa famille avec le parti bonapartiste et avec des généraux de l’Empire, il dut le quitter et le reprendre plusieurs fois jusqu’en 1826, année où son nom — « M. Debraux, employé à la Faculté » — cesse de figurer sur les titres de ces Tables des thèses.
J’ignore où le lieutenant-colonel Staaff a puisé le renseignement fourni par lui dans la vaste anthologie publiée sous son nom[029.1], qu’« Émile Debraux avait occupé quelque temps un emploi à la bibliothèque de l’École de Médecine, et avait bientôt donné une démission qu’on lui aurait sans doute imposée ». C’est là une insinuation que rien ne justifie. Les archives des bureaux de l’École de Médecine ne renferment aucune trace de cette prétendue démission, pas une ligne, pas un mot qui puisse laisser croire qu’Émile Debraux a été contraint par l’Administration, et plus ou moins ouvertement, de résigner ses modestes fonctions. Si nous le voyons les abandonner et les réoccuper à plusieurs reprises, c’est d’abord parce que le travail qu’il effectuait, ce catalogue des thèses médicales annuelles, n’exigeait pas une assiduité bien constante ; c’est aussi certainement par suite de l’indépendance de caractère dont Debraux a toujours fait preuve, et par suite encore et surtout de l’état de sa bourse, qui l’obligeait souvent à recourir à un gagne-pain moins précaire que le métier de chansonnier[030.1].
⁂
Dès l’enfance, Émile Debraux manifesta le goût le plus vif pour la poésie et les chansons, et l’on se souvient encore à Sommelonne d’une de ses parentes, une cousine qui avait été probablement pour lui jadis une petite « bonne amie », avec laquelle il se plaisait à projeter d’aller plus tard de village en village chanter ensemble les couplets composés par lui.
Il est difficile de dire avec certitude où et en quelle année parurent ses premiers vers, les chansons se publiant souvent isolément sans nom d’auteur, ou encore dans des recueils collectifs. Je serais porté à croire, et tel était aussi l’avis d’Eugène Baillet, que cette priorité appartient au recueil intitulé « les Soupers lyriques, première année, 1819, Paris, chez H. Vauquelin, libraire, quai des Augustins, nº 11 », qui débute par un appel Aux Amis de la Chanson, signé Pierre T… (Tournemine) et P. Émile[032.1] D… (Debraux), et contient plusieurs chansons de Debraux. C’est aussi dans cette publication, dont nous parlerons plus amplement en traitant de la bibliographie d’Émile Debraux[032.2], que nous trouvons trace, l’unique trace, avons-nous dit, des productions littéraires de son père.
Ces premières chansons, Émile Debraux les avait déjà chantées dans plus d’une de ces réunions populaires, ces « sociétés lyriques », si nombreuses alors à Paris, qu’on appelait des goguettes. Ce nom de goguettes, aussi bien que celui de goguettiers, autrefois très répandus, ne nous disent plus rien aujourd’hui ; les mœurs ont changé : les ouvriers et leurs familles ne se réunissent plus dans les arrière-boutiques des marchands de vin pour chanter et trinquer en chœur ; si bien qu’avant d’aller plus loin il est nécessaire de rappeler ce qu’étaient ces goguettes où Debraux « régna dix ans » et plus.
Les sociétés poétiques, lyriques et bachiques qui ont tenu leurs assises dans des cabarets ont existé à peu près de tout temps. Beaucoup de ces cabarets, la Pomme de Pin, la Fosse aux Lions, le Mouton blanc, la Croix de Lorraine, les Porcherons, etc., sont restés célèbres ; ils ont été fréquentés par quantité d’écrivains, voire des plus illustres : Villon, Rabelais, Regnier, Boileau, Racine (dans sa jeunesse), Molière, La Fontaine, Crébillon fils, Piron, Collé, etc. Le nom de goguettes s’applique à certaines de ces sociétés qui florissaient surtout sous la Restauration et sous le règne de Louis-Philippe. On trouve quelques traces des goguettes sous l’Empire déjà : la société des Bergers de Syracuse fut fondée en 1804[034.1] ; celle dite spécialement de la Goguette, en 1805 ; celle des Soupers de Momus et celle du Rocher de Cancale, en 1811 ; celle des Amis de la Goguette, en 1813 ; etc.[034.2].
Bien qu’on puisse sans doute rencontrer actuellement à Paris des sociétés lyriques et bachiques offrant plus ou moins d’analogie avec les goguettes, celles qui portaient ce nom, les goguettes proprement dites, ont disparu peu à peu après 1848. On en comptait encore quelques-unes au début du second Empire, mais « des mesures compressives[035.1] » amenèrent bientôt leur fin.
Les goguettes offrent de nombreux points de ressemblance avec une autre société chantante, celle du Caveau ; mais les membres du Caveau appartenaient tous à la bourgeoisie, à la haute bourgeoisie souvent ; tandis que les goguettiers étaient tous, presque tous, des « gens du peuple », des « prolétaires », comme on disait. « Messieurs les membres du Caveau », dont beaucoup sont devenus pairs de France, députés, académiciens, etc., « faisaient jabot et portaient le frac, écrit un historien des goguettes[036.1], les goguettiers n’ont qu’une blouse ou une redingote ; les membres du Caveau sablaient le champagne frappé, les goguettiers boivent du vin à douze sous le litre, et Dieu sait quel vin ! Eh bien, les goguettiers ne se plaignent pas ; ils ne sont ni jaloux, ni envieux ; ils chantent quand ils sont ensemble, et pour eux c’est assez de bonheur. »
Le même historien, L.-A. Berthaud, constate que, « dès l’année 1818, le nombre de ces réunions chantantes était incalculable. Aujourd’hui il y en a une dans presque chaque rue de Paris… Il y a environ, ajoute-t-il quelques lignes plus loin, trois cents goguettes à Paris, ayant chacune ses affiliés connus et ses visiteurs à peu près habituels[037.1] ».
Chaque goguette avait son nom spécial : il y avait les Momusiens ou Disciples de Momus, les Braillards, les Enfants de la Lyre, les Gamins, les Vrais Français, les Grognards, les Bons Enfants, les Amis de la Gloire, les Bergers de Syracuse, les Épicuriens, les Infernaux, etc.
Les Bergers de Syracuse furent une des goguettes les plus célèbres. Elle fut fondée le 30 juillet 1804 par le poète Pierre Colau, bien oublié, lui aussi, aujourd’hui ; et l’on ne trouve plus trace d’elle après 1829. Le nombre de ces « bergers » était de vingt ; ils se réunissaient à Ménilmontant, dans un coin ombreux où coulait une source minuscule baptisée Fontaine d’Aréthuse. C’était sans doute en souvenir de Théocrite, né à Syracuse, qu’ils avaient pris le nom de Bergers de Syracuse[038.1].
Leur président s’appelait tout naturellement « le Grand Pasteur ». Ils se réunissaient le premier mercredi de chaque mois et donnaient tous les ans, au mois de juillet, une fête solennelle ; ce jour-là, chaque berger amenait avec lui une bergère, décorée de rubans aux couleurs de son compagnon, etc.
Mais, le plus souvent, les réunions des goguettiers étaient hebdomadaires. « Les goguettiers, écrit L.-A. Berthaud[039.1], se réunissent une fois par semaine, chez un marchand de vins, depuis huit heures du soir jusqu’à minuit. La chambre qui leur sert de temple est d’ordinaire la plus grande de l’établissement. Elle est éclairée aux chandelles, quelquefois à l’huile. Une espèce d’estrade, destinée au président et aux dignitaires de l’assemblée, est établie un peu au-dessus des tables communes, à l’endroit le plus apparent de la salle. Cette estrade est couronnée de drapeaux tricolores arrangés en trophées… Quelques noms de chansonniers plus ou moins connus, inscrits en lettres d’or sur des cartons peints, sont attachés, pour la cérémonie, le long des murs. On y remarque aussi des devises encadrées dans des écussons, telles que celles-ci : Hommage aux visiteurs ! Respect au beau sexe ! Honneur aux arts ! Etc.
… L’affilié de goguette ne possède pas d’autres droits que ceux du simple visiteur ; seulement, lorsqu’on l’appelle pour chanter, on fait précéder son nom de celui de la goguette à laquelle il appartient, tandis que celui du visiteur est précédé du mot ami. Ainsi on appellera le Grognard Pierre, le Braillard Jacques, et l’on dira l’ami Jean, l’ami Paul. Il n’y a pas d’autre distinction entre les affiliés et les visiteurs. Deux goguettes seulement, celle des Bergers de Syracuse et celle des Infernaux, imposent à leurs affiliés des noms en rapport avec le patronage sous lequel elles sont placées ; les Bergers empruntent ces noms aux églogues et aux bucoliques ; les Infernaux à l’enfer.
La physionomie des goguettes est partout la même ou à peu près, excepté cependant chez les Infernaux. Le président ouvre la séance par un toast, et les convives boivent avec lui « à l’espoir que la gaieté la plus franche va régner dans l’enfer ! » On chante ensuite, chacun à son tour, et les refrains en chœur. Immédiatement après chaque chanson, le président de la goguette se lève, nomme à haute voix et l’auteur et le chanteur, et invite les goguettiers à applaudir, ce qu’ils font toujours avec beaucoup d’effusion. Un nouveau toast est porté, au moment de clore la séance, « à l’espoir de se revoir dans huit jours ! » et tout est dit. Chacun se lève alors et rentre chez soi. »
Suivent deux curieuses descriptions de réunions de goguettiers, l’une chez les Bergers de Syracuse, l’autre chez les Infernaux, auxquelles, pour ne pas grossir démesurément cette étude, je renvoie le lecteur.
Chaque goguette avait son règlement particulier, qu’un président, élu à la majorité des voix, était chargé de faire respecter. Il y avait même tout un bureau de constitué, composé d’un ou plusieurs vice-présidents, secrétaires, censeurs, trésoriers, maîtres des chants[042.1], etc. Dans sa chanson les Goguettes « ou petit tableau des sociétés lyriques connues sous cette dénomination vulgaire », Émile Debraux a tracé une peinture satirique et drolatique desdites sociétés, et des intrigues, rivalités, jalousies, commérages et désordres qui s’y produisaient fréquemment, comme il advient en toute assemblée humaine :
Quel cancan
Dans nos goguett’s à présent !
Quel cancan !
C’est vraiment
Fort amusant !
Sociétaires, visiteurs,
Auditeurs, chanteurs, auteurs,
C’est à qui clabaudera,
C’est à qui s’écorchera.
Quel cancan ! etc.
D’abord ces gens du bureau,
Qui, fiers d’un titre si beau,
Quand ils ont leur bel habit,
Sont gais comm’ des bonnets d’nuit.
Quel cancan ! etc.
Faut voir ces brav’s présidents !
Vous ont-y d’fameux rubans !
Celui d’la Légion d’honneur
N’est qu’un chiffon près du leur.
Quel cancan ! etc.
Puis ces bons maîtres des chants,
Pleins de verve et de talents,
Qui n’chant’raient pas, sans fausser :
« Mam’sell’, voulez-vous danser ? »
Quel cancan ! etc.
Ces secrétair’s bons lurons
N’sachant pas signer leurs noms,
Etc., etc.
Et il termine par cette excuse ou échappatoire :
Mes amis, pas de courroux,
J’n’ai pas voulu parler d’vous ;
Si j’ai vu pareil tableau,
C’ n’était que d’l’aut’ côté d’l’eau.
Quel cancan
Dans nos goguett’s à présent !
Quel cancan !
C’est vraiment
Fort amusant !
Une autre chanson de Debraux relative au même sujet, et non moins railleuse et plaisante que celle qui précède, mérite d’être rappelée : elle a pour titre Mon jour de présidence :
La goguette des francs vauriens
Connaissant mon mérite,
Je fus, par ces épicuriens,
Nommé président d’suite.
Dans une espèc’ de niche à chien
On mit mon Excellence.
Ah ! il m’en souviendra,
Larira,
D’mon jour de présidence.
Bien d’autres couplets d’Émile Debraux s’adressent aux goguettiers et ont droit ici à une mention : les Joyeux Troubadours, le Banquet d’Anacréon, le Bal de Jupiter, le Pourvoyeur[045.1], les Amis de la Musette, Vivons en bons frères, Invocation à Silène, la Goguette de l’Amour, etc.
Eugène Baillet[046.1] a conté l’histoire d’une très curieuse goguette, « la plus originale des goguettes : c’était les Animaux ou la Ménagerie (l’un et l’autre se disait) », qui rappelle cette Société des Bêtes dont Désaugiers a fait partie et célébré les mérites dans sa « chanson de réception » :
Vous m’avez nommé Pinson :
Je vous dois une chanson
Qui soit à la fois honnête
Et bien bête,
Bête, bête, bête.
Chacun des adeptes de la Ménagerie portait le nom d’un animal, bête domestique ou bête sauvage, insecte, reptile, oiseau, poisson, d’un animal quelconque, même « de fantaisie ». Tous les chansonniers militants de l’époque ont fait partie de cette société, et un lien de grande fraternité les unissait. Le président des Animaux était Charles Gille, ou plutôt le Moucheron, car chacun laissait à l’entrée de la salle son nom de famille pour ne répondre qu’à son nom de bête.
Les séances avaient lieu le vendredi, et l’on commençait à chanter aussitôt que treize animaux étaient réunis. Détail bien amusant : un chien ou un chat dans la salle comptait dans ce nombre treize. La Ménagerie, comme d’ailleurs à peu près toutes les goguettes, avait son argot spécial : les visiteurs se nommaient des rossignols, les visiteuses des fauvettes : on ne saurait être plus galant. Le président voulait-il imposer silence aux Animaux un peu trop bruyants, il appelait : « Carter ! Carter ! » C’était le nom d’un dompteur alors très célèbre. Pour faire applaudir les chansons, on criait de toutes parts : « Animaux ! à nous les pattes ! »
Dans beaucoup de goguettes, chaque séance s’ouvrait par cette déclaration : « Toute chanson politique ou attaquant la personne du roi est sévèrement interdite ». Chez les Animaux, au contraire, le président donnait le signal des chants par ces mots : « Les chansons politiques sont permises, et l’on peut dire zut au roi ». Ce n’était pas tout à fait le mot zut que disait le président : il employait un terme un peu plus long et beaucoup plus gros.
Les Animaux, qui étaient de très ardents propagateurs des idées républicaines, étaient d’autant plus surveillés de près et traqués par la police, qu’ils cachaient leurs noms et ne se connaissaient souvent entre eux que par leurs noms de guerre, leurs noms de bête.
En 1846, après avoir subi, à différentes reprises, de longs mois de silence forcé, les Animaux commencèrent à se disperser. Ils étaient alors plus de cinq cents qui avaient reçu le baptême, car il y avait un baptême, tout comme dans une loge maçonnique. Ce baptême était à la fois civil et incivil, aquatique et vinicole, selon la remarque d’Eugène Baillet ; c’est-à-dire qu’aucun ecclésiastique n’y participait, que le néophyte, la nouvelle bête, y était malmenée, puis arrosée d’eau, enfin abreuvée de vin. En lui donnant l’accolade fraternelle, l’« animal » qui remplissait les fonctions de « grand prêtre » ne manquait pas de s’écrier :
« Il n’y a rien de changé en France : il n’y a qu’une bête de plus ! »
Les Animaux avaient pour président Charles Gille, avons-nous dit, un chansonnier de grande valeur, qui avait formé le projet d’enseigner au peuple l’histoire de la Révolution par des chansons, et les couplets qu’il a laissés prouvent qu’il était de taille à accomplir cette tâche. La célèbre chanson du Vengeur est de lui :
Des marins de la République
Montaient le vaisseau « le Vengeur ».
Et la 32e Demi-Brigade, et le Départ des Volontaires en 92, et le Bataillon de la Moselle, etc., etc.
Fatigué des déboires de son existence, dégoûté de la vie, Charles Gille se donna la mort en 1856. Il avait trente-six ans seulement.
Certaines goguettes publiaient chaque année un recueil de chansons composées par leurs principaux adhérents ; la Lice chansonnière, entre autres, a, durant plus de vingt ans, effectué cette publication. Des couplets de Debraux figurent dans nombre de ces petits volumes, et c’est là qu’il faut le plus souvent chercher les premières leçons de ses chansons, ses éditions princeps.
Sauf de rares exceptions, les femmes et les enfants mêmes étaient admis aux réunions des goguettiers. Tout le monde, excepté les « dignitaires » rangés sur l’estrade, s’asseyait autour de tables placées à la suite les unes des autres, proprement couvertes d’ordinaire de nappes blanches, et garnies de verres, de bouteilles de vin et de carafes d’eau. A cette époque, la passion de l’alcool était relativement peu répandue, et ceux que, dans le style du temps, on appelait « les disciples de Bacchus » se contentaient du « jus de la treille », du bon vin de France. Les jeunes filles et les dames ajoutaient de l’eau à ce vin. Ceux des goguettiers qui s’étaient fait inscrire pour chanter une chanson montaient, à tour de rôle, sur l’estrade, et entonnaient leurs couplets, dont le refrain, comme nous l’avons vu tout à l’heure, était répété en chœur par toute l’assistance. Bien que chantés devant un auditoire en partie féminin et fredonnés par lui, ces couplets étaient parfois et souvent même, ainsi qu’on le constate dans les recueils des goguettes, singulièrement licencieux, « des couplets à faire rougir la neige », selon la pittoresque expression de L.-A. Berthaud[052.1] ; là encore nos mœurs ont changé, et nos oreilles ne toléreraient peut-être plus pareils écarts, surtout dans des réunions de ce genre, des réunions de famille en quelque sorte.
De temps à autre, il y avait, dans ces fêtes, des concours entre les artistes amateurs ; il fallait, par exemple, composer des couplets sur un « mot donné ». On retrouve fréquemment trace de ces luttes poétiques dans les Chansons de Debraux[052.2]. Des prix étaient décernés aux vainqueurs ; ces prix consistaient d’ordinaire en recueils de chansons, souvent gentiment reliés, et dont le plat supérieur portait la mention de la récompense et le nom du lauréat. On avait soin d’imprimer ces volumes sur petit format, de façon à pouvoir les glisser aisément dans la poche, et les emporter avec soi dans ces assemblées.
Mais les goguettiers ne se contentaient pas de chanter et de trinquer ensemble, ils se venaient en aide, pratiquaient admirablement la charité et la fraternité. Outre des quêtes effectuées durant les séances habituelles, ils tenaient, dans les cas urgents, lorsqu’il s’agissait de soulager quelque grande et pressante infortune, des séances extraordinaires où les goguettiers de tous les rites étaient conviés. « L’entrée est libre et gratuite, comme toujours ; mais il y a un bassin au seuil de la porte, et il est bien rare qu’il entre une seule personne, visiteur ou goguettier, sans mettre son offrande dans ce pauvre bassin[054.1]. »
Enfin les goguettiers, nous l’avons relaté déjà, s’occupaient de politique ; ils s’entretenaient de l’affranchissement des peuples, du peuple hellène d’abord, de la Pologne ensuite, et de liberté, d’égalité, de république, de l’empire aussi et surtout. Dans certaines goguettes, comme celles « des Grognards, à la Villette, des Vrais Français, des Enfants de la Patrie, des Amis de la Gloire, rue Guérin-Boisseau, le président ne manquait pas de dire à chaque visiteur : « Vous savez, ici on est pour le p’tit », ce qui signifiait « pour le petit caporal[054.2] ». Aussi goguettes et goguettiers étaient-ils fort mal vus du gouvernement, sans cesse molestés par la police royale[055.1], — légitimiste ou orléaniste, — comme ils le furent d’ailleurs tout aussi bien et même davantage sous le régime tyrannique issu du Deux-Décembre.
⁂
Émile Debraux occupa, de 1818 jusqu’à sa mort (1831), une place prépondérante dans les goguettes parisiennes, et y joua un rôle capital : il y « régna », selon la très exacte expression de Béranger, qui ajoute, dans la note ou notice biographique jointe à sa chanson sur Debraux : « Les sociétés chantantes, dites goguettes, le recherchèrent toutes, et je crois qu’il n’en négligea aucune. Si, dans ces réunions, Debraux se laissa aller à son penchant pour la vie insouciante et joyeuse, il faut dire que, par des soins utiles, elles adoucirent ses derniers moments, rendus si pénibles par une maladie lente et douloureuse. »
« Entonnant refrains sur refrains, il devint, en peu de temps, l’âme de ces réunions lyriques, ou goguettes chantantes, qui se réunissaient à cette époque », dit encore un de ses biographes[057.1].
Cette vogue, ce succès, Debraux les conquit très vite, dès la première audition de sa chanson la Colonne, et grâce uniquement aux sentiments patriotiques exprimés dans ces couplets, car, outre un physique qui n’avait rien de très séduisant[058.1], il possédait une voix peu mélodieuse, « une voix aigre et fêlée », m’a dit Eugène Baillet[059.1].
Voici, du reste, le compte rendu de cette séance, tel que l’a tracé, dans une communication faite à l’Intermédiaire des chercheurs et curieux[059.2], cet érudit historien de la Chanson :
« C’est en 1818 qu’Émile Debraux la fit entendre pour la première fois (sa chanson la Colonne) dans une société chantante, dite goguette, située au coin des rues de la Barillerie et de la Calandre. Le marchand de vin où se tenait cette société avait pour enseigne : Au Sacrifice d’Abraham. Sur la devanture de la boutique, une peinture déjà ancienne, et que j’ai vue cependant encore quarante ans plus tard, représentait ce sujet biblique, assez drôlement choisi pour une maison où l’on ne sacrifiait qu’à Bacchus.
Ah ! qu’on est fier d’être Français,
Quand on regarde la Colonne !
Aujourd’hui que l’on rit de tant de choses, ce refrain est passé à l’état de scie ; mais, en 1818, l’effet en était tout différent. Les vieux soldats de l’Empire tressaillirent à ce refrain, et c’est les larmes aux yeux qu’ils écoutèrent ce jeune homme de vingt-deux ans rappeler, dans ses couplets, leur valeur et l’emblème de leurs victoires, que le gouvernement d’alors méprisait, insultait, et qu’il avait décapité en remplaçant la statue de Napoléon par le drapeau blanc.
Les volontaires de 92, devenus les grognards de 1815, ne pensaient pas au sang versé et aux pleurs des mères qu’avait coûtés ce monument gigantesque, ils ne voyaient que la gloire et leur Empereur.
J’ai connu un vieux goguettier, nommé Rodarie, qui raconte ainsi cette première audition de la Colonne, à laquelle il assistait :
Un jeune homme frêle, au visage pâle et grave, inconnu de nous tous, demanda à chanter. Il se leva et dit : « La Colonne, chanson dédiée à Béranger », puis il entonna :
O toi, dont le noble délire
Charma ton pays étonné,
Eh quoi, Béranger, sur ta lyre,
Mon sujet n’a pas résonné !
Toi, chantre des fils de Bellone,
Tu devrais rougir, sur ma foi,
De m’entendre dire avant toi :
Français, je chante la Colonne !
Ce premier couplet fut suivi d’un long silence : l’attaque à Béranger semblait un peu dure ; Béranger était dieu à la goguette[062.1].
Émile Debraux — car c’était lui — continua :
Salut, monument gigantesque
De la valeur et des beaux-arts !
« Après ce couplet, les applaudissements partirent tout seuls ; puis, après chacun des suivants, ils redoublèrent. Quand le président demanda le nom de l’auteur, Debraux répondit d’un ton modeste : C’est moi. Alors ce fut du délire, la séance fut suspendue, poignées de mains et embrassades se croisaient. »
Les auditeurs — tous libéraux, bonapartistes — étaient comme hypnotisés : quelque chose d’absolument inattendu venait de leur être révélé.
Nous nous expliquons cela un peu difficilement aujourd’hui, mais tous ceux qui ont éprouvé des moments d’enthousiasme patriotique sentiront vibrer au fond de leur cœur ce qui avait remué, parmi ces braves gens, un sentiment à peine assoupi et qui ne demandait qu’à se réveiller.
Tout cela n’était encore que le commencement des honneurs pour le jeune auteur. On invita Debraux à assister à la prochaine séance de la Mère Goguette, — la plus importante des sociétés chantantes d’alors.
Il y fut accueilli par de longs applaudissements à son entrée, et le président lui fit un discours de réception, qui a été retenu et écrit par Rodarie, et qui mériterait d’être rapporté tout entier, s’il n’était un peu long ; il montre, dans son style naïf, la sincérité et la bonne confraternité qui régnaient dans ces réunions plébéiennes.
Le voici en partie :
« Mes chers camarades,
Ce jour est bien heureux pour nous, puisque nous venons d’ajouter un anneau de plus à la chaîne poétique et indissoluble qui nous unit depuis quelques années. Puisse ce jeune ami nous visiter souvent (On crie : Toujours !), puisse-t-il nous faire entendre des vers aussi patriotiques ! Nous pourrons le surnommer le Béranger de la classe ouvrière.
Joyeux amis de la gaie science, et vous, braves guerriers des Pyramides et de Waterloo, joignez-vous à moi, et portons un toast à cet ardent favori des Muses. Levons-nous tous, saisissons nos coupes, remplissons-les, et vidons-les en trois temps ; le premier à Apollon et aux neuf Muses, le second à Béranger, leur digne émule, et le troisième à Paul-Émile Debraux, à ce jeune et digne barde des glorieux débris de la Grande Armée ! Posons nos coupes à deux doigts de la table, frappons en un seul temps, et prouvons, par un beau feu, que l’union de nos cœurs est égale à celle de nos coupes. »
Il y a de tout dans ce discours, reprend Eugène Baillet, mais, je le répète, surtout de la bonne foi et de l’amitié.
Debraux remercia le président par quelques paroles affectueuses ; il reçut l’accolade, et la parole lui fut donnée pour chanter la Colonne. Il était, dit un témoin, très émotionné. Son succès fut inexprimable.
Dès ce soir-là, Debraux était sacré chansonnier….
La Colonne est loin d’être un chef-d’œuvre, ajoute très justement Eugène Baillet ; mais c’était le prototype d’une série de chansons qui devaient avoir une véritable influence sur le peuple. »
Il existe deux versions de la Colonne, — comme il se trouve, d’ailleurs, soit dit en passant, plus d’une variante dans bien des chansons de Debraux. « La première de ces versions est celle que Debraux chanta lui-même, et qui fut lancée dans le public par un chanteur des rues nommé Fournier ; elle figure dans les cahiers de chansons à deux sous de 1818, suivie de cette note : « Donnée à Monsieur Fournier par l’auteur, P. É. D. X. ». La seconde version est considérablement retouchée et telle qu’elle se trouve dans les œuvres de Debraux[067.1]). »
Voici les deuxième et troisième couplets de cette seconde version, de la version définitive : le premier se trouve cité plus haut, dans la relation du goguettier Rodarie, rapportée par Eugène Baillet ; — ils suffiront à prouver combien cette poésie est aujourd’hui démodée et vieillotte :
Salut, monument gigantesque
De la valeur et des beaux-arts !
D’une teinte chevaleresque
Toi seul colores nos remparts.
De quelle gloire t’environne
Le tableau de tant de hauts faits !
Ah ! qu’on est fier d’être Français,
Quand on regarde la Colonne !
Avec eux la gloire s’exile,
Osa-t-on dire des proscrits ;
Et chacun vers le Champ-d’Asile
Tournait ses regards attendris.
Malgré les rigueurs de Bellone,
La gloire ne peut s’exiler,
Tant qu’en France on verra briller
Des noms gravés sur la Colonne.
Non, certes, ce n’est pas là qu’il faut chercher le talent de Debraux ; c’est, comme nous le verrons tout à l’heure, dans ses couplets humoristiques ou philosophiques, dans ses chansons bachiques et légères, qu’il se montre avec toute sa verve, son entrain, sa constante et étourdissante belle humeur, sa vérité d’observation aussi, toutes ses séduisantes et irrésistibles qualités de chansonnier.
⁂
Malgré son renom et ses triomphes dans les goguettes, en dépit de sa « royauté », Émile Debraux ne s’enrichit pas, loin de là, et la misère a été, jusqu’à son dernier jour, sa compagne assidue.
Heureusement qu’il était doué du naturel le plus enjoué et le plus insouciant, de la plus imperturbable et intarissable gaieté. Lui-même le reconnait et le proclame, — car c’est bien de lui qu’il parle dans son roman le Passage de la Bérésina (tome I, page 105), lui qu’il nous dépeint en ces termes : « Le Ciel, dans sa bonté suprême, m’a fait le don, peut-être sans y songer, d’un caractère gai, peu disposé à engendrer la mélancolie, et n’envisageant jamais les choses que du bon côté ; caractère que je vous souhaite à tous, attendu qu’il est d’une grande ressource contre les désagréments inévitables de l’existence. »
Cette « esjouissance constante », elle perce et éclate dans toute l’œuvre de notre chansonnier ; elle l’emplit, l’anime et l’illumine ; elle en est comme la marque propre et essentielle. Émile Debraux appartient bien à cette race d’hommes, « les meilleurs bienfaiteurs de la vie humaine », a-t-on dit[070.1], qui ont reçu la mission de consoler, d’égayer et réconforter leurs semblables, race si française, qui reconnaît pour chef notre grand Rabelais, l’Homère du rire. « Rien n’est heureux comme un vrai chansonnier », déclare Debraux intrépidement :
Crois-en, l’ami, crois-en ma chansonnette,
Le vrai poète est un magicien
Soumettant tout aux lois de sa baguette ;
Le plus râpé vit en épicurien.
Grâce aux talents de sa muse bavarde,
Quand il saisit un chiffon de papier,
D’un hareng saur il fait une poularde :
Rien n’est heureux comme un vrai chansonnier.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pour en finir, lorsqu’il meurt à Bicêtre,
Lieu où l’esprit conduit assez souvent,
Le vieux Caron, qui doit bien s’y connaitre,
N’ose jamais lui demander d’argent.
Sa muse, après vingt ou trente ans d’angoisse,
Va d’Apollon grossir le poulailler ;
Puis on l’enterre aux frais de la paroisse :
Rien n’est heureux comme un vrai chansonnier[072.1].
« Je suis heureux », dit-il encore[072.2],
J’suis heureux, dans l’mond’ tout m’convient ;
Sans m’battre avec personne,
J’prends toujours le temps comme il vient
Et l’argent pour c’qu’on l’donne.
Je fredonn’ du matin au soir,
Aucun flatteur ne m’embarrasse,
Et jamais aux pieds du pouvoir
Je n’vais fair’ la grimace.
De même, dans la chanson Je m’en ris comme de l’an quarante[073.1] :
On dit qu’lorsqu’on a des écus,
On vit s’lon son envie.
Eh bien, moi, quoique j’n’en ai’ plus,
J’fais tout d’même un bout d’vie.
Je sais qu’il serait assez doux
D’avoir mille écus d’rente ;
Mais au fond, voyez-vous,
Je m’en… ris
Comme de l’an quarante.
Et la Mort de Gros-Pierre :[073.2]
Qui de vous a connu Gros-Pierre ?
Amis, c’était un gai luron ;
Tant que vacilla sa paupière,
Il fut toujours franc, toujours rond.
Hier il a perdu la vie ;
Au cabaret, ce bon vivant
Fut frappé d’une apoplexie :
Pouvait-on mourir plus gaiment ?
A l’instant même l’on appelle
Cinq médecins du premier rang,
Qui, malgré l’excès de leur zèle,
Sont tous d’un avis différent.
Sans respect pour les vieilles nuques,
On se bouscule, et le mourant
Voit voltiger les cinq perruques :
Pouvait-on mourir plus gaiment ?
Etc., etc.
Même à propos d’un Cimetière, Debraux trouve moyen de rire et de nous faire rire
Quelle est cette urne funéraire
Sur laquelle on grava ces mots :
« Ci-gît une épouse bien chère ;
Passants, priez pour son repos ;
Elle fut et sage et fidèle ! »
Son époux en est bien certain,
Car cette femme jeune et belle
Mourut le jour de son hymen.
Plus d’alarmes,
Séchons nos larmes,
Et répétons à l’impromptu :
Dieu ! que les morts ont de vertu ![075.1]
. . . . . . . . . . . . . . . .
Enfin voici le début de son Oraison funèbre :
Verre en main,
S’il fallait demain
M’en aller au manoir
Noir,
Gais amis,
Des pleurs ennemis,
Oubliriez-vous mon nom ?
Non !
Point de cris, point de pâmoison ;
Voici ma funèbre oraison :
Il pinta bien,
Il aima bien,
Que manqua-t-il au vaurien ?
Rien ![076.1]
Outre son indigence, Émile Debraux avait cependant un gros motif d’inquiétude : il était d’une santé très chétive et la phtisie le minait[076.2].
Il ne parait pas néanmoins s’être beaucoup plus soucié de sa maladie que de sa pauvreté :
La mort viendra
Sitôt qu’elle voudra[077.1].
C’est encore un de ses refrains.
En vrai disciple de Rabelais, il narguait tout et se gaussait de tout.
Toujours enfant, gai jusqu’à faire envie,
En étourdi vers le plaisir poussé,
Pouffant de rire à voir couler sa vie
Comme le vin d’un tonneau défoncé,
a très joliment dit de lui Béranger, dans la chanson qu’il lui a consacrée.
⁂
Au milieu de ses souffrances et dans son infortune, Émile Debraux posséda du moins cette consolation d’avoir auprès de lui une femme toute de tendresse et de cœur, qui ne cessa de l’entourer de la plus vigilante sollicitude, de lui témoigner le plus admirable dévouement. Tous les biographes du chansonnier ont rendu hommage à cette bonne et vaillante épouse, sur qui, malheureusement, nous n’avons aucun détail précis, et ne pouvons, par suite de la disparition des registres de l’état civil de Paris, brûlés dans les incendies de mai 1871, hasarder que des conjectures.
Mme Émile Debraux, dont il nous a été impossible de découvrir le nom de famille, était très probablement de souche plébéienne : la signature apposée par elle, comme propriétaire de l’ouvrage, au verso du faux-titre du tome I du Recueil complet des Chansons nationales et autres de P.-É. Debraux, en quatre volumes (Paris, Terry, 1831-1832), révèle une main peu exercée, une instruction rudimentaire : on pourrait même soupçonner, comme me le faisait un jour observer Eugène Baillet, que la signataire ne sait pas écrire son nom de Debraux, qu’elle omet l’x final.
Je serais tenté de croire qu’elle était originaire de la Picardie, et peut-être du village de Romescamps (département de l’Oise, arrondissement de Beauvais), et cela en raison de certains détails donnés par Émile Debraux dans son roman le Passage de la Bérésina. Le héros de ce livre, qui n’est très souvent autre, avons-nous déjà remarqué, que Debraux lui-même (comme lui, il s’appelle Émile ; il est né le 30 août 1796, comme lui, et tout près d’Ancerville, à Sommelonne, qui était la vraie patrie de Debraux, etc.), se retrouve, après sa rentrée en France et la mort de sa malheureuse amie Elnior, transporté au château de Romescamps, soigné par une jeune fille du nom de Cœline, qu’il présente « comme la plus jolie, la plus aimable des femmes », celle qui lui fait oublier Elnior, « celle enfin, dit-il[080.1], qui a promis de se charger du bonheur de ma vie entière ». Rien que nous sachions n’attirait Debraux dans ce coin de la France. Comment l’aurait-il connu ? Pourquoi ces scènes d’amour et d’hyménée, si sa femme même n’avait été native de cette contrée ? Mais, encore une fois, ce n’est là qu’une hypothèse.
Il est également très probable, je puis même dire ici il est certain, que Debraux a eu, avant le mariage, un enfant, un fils, de cette femme qu’il a ensuite épousée. Dans le recueil les Soupers lyriques (Première année, 1819), aussi bien que dans l’édition de ses chansons que Debraux publia, en 1822, chez le libraire Le Couvey, nous trouvons des « couplets philosophiques » rangés sous ce titre, étrangement indiscret et imprudent, A mon Fils naturel ; cette chanson reparait bien dans les éditions de 1831-1832 et de 1835-1836, mais sous le titre abrégé et correct de Mon Fils, et avec, dans le texte, de sages suppressions et remaniements. Voici quelques vers de cette chanson, première leçon, qui pourront éclaire le lecteur :
Vivant portrait d’une femme chérie,
Dont ta naissance a causé le malheur ;
De sa beauté, par les chagrins flétrie,
En te voyant je retrouve la fleur.
Fils de l’amour, si de ta faible enfance
Des envieux noircissent le tableau,
Ton père est là pour prendre ta défense
Repose en paix, mon fils, dans ton berceau.
L’Église, en vain, réprouvant ta naissance,
Sur toi du Ciel appelle les fureurs.
Il n’est qu’un Dieu, le Dieu de la clémence,
Et ce Dieu-là pardonne les erreurs.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Enfin, dans le dernier couplet de cette première leçon, il appelle ce fils :
Objet chéri de mes premiers amours ;
et, dans le même couplet de la seconde leçon :
Objet chéri de mes derniers amours.
Quoi qu’il en soit, et comme je le notais il y a un instant, tous les amis de Debraux, tous ceux qui l’ont approché et ont parlé de lui ne tarissent pas d’éloges sur cette compagne, qui a été son soutien, auprès de qui il n’a cessé de trouver aide et réconfort, affection et bonheur[083.1]. C’est elle vraiment qui, avec la poésie, la Muse chansonnière, a su lui faire oublier et son indigence et sa débile santé, toutes les iniquités et les cruautés du sort.
La vie de Debraux n’a été nullement, ainsi qu’on serait tenté de le supposer d’après nombre de ses couplets, une vie de dissipation et d’inconduite ; son ménage, tout comme celui des chansonniers Désaugiers et Vadé, d’ailleurs, comme celui de Piron également[083.2], était le ménage le plus uni qu’on pût rêver, un ménage exemplaire. Autant Mme Debraux adorait son mari, autant celui-ci avait pour elle de tendresse, d’attentions et d’admiration. On raconte encore à Sommelonne que, quand Émile Debraux parlait de sa femme, c’était toujours dans les termes les plus laudatifs, les plus passionnés : elle était, à l’entendre, « la plus belle femme de Paris », — et la plus dévouée et la meilleure, ajoutait-il aussi sans doute.
En dépit de toute sa philosophie et de son inextinguible jovialité, de tous ses flonflons et de ses refrains, Debraux, si toutefois il a connu la gravité de son mal, s’il s’est vu arraché peu à peu et si jeune des bras de cette chère et inappréciable compagne et des bras de ses enfants, dut se sentir profondément affecté. Peut-être s’ingéniait-il à leur donner le change à tous, avec ses rires et cette joie, peut-être n’était-ce faire là que contre fortune bon cœur. Peut-être aussi, comme tant de phtisiques, s’illusionnait-il sur son état de santé : c’est ce qu’affirment, pour ses derniers jours du moins, Dumersan et Noël Ségur, qui étaient des amis de Debraux[085.1].
Combien étaient-ils, ces enfants, et que sont-ils devenus ? Là encore la destruction des registres de l’état civil de Paris a rendu nos recherches fort difficiles et très peu fructueuses.
D’abord, ce fils naturel que Debraux exhortait si bien « à reposer en paix dans son berceau », nous ne retrouvons plus trace de lui après le décès de son père. Il est sans doute mort en bas âge.
Dans la note biographique que Béranger a jointe à sa chanson sur Émile Debraux, chanson composée vers 1833, il est dit que celui-ci avait trois enfants ; et, dans la préface de l’ouvrage posthume d’Émile Debraux, Histoire du Prisonnier de Sainte-Hélène (Paris, Lebigre frères, 1833), en partie rédigé par un de ses amis, Charles Le Page peut-être[086.1], nous lisons « qu’il (Debraux) est mort… laissant une veuve et deux enfants inconsolables ».
Eugène Baillet, dans une communication faite à l’Intermédiaire des chercheurs et curieux[087.1], déclare que Debraux avait trois enfants, trois filles : « Dans ma jeunesse, écrit-il, j’ai vu une de ses filles. Elle était élevée par un brave homme de goguettier, ferblantier de son état. Ce qu’on ignore, c’est qu’une autre de ses filles — il en avait trois — épousa le faiseur de tours de physique Delion, rival heureux de Robert Houdin. Elle en eut un fils, que j’ai connu chez l’éditeur de chansons Vieillot. »
Quand j’aurai ajouté que je tiens personnellement d’Eugène Baillet que ce petit-fils de Debraux, Delion fils, ne parait pas avoir « bien tourné », et que ledit goguettier ferblantier qui éleva une des filles de Debraux portait le nom de Dérand, j’aurai dit tout ce que je sais, tout ce que j’ai pu recueillir sur la femme et les descendants directs d’Émile Debraux.
Il a eu un frère aussi, un frère prénommé Horace, mais je n’ai découvert aucun document officiel, c’est-à-dire absolument authentique, établissant d’une façon certaine et irréfutable la parenté existant entre Émile et Horace Debraux.
Nous voyons apparaître Horace Debraux pour la première fois aux obsèques de son frère Émile, et il se révèle à nous sous un aspect quelque peu étrange, dans des conditions tout à fait anormales. Il n’est pas d’usage, en effet, qu’un membre de la famille prenne la parole sur la tombe du défunt et prononce son oraison funèbre, et tel est cependant le rôle que nous voyons remplir par Horace Debraux. Voici ce qu’on lit, à ce sujet, dans l’Extra-Muros, journal de la banlieue parisienne[088.1], du dimanche 20 février 1831, sous la rubrique : Petites nouvelles authentiques : « L’espace nous a manqué pour donner les discours prononcés sur la tombe d’Émile Debraux. Nous devons cependant citer MM. Horace Debraux, frère du défunt, et Piton[089.1], qui, tous les deux, dans une allocution touchante, ont payé à notre collaborateur un juste tribut d’hommage et de regrets. M. Guillemé a également prononcé un discours en vers, qui, pour être l’enfant du moment, n’en était pas moins remarquable. »
On ne trouve, avons-nous dit, aucune trace de la naissance d’Horace Debraux dans les registres de la commune d’Ancerville, pas plus que dans ceux de la commune de Sommelonne. Il parait donc très probable que ce fils de Paul Debraux (ou de Braux) vint au monde après que son père eut quitté la Meuse pour s’installer à Paris, c’est-à-dire postérieurement à 1797 ou 1798[090.1] : il était ou devait être, par conséquent, de quelques années plus jeune qu’Émile.
Il est à remarquer qu’Émile Debraux, toujours si expansif, si intempérant de langage, ne parle nulle part de ce frère cadet, ni dans ses chansons ni ailleurs, et que ce dernier, de son côté, malgré le discours funèbre mentionné par le journal l’Extra-Muros, semble n’avoir eu aucune relation avec son aîné ni avec la veuve de celui-ci.
Horace Debraux signait son nom en deux mots, et même d’ordinaire avec un D majuscule : De Braux. Il existe une plaquette portant ce titre : Ode élégiaque sur la mort de Son Altesse Royale le duc de Berry, par Horace De Braux, ancien élève du collège Charlemagne (Paris, chez les marchands de nouveautés, 1820 ; in-8, 4 p. ; imprimerie de Fain).
Horace entra dans la carrière de l’enseignement. « Il a été directeur d’une école Lancastre[091.1], à Melun, lisons-nous dans l’Intermédiaire des chercheurs et curieux[092.1] ; puis directeur de l’école normale d’instituteurs, créée, en 1833, dans le département de Seine-et-Marne. Il signait H. De Braux. Il aimait à entretenir ses élèves du chansonnier, et leur faisait lire volontiers ses vers. Il avait aussi attiré à Melun son beau-frère, Richard, professeur de mathématiques, qui prit la direction de l’école Lancastre en 1833, et finit par être, dans la suite, vérificateur des poids et mesures à Coulommiers.
Horace De Braux devint lui-même, peu avant 1828 [lire 1848], inspecteur de l’enseignement primaire à Guéret[093.1]. Au lendemain de la révolution de février, d’anciens élèves de l’école normale de Seine-et-Marne, alors instituteurs dans le département, poussèrent leur ancien maître à poser sa candidature pour être député : par une circulaire du 2 avril 1848, imprimée à Guéret, Horace De Braux se porta, en effet, candidat dans Seine-et-Marne, mais ne fut pas élu. »
Horace De Braux (Debraux) a eu un fils, Paul-Édouard, né à Paris, le 13 juillet 1826, qui, après avoir été élève de l’école normale de Melun, sous la direction de son père, fut nommé instituteur, en 1845, d’abord à Messy (Seine-et-Marne), puis à Champdeuil (Seine-et-Marne), et exerça les mêmes fonctions dans le département de la Creuse de 1846 à 1878[094.1].
Tels sont les détails, souvent incertains, fort incomplets, et bien insuffisants, j’en conviens encore une fois, que j’ai pu rassembler sur la famille du chantre de la Colonne et de la Redingote grise.
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Émile Debraux, qui, entre autres domiciles, habita la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs (démolie en 1837) ; puis, en 1824, la rue du Mail, nº 8, dans un hôtel meublé, l’hôtel de Portugal, possédant un restaurant ; puis « à Courcelles, près Paris[094.2] », mourut au nº 39 de la rue des Lombards, le 12 février 1831.
Il mourut « d’une phtisie laryngée », disent les historiens de la Chanson, Dumersan et Noël Ségur[095.1]. « Huit jours avant de fermer les yeux pour toujours, il nous disait, d’une voix presque entièrement éteinte : « Ce qui me contrarie, c’est de ne pouvoir plus chanter ; du reste, je me porte bien, et, si je ne chante plus, je ferai encore chanter. » Heureuse illusion, qui l’a empêché de se sentir mourir. »
Il fut inhumé le surlendemain, 14 février, dans le cimetière du Père-Lachaise, le cimetière de l’Est, en fosse commune, et sans cérémonie religieuse[096.1].
Divers incidents, dignes d’être relatés, se produisirent à ses obsèques ou à leur occasion.
D’abord la conversation de Béranger avec le cocher qui le conduisit au cimetière, conversation que je tiens d’Eugène Baillet.
La levée du corps était effectuée quand le chantre de Lisette arriva au domicile mortuaire. Il dut prendre une voiture pour rejoindre le cortège, et cette voiture se trouva être un de ces cabriolets comme on en rencontrait alors fréquemment dans les rues de Paris, où le voyageur s’asseyait à côté du cocher. Ce dernier ne tarda pas à ouvrir l’entretien : « On enterre aujourd’hui un chansonnier célèbre, Émile Debraux… Je l’ai souvent entendu chanter. — Ah ! vous l’avez entendu ? répliqua Béranger, que ce cocher connaissait fort bien de nom, mais nullement de vue. — Très souvent, dans des goguettes où j’allais, reprit-il. Il avait un grand talent, et, s’il avait su exploiter ses chansons aussi bien que Béranger, s’il avait été aussi finaud et madré que lui, il lui aurait certainement damé le pion et monté sur le dos. »
On devine la grimace que dut faire l’auteur du Roi d’Yvetot en entendant ce panégyrique.
Cet entretien a été rapporté, mais d’une façon absolument différente, bien entendu, par Savinien Lapointe, dans ses Mémoires sur Béranger. « Béranger, y lisons-nous, se plaisait à raconter les paroles d’un cocher lors de l’enterrement d’Émile Debraux.
J’étais en retard, disait-il, je dus prendre un cabriolet pour rejoindre le convoi. « Vous allez à l’enterrement de Debraux, me dit le cocher. Celui-là a galvaudé sa vie en traînant, dans toutes les sociétés bachiques, son ivresse et ses chansons. Ce n’était pas là sa place : il faut savoir respecter son habit. »
Ce cocher avait un grand bon sens, ajoutait Béranger. »
Libre au lecteur de choisir entre ces deux versions, mais qu’il n’oublie pas le verdict prononcé par Sainte-Beuve sur l’ouvrage que le cordonnier-poète Savinien Lapointe « a osé » intituler Mémoires sur Béranger, verdict cité par nous précédemment.
Voici maintenant un compte rendu des dites obsèques, attribué à Béranger lui-même ; mais cet exposé a une allure si fantaisiste, et il renferme, relativement au lieu d’inhumation de Debraux, une telle erreur, qu’il est très légitimement permis d’en contester la véracité et de le déclarer apocryphe. Il a été publié dans le supplément du Dictionnaire de la Conversation[099.1], et c’est de là que je l’emprunte, en le reproduisant textuellement et intégralement.
« M. Paul Sic (sic) a donné un curieux récit des obsèques de ce chansonnier (Debraux), qu’il prétend tenir de Béranger lui-même :
J’appris un soir, lui dit le chantre de Lisette, qu’Émile Debraux était mort. C’était un devoir pour moi d’accompagner au cimetière ce cher poète, que j’aurais aimé volontiers si je l’avais connu[100.1]. L’affluence était considérable derrière le corbillard, et tout ce monde pleurait celui qui tant de fois l’avait fait rire. On débita ensuite de beaux discours, où l’on traita de tout et fort bien, ma foi ! de la morale, de la politique et de la littérature. « Adieu ! porte-toi bien ! » dit au pauvre mort, dans sa bière, un des assistants tout en larmes. Un autre s’écria : « Ce n’est pas tout que d’élever, dans nos cœurs, un glorieux monument à la mémoire de Debraux. Nous lui devons ici même un souvenir en marbre ou en airain. Que chacun de nous, que tous ceux qui ont compris et senti le génie de Debraux, apportent leur offrande, le riche la pièce d’or, le pauvre son obole, et que notre ami revive dans une statue ou tout au moins dans un buste ! » On fit la quête dans un chapeau, et, comme un autre, je donnai ma petite pièce. Puis on compta la somme. Elle était fort honnête, mais elle n’était pas grosse. Un monument coûte cher. La barrière n’est pas loin du cimetière Montmartre[102.1]. On s’en alla au cabaret voisin, et la petite affaire, tout le jour, se liquida dans les verres. La collecte entière y passa. J’ai dit moi-même, autant qu’il m’en souvient :
Buvons gaîment l’argent de mon tombeau ![103.1]
On chanta les meilleures chansons de Debraux, et je ne doute pas que l’ombre du chansonnier, ainsi accompagnée du choc des verres et du bruit des refrains chantés en chœur, n’ait souri d’en haut à ces braves et généreux survivants, qui le regrettaient et le fêtaient à leur manière. »
⁂
Dans la courte notice, jointe aux couplets qu’il a composés sur Émile Debraux, après avoir rappelé que « peu de chansonniers ont pu se vanter d’une popularité égale à la sienne », que « les chansons de la Colonne, Soldat, t’en souviens-tu ? Fanfan la Tulipe, Mon p’tit Mimile, etc., ont eu un succès prodigieux, non seulement dans les guinguettes et les ateliers, mais aussi dans les salons libéraux », Béranger nous avertit qu’« il (Debraux) ne savait ni se faire valoir ni solliciter. Pendant la Restauration, il se laissa poursuivre, juger, condamner, emprisonner, sans se plaindre, et je ne sais si une seule feuille publique lui adressa deux mots de consolation. »
Ce désintéressement et cette indépendance ne contribuèrent certainement pas peu à éloigner notre chansonnier du chemin de la fortune ; ils lui valurent, en revanche, l’estime de ces milliers d’ouvriers, hôtes assidus des goguettes, qui ne se lassaient pas de l’écouter et de l’applaudir, cette glorieuse renommée dont Béranger se fait si justement l’écho. Sans violence ni colère, toujours le sourire aux yeux et la plaisanterie sur les lèvres, Debraux sait draper de la belle sorte tous les histrions et valets du pouvoir ; il est superbe d’ironie quand il nous peint les mensonges continuels et les continuelles fourberies des politiciens ; il ne tarit pas lorsqu’il nous montre leurs cabrioles et jongleries, leur vénalité, leurs marchandages et tripotages :
Ouvrez l’oreille et n’ouvrez pas la main !
crie-t-il impérieusement à certains d’entre eux[105.1].
Lui, il est pour les petits, les humbles, les pauvres, pour tous ceux qu’on me cesse d’exploiter et de berner.
Je n’ai jamais encensé la puissance,
déclare-t-il[106.1] ;
Dans tous les temps ma voix fut à la France.
Pour être exact et juste cependant, — et je m’efforce de l’être autant que possible, — je dois constater que, dans les chansons de Debraux, outre de nombreux couplets célébrant la gloire de l’empereur et celle de ses lieutenants, Oudinot, Bertrand, Exelmans, etc., on découvre çà et là, et non certes sans surprise, des strophes dédiées à la royauté, royauté légitime et royauté constitutionnelle. Dans l’édition de ses Chansons nationales et autres publiée, en 1822, chez le libraire Le Couvey, se trouve, page 201, une chanson de sept couplets portant pour titre Henri-Ferdinand-Dieudonné (1820), destinée à célébrer la naissance du comte de Chambord, de « l’enfant du miracle ». Il lui dit, rappelant le souvenir de Henri IV :
Henri, ce roi que l’on révère,
Fut vaillant, joyeux et courtois ;
Il aima la simple bergère,
Il aima la fille des rois ;
Il sut aimer, combattre et plaire.
O toi, son descendant chéri,
Puisses-tu, comme ton grand-père,
Mériter le nom de Henri !
Dans l’édition Terry de 1835-1836, cette chanson a disparu ; mais on en trouve une autre, les Cinq Fleurs, datée de 1821, où l’auteur fait coup sur coup profession de foi légitimiste et bonapartiste.
Enfin, et pour comble, nous rencontrons, dans le Recueil complet des chansons nationales et autres (Paris, Terry, 1831-1832), une chanson dédiée A Philippe d’Orléans, « couplets qui lui ont été chantés à Neuilly, le .. [sic] octobre, anniversaire de sa naissance », et une autre, intitulée le Coq, où on lit :
Salut au coq, symbole d’espérance,
Vivant en paix avec le monde entier !
S’il ne va pas si loin que l’aigle altier,
Il veillera mieux sur la France[108.1].
Est-ce la misère, une misère plus pressante et plus poignante, qui poussa Debraux à écrire ces couplets, dans l’espoir de quelque salaire ? Ou bien devons-nous poser la question préalable : ces vers sont-ils de Debraux ? Il faut dire, en effet, à sa décharge, que, dans la quantité de chansons publiées sous son nom, il en est qui ont été remaniées par des collaborateurs, par Charles Le Page surtout, comme l’indiquent les diverses initiales placées à la fin de ces chansons (voir notamment l’édition Terry, 1831-1832) ; il en est même plusieurs, recueillies dans les éditions posthumes, qui manifestement ne sont pas de Debraux[109.1]. Voici, à ce sujet, et précisément à propos des Cinq Fleurs, ce qu’il écrit dans son Voyage à Sainte-Pélagie (tome II, page 180) : « Depuis qu’un certain M. B.… s’est chargé, sans mon autorisation, d’arranger ma chanson des Cinq Fleurs et de la faire jouer sur les orgues de Barbarie, elle est tellement estropiée et défigurée que je ne puis m’en avouer le père. Je réponds bien que je ne confierai jamais audit M. B.… l’ornement de mon parterre. »
Il convient cependant d’ajouter que, dans le roman le Passage de la Bérésina (tome III, page 217), — et ici nous ne pouvons avoir le même doute que tout à l’heure, — on rencontre cette phrase, qui, venant de Debraux, détonne étrangement : « Louis XVIII nous reçut avec cette bonté, cette douce bienveillance, qui fut, de tout temps, le plus bel apanage de l’auguste famille des Bourbons ».
Pour nous résumer, et définir les opinions politiques d’Émile Debraux, le mieux sans doute serait de lui céder la parole et de conclure avec lui :
Loin d’adopter la froide politique
Qui vient partout attrister les salons,
Il n’est pour nous qu’une couleur unique,
C’est la couleur des vins que nous sablons[111.1].
⁂
Au commencement de février 1834, en présence de la misère qui pesait sur Mme Debraux et ses enfants, Béranger adressa une lettre au ministre de l’instruction publique, qui était alors Guizot, pour lui signaler cette infortune et le prier d’y remédier. Il lui faisait valoir, en outre, les services rendus par Debraux à la cause de la liberté et de la monarchie constitutionnelle.
« Debraux, mandait-il dans cette lettre, fut un bon Français, qui chanta contre l’ancien gouvernement jusqu’à extinction de voix…. Il fut une puissance dans les classes inférieures…. Sa seule boussole était le drapeau tricolore[112.1]. »
En fait de boussole, Guizot en avait une autre que le drapeau national, — pour continuer à me servir de la bizarre métaphore de Béranger, — c’était l’argent et le succès. Debraux avait en vain acclamé la patrie, célébré la liberté, hâté ainsi l’avènement de Louis-Philippe et la transformation de la Charte ; en vain il avait pâti pour ses opinions et s’était vu, pour plus d’un de ses couplets, molesté et persécuté par les Bourbons, qu’importait tout cela à Guizot ? Est-ce qu’en bonne politique on rétribue les services rendus ? Ce sont ceux à rendre qui importent et qu’il faut récompenser et solder. Et puis, un chansonnier, à quoi cela sert-il ? Qu’est-ce que c’est que cet oiseau-là ? Cela ne lui disait rien du tout, à lui, Guizot, homme pratique, doctrinaire solennel et gourmé, calviniste austère, renfrogné et rébarbatif, tout ce qu’il y avait de plus anti-gaulois.
Il jeta à la veuve de Debraux une aumône de trois cents francs, et se considéra ensuite sans doute comme le plus zélé protecteur des lettres et des arts, le plus généreux Mécène des poètes en général et des chansonniers en particulier. Béranger dut trouver que c’était maigre, mais ne témoigna aucune surprise : il connaissait son homme.
Par bonheur, les anciens camarades d’Émile Debraux, les braves goguettiers, servants de la lyre et disciples de Momus, comme on disait alors, n’avaient pas attendu jusque-là pour venir en aide à la veuve et aux enfants de celui qui les avait tant de fois réjouis et charmés et qu’ils appelaient si bien « le bon Émile ». Dès le lendemain même de son décès, ils avaient ouvert une souscription « en faveur de cette malheureuse famille[114.1] ». Nous avons vu que l’un d’eux, un ferblantier, s’était chargé d’une des filles du chansonnier.
Grâce à leurs démarches, des éditeurs entreprirent la publication de divers ouvrages de Debraux, et plusieurs recueils de ses chansons furent préparés. L’un de ces recueils parut bientôt avec une notice due à la plume d’un poète et auteur dramatique alors en grande vogue, Louis-Marie Fontan (1801-1839), que Mme Debraux elle-même avait chargé de présenter l’ouvrage au public et de retracer, en tête du premier volume, la vie de son mari. Bien que qualifiée d’« historique », cette notice sur Émile Debraux est très peu documentée et tout à fait insuffisante. Fontan d’abord n’avait pas connu personnellement Debraux ; c’était, en outre, un type des plus étranges, fantaisiste et original au suprême degré. Les aventures et excentricités qu’on lui attribue, et dont on va juger par quelques aperçus, ont longuement défrayé la chronique de son époque.
Obligé, à la suite de la publication d’un pamphlet contre Charles X, de quitter la France, Fontan s’enfuit, sans autre bagage que le manuscrit d’un drame qu’il était en train de composer, sur lequel il fondait les plus grandes espérances, et un chat angora qu’il affectionnait extrêmement, et dont, pour rien au monde, il n’aurait voulu se séparer. A peine arrivé à Bruxelles, il en est expulsé par la police, et, toujours muni de son manuscrit et escorté de son chat, il s’empresse de gagner la Prusse, qui lui ferme pareillement ses portes. Il essaye alors de se réfugier dans le Hanovre, puis en Hollande. Aucun de ces États ne veut de lui ; partout on le traque, on le pourchasse, si bien que, de guerre lasse, il finit par rentrer à Paris, toujours son manuscrit dans sa poche et son chat sur le dos. Condamné à la prison, à une très dure prison, où il se trouvait mêlé aux voleurs et aux pires bandits, Fontan ne recouvra sa liberté qu’à la révolution de Juillet. Il avait certes droit, en raison de ce qu’il venait d’endurer, et aussi en raison des services rendus par lui à cette révolution triomphante, à quelque indemnité ; mais Fontan était à peu près de la même race que notre ami Debraux, il ignorait l’art de se faire valoir. Il ne sut décrocher aucune sinécure ni prébende, et sa seule vengeance, dans ces conjonctures, ou plutôt son plus grand plaisir, raconte-t-on, consistait dans le manège suivant :
Accompagné d’une douzaine de camarades, joyeux drilles comme lui, Fontan se rendait, deux ou trois fois par semaine, devant les Tuileries, sous le balcon du roi, et tous se mettaient à hurler en chœur : « Vive Louis-Philippe ! Vive le roi ! Vive le roi ! » jusqu’à ce que celui-ci, tout fraîchement monté sur le trône et dans toute la prime ardeur de son zèle pour son peuple, daignât se montrer. A peine Louis-Philippe avait-il ouvert sa fenêtre et posé le pied sur le balcon, que Fontan et ses acolytes réclamaient de lui à tue-tête la Marseillaise : « La Marseillaise, Sire ! La Marseillaise ! » Il fallait que le monarque s’exécutât et se mit à chanter avec eux tous les couplets de l’hymne national : Fontan ne lui faisait grâce d’aucun[118.1].
A la longue, Louis-Philippe s’impatienta de cette exigence, — d’autant plus impertinente et cruelle qu’on était en hiver et qu’il prenait froid sur le balcon ; — mais il finit aussi, ce qui était plus grave, par s’apercevoir que ces enthousiastes partisans de la monarchie constitutionnelle n’étaient que d’abominables farceurs et qu’on se moquait de lui. Un jour que Fontan et ses compagnons l’acclamaient avec plus d’insistance que jamais : « Vive le roi ! La Marseillaise ! La Marseillaise ! » il leur fit comprendre, d’un geste, derrière ses vitres, qu’il était trop enrhumé pour chanter, et n’ouvrit pas sa fenêtre. Il ne l’ouvrit plus dorénavant, quels que fussent les efforts, les cris et le tapage de ces irrévérencieux et impudents loustics.
« Cela ne fait rien ! disait Fontan. Nous lui avons tout de même fait chanter vingt-huit fois :
Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! »
Dans cette notice, si mal qualifiée d’historique, que Fontan a consacrée à Émile Debraux, deux passages me semblent dignes d’être cités, l’un relatif à la mort du chansonnier, l’autre à ses habitudes et à son caractère.
« Par hasard, moi qui ne l’ai pas connu[120.1], j’appris sa mort le jour même, dans un joyeux banquet où se trouvaient tous ses amis, écrit Fontan. Je me rappelle encore ce jeune homme qui entra et qui nous dit : « Messieurs, notre bon Émile vient de rendre le dernier soupir entre mes bras ». Vous eussiez vu alors les verres remplis glisser de la main des convives, les gais refrains mourir sur leurs lèvres, et une larme rouler dans tous les yeux… Bientôt on se retira en silence : je m’en allai, moi, de mon côté, seul… rêvant de ce bon Émile moissonné si jeune… »
Et plus loin :
« Émile Debraux était peuple, peuple dans toute l’acception du mot, buvant en chantant, fumant sa pipe, riant d’un franc et gros rire, comme les bonnes gens qu’il fréquentait, aimant de dévouement et de cœur sa femme, auprès de qui il trouvait consolation, bonheur et sympathie, sa femme, qui n’a pas quitté une nuit son lit de moribond, qui l’a senti s’éteindre sur son sein… Debraux, conclut Fontan, — dont le témoignage confirme celui de Béranger et des autres contemporains, et atteste une fois de plus l’immense popularité dont a joui le chantre de la Colonne, — Debraux était l’idole des faubourgs…. Sa mémoire est dans le peuple plus qu’ailleurs[121.1]. Le temps n’est pas loin où on l’appréciera ce qu’il vaut, ce talent si vrai et si original : il ne faut que lire ses chansons pour cela. »
⁂
Si courte qu’ait été sa vie, Émile Debraux a beaucoup produit, et ses œuvres, qui ne se trouvent plus actuellement en librairie, c’est-à-dire qui ne figurent dans le fonds d’aucun éditeur existant, qu’on ne peut donc rencontrer que d’occasion, se vendent en général à un prix assez élevé. Plusieurs d’entre elles sont même devenues très rares.
Laissant de côté ses chansons, son œuvre capitale, que nous examinerons tout à l’heure, je mentionnerai, dans l’ordre chronologique de leur publication :
Voyage à Sainte-Pélagie en mars 1823 (Paris, Lebègue et Édouard Garnot, 1823 ; 2 vol. in-12 : tome I, 262 p. ; tome II, 270 p.).
Récit du séjour que fit Debraux dans cette prison, à la suite d’un arrêt rendu contre lui. Il fut condamné à un mois de prison et seize francs d’amende, par jugement du tribunal correctionnel de Paris, du 21 février 1823, non, ainsi que le disent la plupart de ses biographes, pour « attaques contre le pouvoir, couplets patriotiques et satiriques », etc., mais — tout comme Béranger et tant d’autres écrivains — pour outrages aux bonnes mœurs. Ce jugement visait quatre chansons : C’est du nanan, la Belle Main, Lisa, Mon cousin Jacques, insérées dans le recueil ayant pour titre : le Nouvel Enfant de la Goguette, pour auteur « le sieur Debraux », et pour éditeur le sieur Charles Lecouvey (ou Le Couvey)[124.1].
Le Voyage à Sainte-Pélagie est une sorte de pot-pourri où Debraux cède fréquemment la parole à ses « compagnons de chaîne » du « Corridor rouge », Eugène de Pradel, le fameux improvisateur, l’historien Léonard Gallois, Darras, Robert, Gaillard, etc. On y trouve quantité de chansons composées par lui et par ses camarades sur Sainte-Pélagie, sur la liberté, sur l’amour, etc. On y trouve même plusieurs longs poèmes, des « messéniennes », selon la locution de l’auteur.
Le Passage de la Bérésina, petit épisode d’une grande histoire (Paris, Dabo jeune, 1826 ; 3 vol. in-12 : tome I, xxxij-220 p. ; tome II, 240 p. ; tome III, 271 p. ; — avec cette épigraphe : Sic voluere fata !).
C’est un roman, et un roman où il a mis sûrement nombre de souvenirs d’enfance et de jeunesse, que Debraux a publié sous ce titre, titre qui ne s’applique, à vrai dire, qu’à une partie de l’ouvrage, à la dernière, au tome troisième. Dans ce tome seulement, il est question de la retraite de Russie et du passage de la Bérésina. Le maréchal Oudinot, duc de Reggio, qui n’y est le plus souvent désigné que par ses initiales O… ou R…, joue un rôle fantaisiste assez actif dans ce roman. Une autre illustration militaire meusienne, le général Broussier, y est citée. Les principaux épisodes du début se passent dans la Meuse, à Sommelonne et aux alentours ; puis à Châlons-sur-Marne, à Château-Thierry et à Paris. L’influence de Pigault-Lebrun[126.1] et de Restif de la Bretonne est très sensible dans le Passage de la Bérésina, un des ouvrages d’Émile Debraux les plus intéressants à consulter pour l’étude de son caractère et de sa vie : il est malheureusement devenu d’une extrême rareté.
Biographie des Souverains du XIXe siècle, par deux rois de la Fève (Paris, chez les libraires marchands de nouveautés, au Palais-Royal, 1826 ; très petit in-32, 191 p. ; imprimerie d’A. Béraud).
Ce minuscule volume porte, en épigraphe, les deux vers de Malherbe, quelque peu tronqués[127.1] :
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend pas les rois.
Les deux monarques imaginaires, ces « deux rois de la Fève »[127.2] ne sont autres qu’Émile Debraux et son intime Charles Le Page, ainsi que le constate Quérard dans la France littéraire. Ces courtes études ou portraits, consacrés à des souverains de l’Europe, et, principalement pour la France, à Napoléon Ier, à l’impératrice Marie-Louise, à Louis XVIII et à Charles X, sont agréablement écrits, avec esprit et humour, et souvent avec une grande indépendance de jugement.
Villèle aux enfers, poème héroï-tragi-comico-diabolique en quatre chants, par Debraux et Le Page (Paris, chez les marchands de nouveautés, 1827 ; un vol. in-8, 95 p. ; avec cette épigraphe : Pater ! dimitte illis, non enim sciunt quid faciunt).
Poème de circonstance, qui n’a plus d’intérêt pour nous. L’idée en a sans doute été suggérée aux auteurs par la Villéliade, de Barthélemy et Méry, parue en 1826, et qui avait obtenu un immense succès. Les notes historiques et critiques qui accompagnent ces quatre chants sont souvent curieuses et piquantes ; on y relève une singulière inadvertance : Victor Hugo, alors à ses débuts, est confondu avec son frère Abel :
Les romans boursouflés de mons Abel Hugo,
« Han d’Islande et Bug Jargal, ouvrages monstrueux dans toute la force du terme. »
Les Barricades de 1830, scènes historiques, publiées par P.-Émile Debraux (Paris, Boulland, 1830 ; in-8, 361 p.).
D’après une note manuscrite figurant sur un exemplaire de cet ouvrage porté au catalogue de novembre 1904 de la librairie Lucien Dorbon (page 6), les véritables auteurs de ce volume seraient MM. Hilaire, Eymery et de la Touche. Et, en effet, on n’y reconnaît guère le style et la manière de Debraux. Il est écrit avec plus d’ordre et plus de méthode que ses autres ouvrages ; il est aussi mieux imprimé, plus soigneusement édité. Peut-être, à cette date, Debraux était-il déjà fort malade, et ses trois amis ont-ils voulu lui venir en aide en lui abandonnant la propriété de ce livre, qui est encore un livre de pure actualité. Les Barricades de 1830 ne sont autre chose que l’apologie de la Révolution de juillet, du drapeau tricolore, de la nouvelle charte, etc. L’ouvrage, qui, au point de vue historique, mérite encore d’être consulté, comprend une « Introduction », puis un « Prologue » divisé en trois « journées », et un « Épilogue » formant vingt-quatre « scènes ». Dans une des « journées » du prologue, trois orateurs discutent en plein air sur les mérites du général Bourmont : « Un Bourmont à qui l’on donne un bâton de maréchal de France ! — Ah bah ! un bâton fait sortir la poussière des habits, mais il n’enlève pas les taches. — On peut dire de lui ce qu’on a dit de Wellington en pareille circonstance : « Ce n’est pas le bâton de maréchal qu’il méritait, c’est le bâton tout court. »
L’épilogue se termine par une conversation entre gens du peuple. L’un d’eux annonce que les députés vont proclamer la république. « La république ! Je ne le pense pas, se récrie un autre ; elle nous brouillerait une seconde fois avec l’Europe… La république est un beau rêve, mais ce n’est toujours qu’un rêve… Une Charte sera désormais une vérité. Signé : Louis-Philippe d’Orléans… Tout l’avenir de la France est dans ces six mots-là… » Et tous de crier en chœur : « Vive la Charte ! Vive le duc d’Orléans ! Vive la France ! »
Debraux, en apposant sa signature sur ce volume, était en droit d’espérer que le gouvernement de Louis-Philippe se montrerait reconnaissant des sentiments qui y sont exprimés ; il n’en fut rien. De son côté, Béranger, en écrivant à Guizot pour lui demander de secourir la veuve et les enfants d’Émile Debraux, a oublié de lui parler des Barricades de 1830, — c’était bien le cas cependant, — et de lui rappeler que le défunt avait commis — ou endossé — ce panégyrique[132.1].
Histoire du Prisonnier de Sainte-Hélène, par Émile Debraux… suivie de la Vie du duc de Reichstadt (Paris, Lebigre frères, 1831 ; in-12, 376 p. ; 1883, 2e édit., 370 p.).
Cette histoire ne manque ni d’intérêt ni de valeur ; mais ici, pas plus que dans le précédent ouvrage, on ne reconnaît le Debraux des chansons et du Passage de la Bérésina ; c’est un tout autre style, plus correct, plus posé, plus froid. Il est très probable que Debraux, qui s’est toujours beaucoup occupé des guerres de l’Empire, qui possédait, sur cette époque, « de nombreux matériaux qu’il devait en partie à l’amitié dont l’a toujours honoré M. le comte Bertrand[133.1] », avait laissé, à sa mort, beaucoup de notes, qui ont permis à Charles Le Page, à Fontan, ou à quelque autre de mettre ce livre sur pied. Quant à la Vie du duc de Reichstadt, qui termine le volume, elle n’est manifestement pas de Debraux, puisqu’on y parle, en plusieurs endroits, d’événements postérieurs à février 1831, date de la mort de Debraux. (Cf. page 359 : « Dès l’automne de 1831… Au commencement de 1832… La vie du jeune prince ne laissa plus qu’un léger espoir le 16 juillet 1833… ».)
Le Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque nationale indique encore, parmi les ouvrages de Debraux, un volume signé de son anagramme :
Rudiment du promeneur en voiture ou l’Art de voyager dans Paris et les départemens, publié par M. Xuarb de Glopincourt (Paul-Émile Debraux). (Paris, chez les marchands de nouveautés, 1828 ; in-18, 176 p.)
Outre de curieux détails sur les moyens de locomotion alors usités dans Paris et autour de Paris, — intra muros et extra muros, comme dit l’auteur, — on trouve dans ce petit livre (pages 146-149) une des plus amusantes et des plus jolies chansons de Debraux, la Galiote (nom donné vulgairement à des coches ou voitures servant alors au transport des voyageurs). La Galiote, qui a pour refrain, refrain ironique :
Pour voyager commodément
Ah ! qu’on est bien en galiote !
faisait partie déjà, sous le titre de Voyage en galiote (tome I, page 36), du recueil de Chansons nationales nouvelles et autres, 5e édition, par P.-Émile Debraux, publié à Bruxelles, chez Arnold Lacrosse, 1826 ; in-18. Elle manque dans le recueil des Chansons complètes en trois volumes paru chez Terry en 1835-1836.
On attribue, en outre, à Émile Debraux[135.1] les deux volumes suivants, qui portent ses initiales, et dont le premier est consacré au fameux Diogène du Palais-Royal, Chodruc-Duclos (….-1842), et le second aux ministres signataires des ordonnances de juillet 1830, MM. de Polignac, de Peyronnet, de Chantelauze et de Guernon-Ranville :
Histoire de l’homme déguenillé et à longue barbe qui se promène dans le Palais-Royal, par É. D… (Paris, Chassaignon, 1830 ; in-18, 106 p.) ;
Histoire de quatre ministres mis en accusation et dont la France réclame pleine et entière justice, par É. D…[136.1].
⁂
Les chansons d’Émile Debraux, qui forment son œuvre capitale, sont, avons-nous dit, au nombre de plus de cinq cents[137.1] ; elles ont paru, selon l’usage, sur des feuillets séparés, dans de simples cahiers, dans des recueils de toutes sortes, notamment des « annuaires » de goguettes, et c’est, comme nous l’avons précédemment remarqué, dans ces cahiers ou ces petits volumes, dans les Soupers lyriques, par exemple, dans le Nouvel Enfant de la Goguette, dans le Momusien, etc., qu’il faut chercher les premières leçons des chansons de Debraux, les éditions princeps. Très probablement même, plusieurs de ses chansons y donnent oubliées, ignorées, et n’ont jamais été recueillies, jamais été réimprimées[138.1].
Parmi les chansons d’Émile Debraux figurant dans les Soupers lyriques (1re année ; Paris, Vauquelin, 1819), et qu’on peut considérer, par conséquent, comme ses premiers vers, les premières strophes sorties de sa plume, nous citerons : Bélisaire, Regardez mais n’y touchez pas, N’est-ce pas un Français ? le Portrait d’un laboureur, Avez-vous jamais vu la guerre ? l’Heureux Employé, A mon fils naturel, Comm’ c’est sentimental ! le P’tit Germain, Adieux à mes amis. Deux chansons : Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras et Chacun trompe à qui mieux mieux (reparue plus tard sous le titre de les Trompeurs), sont signées, à la table des matières, Debraux (Cl. P.), initiales des prénoms (Claude-Paul) du père d’Émile Debraux ; dans le texte, la première de ces chansons a pour signature : Cl. P. Debraux ; la seconde MM. Debraux. Ces deux chansons se retrouvent dans les recueils des Chansons complètes d’Émile Debraux, mais sans les initiales paternelles.
Je m’empresse de déclarer, d’ailleurs, que tracer la bibliographie exacte et complète des chansons d’Émile Debraux, de tous ces couplets parus dans tant de menus recueils ou par feuillets séparés, me semble aujourd’hui, à plus de quatre-vingts ans de distance, matériellement impossible : on trouvera, dans la France littéraire de Quérard (1 colonne et demie) et dans le Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque nationale (5 colonnes et demie), quelques indices de ces premières publications d’Émile Debraux. Je me bornerai ici à signaler les trois principales éditions de ses chansons parues en librairie.
Chansons nationales et autres de P.-Émile Debraux (Paris, Le Couvey, 1822 ; in-18, 319 p.).
Le titre, qui est gravé, porte la mention « 3me édition », mais je ne crois pas que la première existe ; ou du moins la première édition n’a pas du tout le même aspect que celle-ci ; le titre même diffère. Elle est intitulée : Chansonnettes et Poésies légères ; elle s’est publiée par cahiers ou livraisons, de 1819 à 1821. La collection complète de ces cahiers est très rare : l’exemplaire que possède la Bibliothèque nationale n’est que partiel.
Recueil complet des chansons nationales et autres de P.-É. Debraux, nouvelle édition, augmentée… d’une notice historique sur l’auteur par M. Fontan (Paris, Terry, Palais-Royal, Galerie de Valois, nº 185, 1831-1832 ; 4 vol. in-24 : tome I, 434 p. ; tome II, 308 p. ; tome III, 363 p. ; tome IV, 358 p. Les tomes II et III portent pour titre — titre gravé : Chansons nationales nouvelles et autres, et le tome IV : Chansons patriotiques, joyeuses, philosophiques et ci-devant séditieuses).
C’est l’édition la plus complète des chansons de Debraux ; elle en renferme 505, et, parmi elles, les quatre, C’est du nanan, la Belle Main, Lisa, Mon cousin Jacques, qui ont motivé, en 1823, la condamnation de l’auteur. En tête du tome premier se trouve un portrait de Debraux, gravé par Élisa Hocquart[143.1]. Le tome second sort de l’« imprimerie de H. Balzac, rue des Marais S.G. nº 17 ».
Chansons complètes de P.-Émile-Debraux, augmentées d’une notice et d’une chanson sur Debraux par M. de Béranger[143.2]… (Paris [sans nom d’éditeur], rue des Grands Augustins, 18 ; et Palais-Royal, Galerie de Valois, 185 [nous avons vu, à l’article précédent, que l’éditeur Terry habitait à cette dernière adresse] ; 3 vol. in-32 : tome I (1836), 336 p. ; tome II (1835), 288 p. ; tome III (1836), 320 p.).
Cette édition, en tête de laquelle figure le portrait de Debraux, gravé par Élisa Hocquart, ne comprend que 326 chansons. C’est, je crois, la moins rare des éditions des chansons de Debraux.
⁂
Ce qu’on pourrait reprocher à Debraux, et ce qu’on lui a plus d’une fois reproché, c’est sa trop grande rapidité d’exécution, et les négligences, les incorrections, qui résultent de cette quasi-improvisation[144.1]. Il est bien moins « littéraire » que Béranger, et mérite, de cette façon encore, le surnom, que nous lui avons vu donner[145.1], de « Béranger de la classe ouvrière », de « Béranger de la canaille ». Les manques de goût sont fréquents chez Debraux[145.2], et les lieux communs aussi ; on y retrouve souvent, sur tout dans les chansons « sérieuses », dans les couplets politiques, guerriers ou patriotiques, les périphrases mythologiques et la phraséologie chères à Jacques Delille et Parseval-Grandmaison, « le glaive de Thémis, les bosquets de Flore, le temple de Plutus, les rigueurs de Bellone, les lauriers de Mars, la faux du Temps, les Parques meurtrières », etc., aussi bien que « les noirs frimas, les nobles trépas, la coupe des plaisirs », etc. On y constate aussi, mais plus rarement, l’influence du romantisme naissant, par exemple dans la chanson la Fille du torrent[146.1] :
C’est Malvina, la fille du torrent.
Mais, d’ordinaire, et principalement dans ses chansons humoristiques, légères ou philosophiques, Debraux est bien lui-même, c’est-à-dire plein d’originalité, plein de vivacité, d’entrain et de brio, tout pétillant et étincelant d’esprit et d’à-propos, de verve, d’ironie et de malice. Il a vraiment le feu sacré et le diable au corps. Il possède, en un mot, au plus haut degré et plus que personne, les qualités essentielles du chansonnier. N’oublions pas, d’ailleurs, que, pour bien se rendre compte d’une chanson, il ne suffit pas de la lire ; l’air, la musique, est inséparable des paroles ; on ne peut bien juger de celles-ci qu’accompagnées par celle là : M. de la Palisse dirait que les chansons sont faites pour être chantées. N’oublions pas non plus et surtout qu’Émile Debraux est mort à trente-quatre ans, en pleine jeunesse, et au milieu même de ses débuts, en quelque sorte. Nul doute que, s’il n’eût pas été ainsi « moissonné dans sa fleur », pour parler sa langue et celle de son époque, il n’eût épuré et assoupli son style, perfectionné son talent, voire égalé son maître Béranger[148.1] : je ne dis pas, avec le personnage, l’automédon, que nous entendions tout à l’heure[148.2], qu’il lui aurait « damé le pion et monté sur le dos ». Debraux a ses qualités propres, gaieté, facilité, verve, laisser-aller, qualités plus apparentes et plus saisissables chez lui que chez le chantre de Lisette, dont, à son tour, il est loin de posséder l’élégance, l’atticisme, la finesse, — l’art. Ces comparaisons et conjectures ne peuvent jamais, du reste, se vérifier ni se justifier bien raisonnablement, et ne servent pas à grand’chose.
Les chansons d’Émile Debraux appartiennent à des genres très variés ; mais c’est surtout l’amour de la France et nos gloires nationales, l’indépendance des peuples, le progrès social, et aussi, bien entendu, le vin et les belles, qui en forment les thèmes ordinaires. Debraux est à la fois chauvin et bon vivant, galant et gaulois, et il n’est guère de chanson de lui qui ne renferme son couplet patriotique, suivi ou précédé d’un couplet bachique, puis de quelque tendre ou gaillarde strophe. On comprend très bien que cette habile disposition ait été chaleureusement appréciée par ses auditeurs des goguettes, et lui ait valu tant de bravos.
Ainsi, dans Fanfan la Tulipe, sa plus célèbre chanson[150.1] :
Quand j’entendis la mitraille,
Comm’ je r’grettais mes foyers !
Mais quand j’vis à la bataille
Marcher nos vieux grenadiers :
Un instant, nous sommes toujours ensemble,
Ventrebleu ! me dis-je alors tout bas.
Allons, mon enfant,
Mon p’tit Fanfan,
Vite au pas !
Qu’on n’dis’ pas
Que tu tremble’ !
En avant,
Fanfan
La Tulipe,
Oui, mill’ noms d’un’ pipe,
En avant !
Et ailleurs, dans sa chanson intitulée A qui donc ai-je fait du mal ?
Sans excès, il faut que l’on prenne
Le doux nectar du vendangeur ;
Qui boit trop, fût-ce du surène,
Quelquefois devient tapageur.
Mais, moi, quand le jus des futailles
Me rendait par trop jovial,
Je ne battais que les murailles :
A qui donc ai-je fait du mal ?
Quand j’ai vu la France flétrie
Ployer sous un joug inhumain,
J’ai voulu venger ma patrie :
Le fer a brillé dans ma main.
Mais, loin, comme ont fait mes ancêtres,
D’étayer le bât féodal,
Je n’ai combattu que les traîtres :
A qui donc ai-je fait du mal ?
Les réminiscences du pays natal sont fréquentes chez Debraux. En plusieurs endroits, il nous dit que,
Dans un beau village lorrain,
Je naquis un certain matin[152.1].
Il salue,
….. par des chants d’ivresse,
Le sol où fut notre berceau[152.2].
Et il a même composé en patois meusien, en patois d’Ancerville, toute une chanson, le Malade, avec ce refrain :
J’vois qu’je n’mourrim’s point écore
D’çott’ maladi’-là !
D’autres couplets sont consacrés par lui à un moulin situé « à deux portées de fusil de Sommelonne », le Moulin de Mathelin, et se rapportent à un fait authentique[153.1]. Ce moulin ayant été détruit par les alliés en 1814, ni le meunier ni sa famille ne purent obtenir du gouvernement la moindre indemnité. Debraux se fait le défenseur de ces pauvres gens :
Près de mon domicile
Est un parc enchanté ;
D’Oudinot c’est l’asile[153.2] :
Le feu l’a respecté.
Pourtant il eut du trône
Plus qu’il n’avait perdu ;
Moi, réduit à l’aumône,
On ne m’a rien rendu.
Passants, Dieu vous bénisse !
Donnez à Mathelin,
Afin qu’il rebâtisse,
Qu’il rebâtisse
Son pauvre moulin.
Une autre complainte ou « compliment »[154.1] célèbre le prochain départ d’une garnison prussienne qui occupait Bar-le-Duc en 1818 :
Le jour où vot’ band’ s’en ira,
Dans tout l’pays comme on rira !
Partez, dirons-nous sur l’coup,
Et que l’diabl’ vous tord’ le cou !
⁂
En chantant l’amour, Émile Debraux est loin, nous l’avons dit, d’observer toujours les lois de la décence. Son temps était, à cet égard, moins sévère que le nôtre, et les chansons de Désaugiers, de Béranger, d’Hégésippe Moreau, etc., ne sont pas plus chastes que les siennes. Pour juger sainement d’un écrivain, il faut le considérer non à l’époque où l’on vit, mais dans celle où il a vécu ; il faut le laisser dans son milieu et se transporter près de lui.
Lorsqu’on remonte le cours des siècles, lorsqu’on feuillette, par exemple, les lettres originales des grandes dames de la cour de Louis XIV ou de celle de Louis XV, on est, de prime abord, tout surpris de voir ces nobles personnes, reines du bon ton et du bon goût, en si complet désaccord avec notre ton et notre goût, à nous, avec nos mœurs et nos usages. Non seulement leur orthographe diffère de la nôtre, à tel point qu’on peut dire qu’elles n’ont pas d’orthographe, mais leurs idées, leurs jugements et leur morale ne ressemblent souvent en rien aux nôtres. Mme de Sévigné, parlant des fredaines galantes de son fils, ou des rapports de sa fille avec son gendre, emploie les termes les plus choquants pour nous ; les mots crus, ce que nous appelons les gros mots, affluent sous sa plume. Mme du Deffand ne se montre guère plus réservée. Avec la princesse Palatine, c’est bien pis, et il est nombre de ses lettres qui feraient littéralement rougir tous nos corps de garde, ou « rougir la neige », selon l’humoristique locution du goguettier Berthaud[156.1]. Pour jouer Molière aujourd’hui, et afin qu’il ne blesse pas nos pudiques oreilles, on est obligé de l’expurger et de l’adoucir. Et que serait-ce si nous remontions plus haut, si nous parlions de Mathurin Regnier, de Montaigne, de Rabelais, de la reine de Navarre, de tous nos vieux conteurs ? L’art, pour eux, semble tout à fait indépendant de la décence. Et il en est de même à l’étranger et chez les Latins et les Grecs : prenez les plus grands noms dont puisse s’honorer l’esprit humain : Shakespeare et l’Arioste, Horace, le doux Virgile, Lucrèce, Juvénal, Aristophane, Lucien, etc., prenez les plus éblouissants chefs-d’œuvre, prenez la Bible elle-même, vous y rencontrerez maintes pages dont la licence et la grossièreté nous choquent et nous répugnent.
Tout change et se modifie sans cesse ici-bas, les êtres comme les choses. Cette idée de patrie, qui nous est si chère, est relativement récente : tout le dix-huitième siècle, à commencer par Marie-Antoinette et le vertueux Malesherbes, a été pour Voltaire contre Jeanne d’Arc[158.1], cette héroïne et cette sainte devant qui nous nous prosternons aujourd’hui ; et, un siècle auparavant, le grand Turenne et le grand Condé trahissaient à tour de rôle la France sans qu’on songeât le moins du monde à les honnir et à les mépriser pour cela.
Donc rien d’immuable, rien d’absolu. Cette liberté de paroles dont s’amusaient et pouffaient nos aïeux est exclue de notre langage, dans « la bonne compagnie » du moins. Nous gazons ou nous éliminons toute trivialité ; nous nous appliquons et tenons essentiellement à sauvegarder les apparences, à rincer et cacher nos verres, comme disait Musset. En valons-nous mieux ? Peut-être que oui, peut-être faut-il voir là, comme sous toute hypocrisie, un instinctif hommage rendu à la vertu. A moins que nous ne pensions, avec Collé[159.1], que « plus les mœurs se corrompent, et plus l’on devient décent ; car la décence est presque toujours le masque du vice ».
Émile Debraux, lui, a été tout le contraire d’un hypocrite. Poussant la franchise jusqu’à la témérité, le désintéressement jusqu’à l’imprévoyance, toujours souriant, avenant, déluré, d’une belle et folâtre humeur que rien n’a pu contraindre ni assombrir, suprêmement accessible néanmoins à toute infortune et à toute pitié[160.1], passionnément épris de tous nos héros, et enthousiaste de tous nos lauriers, toujours prêt à protester contre une iniquité sociale comme à célébrer une de nos victoires, Debraux, « le bon Émile », a été à la fois, et malgré ses quelques tergiversations politiques, un bon Français et un artiste d’élite ; il a bien mérité de la patrie, et bien mérité de la Muse chansonnière. On aurait pu inscrire sur sa tombe l’épitaphe de son prédécesseur Pierre Laujon (1727-1811), un des maîtres du Caveau :
Il vécut probe et sans envie,
Content des Muses et du sort.
Il fit chanter pendant sa vie,
Il fait pleurer après sa mort.
Fin.
― ⁜ ―
Au moment de procéder au tirage du présent volume, je reçois de M. Jules Guinoiseau, qui a entrepris, sur Émile Debraux et sur la famille du chansonnier, de si laborieuses et minutieuses recherches, les renseignements suivants, que je me reprocherais de ne pas consigner ici, et pour lesquels je lui renouvelle tous mes remerciements. Sur divers points, ces renseignements ont été complétés ou modifiés par mes propres recherches.
Claude-Paul Debraux, père du chansonnier, est né à Sommelonne (Meuse, canton d’Ancerville) le 15 janvier 1764, et décédé à Paris, rue de l’École-de-Médecine, nº 7, le 30 avril 1833. Il s’est probablement marié vers 1792, et très probablement à Paris. Après la mort de sa femme, Marie-Catherine Dorival (désignée aussi, mais à tort sans doute, sous les noms de Dorivale et Dorévale, et sous les prénoms de Catherine-Françoise : cf. ci-dessus, pages 11, 18 et 19), survenue à Paris (ancien IVe arrondissement) le 28 mai 1817, il épousa Marie-Rose-Josèphe Cambier, de laquelle il eut une fille : Rosine Debraux.
De son mariage avec Marie-Catherine Dorival, quatre enfants naquirent :
1º Marie-Françoise Debraux, née à Paris le 1er avril 1793, décédée célibataire dans la même ville vers 1820.
2º Paul-Émile Debraux, le chansonnier, né à Ancerville (Meuse) le 30 août 1796, qui épousa, le 17 janvier 1818, à Paris (Xe arrondissement), Aglaé-Cornélie Tattegrain, née à ….. en 1794, de Pierre-Étienne Tattegrain, ancien fabricant, né en Picardie en 1746, décédé à Paris le 2 juillet 1808, et de Marie-Élisabeth Cochard, née à ….. en 1764, décédée à ….. en …..
Aglaé-Cornélie Tattegrain, veuve d’Émile Debraux, mourut à Paris, rue des Fossés-Saint-Victor, nº 16, le 14 octobre 1836, à l’âge de quarante-deux ans. Elle laissait une fille, seule et unique héritière (ses deux autres enfants étaient donc alors décédés : cf. ci-dessus, pages 85-87), Estelle-Alphonsine-Cornélie Debraux, née à Paris, rue des Boucheries, nº 4 (XIe arrondissement), le 5 mai 1818 ; mariée à Paris (IXe arrondissement), le 5 octobre 1837, à Jean-Baptiste-Auguste Delion, physicien (né à Paris en 1811, mort à Asnières (Seine), rue Magenta, nº 10, le 22 septembre 1866), et décédée à Paris, rue Pajol, nº 5, le 24 décembre 1890.
3º Rose-Olympe Debraux, née à Paris le 28 octobre 1799, qui épousa Jean-François-Joseph Richard, le 5 juillet 1820, à Paris, et mourut, le 15 octobre 1883, au hameau de La Route, commune de Favières (Seine-et-Marne, canton de Tournan, hameau situé près de Villeneuve-le-Comte). Nous avons dit quelques mots (page 90) de ce beau-frère d’Horace De Braux (Debraux). Après avoir été professeur de mathématiques, directeur d’une école Lancastre à Melun, vérificateur des poids et mesures à Coulommiers, à Bayeux et à Corbeil, Richard, qui était né à Haraucourt (Meurthe, canton de Saint-Nicolas) le 25 octobre 1791, mourut à Corbeil le 14 octobre 1863.
4º Horace Debraux (qui signait De Braux : cf. page 91), né à Paris, rue des Mauvais-Garçons, nº 368, section de l’Unité, le 6 messidor an IX (25 juin 1801). Il épousa, le 15 octobre 1825, Pauline-Augustine-Joséphine Hochbrucker, née à Gand (alors Pays-Bas) le 9 frimaire an VIII (30 novembre 1799), et décédée chez son fils Paul-Édouard, à Moutier-Malcard (Creuse, canton de Bonnat), le 8 février 1870. Sur ce fils Paul-Édouard, cf. ci-dessus, page 93.
Horace De Braux, après avoir dirigé, à Melun, une école Lancastre, qui passa ensuite sous la gouverne de son beau-frère Richard, puis l’école normale d’instituteurs de Seine-et-Marne (cf. pages 91-92), fut nommé inspecteur d’Académie d’abord dans le département de la Creuse, puis dans celui de la Drôme, enfin de l’Hérault, et il mourut à Montpellier, le 10 août 1852, d’une hydropisie de poitrine.
Les écoles Lancastre étant d’origine protestante et ayant fleuri surtout dans les pays de religion réformée, je serais très porté à croire qu’Horace De Braux s’était converti au protestantisme, ou plutôt que sa mère, née Dorival, appartenait à cette religion. C’est là sans doute ce qui a autorisé Rabbe et d’autres biographes à dire que le chansonnier Émile Debraux était issu d’une famille protestante (cf. page 12).
Parmi les domiciles occupés par Émile Debraux et sa famille, nous citerons :
1º Rue des Mauvais-Garçons, nº 368 (où naquit son frère Horace, en 1801).
2º Rue Saint-Pierre-aux-Bœufs, nº .. (en 1812 et 1813).
3º Rue des Bons-Enfants, nº .. (où mourut sa mère, en 1817).
4º Rue de l’Observance, nº 3 (près de l’École de Médecine).
5º Rue des Boucheries, nº 4, XIe arrondissement (où naquit, en 1818, sa fille Estelle-Alphonsine Cornélie. Il existait à Paris, à cette époque, deux rues des Boucheries : celle dont il s’agit ici, la rue des Boucheries-Saint-Germain, attenait à la rue du Four actuelle, et a été réunie, en 1851, à la rue de l’École-de-Médecine).
6º Rue du Mail, nº 8 (en 1824).
7º Rue des Carmes, nº 4 (en 1825).
8º Rue de l’École-de-Médecine, nº 7 (où mourut son père, en 1833).
9º L’École de Médecine.
10º Le village de Courcelles, près de Paris. (Ce village dépendait alors de Clichy-la-Garenne.)
11º Le village d’Orsel, entre Paris et Montmartre (aujourd’hui rue d’Orsel, XVIIIe arrondissement).
12º Rue des Lombards, nº 39 (où il mourut, en 1831).
Texte retranscrit d’après : Albert Cim, Le Chansonnier Émile Debraux, roi de la goguette, 1796-1831. Paris : E. Flammarion, 1910 ; 1 vol. (vi-166 p.), in-16.
- « Peu de chansonniers ont pu se vanter d’une popularité égale à celle d’Émile Debraux. Les chansons de la Colonne ; Soldat, t’en souviens-tu ? Fanfan la Tulipe, Mon p’tit Mimile, etc., ont eu un succès prodigieux, non seulement dans les guinguettes et les ateliers, mais aussi dans les salons libéraux. » (Béranger, Chansons, note sur la chanson Émile Debraux.) « Émile Debraux, le chansonnier populaire par excellence. » (Dumersan et Noël Ségur, Histoire de la Chanson, en tête des Chansons nationales et populaires de France, t. I, p. xx.) « Jamais poète n’obtint un succès plus complet ni plus populaire [qu’Émile Debraux]… Sa chanson de la Colonne, celle du Mont-Saint-Jean et plusieurs autres parvinrent en peu de temps jusque dans les plus petits hameaux : on les répétait sous le chaume, à la charrue, dans les ateliers, au cœur de Paris… » (Rabbe, Biographie universelle.) « Debraux, l’un des chansonniers les plus populaires de son temps. » (Michaud, Biographie universelle.) « Les malheurs et les gloires de l’Empire lui inspirèrent [à Émile Debraux] ses premiers chants, qui obtinrent aussitôt une popularité jusque-là sans exemple. T’en souviens-tu ? le Mont-Saint-Jean, le Prince Eugène, la Colonne, furent à peine sortis de sa plume qu’ils étaient dans toutes les bouches… » (Dictionnaire de la Conversation.) « Debraux fut vraiment le poète du peuple, comme Béranger celui de la bourgeoisie instruite. Le peuple admira Béranger un peu sur parole ; il comprit, il aima Debraux. » (Larousse, Grand Dictionnaire.) « Les chansons d’Émile Debraux… ont eu un succès considérable sous la Restauration. » (Grande Encyclopédie.) Etc., etc. C’est bien le cas de conclure : Sic transit gloria mundi ! ↩
- Les frères Lionnet, Souvenirs et Anecdotes, p. 44-46 (Paris, Ollendorff, 1888). ↩
- Debraux, dix ans, régna sur la goguette.
(Béranger, Chansons, « Émile Debraux, chanson-prospectus pour les œuvres de ce chansonnier », 1er couplet.) ↩
- Acte de naissance de Paul-Émile Debraux (de Braux) (Copie prise sur les registres de la mairie d’Ancerville, Meuse) : Aujourd’hui treize fructidor an 4me de la République, les dix heures du matin. Par-devant nous Louis Gillet, agent municipal de la commune d’Ancerville, chef-lieu de canton, département de la Meuse, chargé de recevoir les actes de mariages, naissances et décès des citoyens, — Est comparu, en la Maison Commune, le citoyen Paul de Braux, huissier du juge de paix du canton d’Ancerville, âgé de trente-deux ans, assisté du citoyen Paul de Braux, cultivateur, âgé de soixante-dix ans, Charles Guyot, aussi cultivateur, âgé de trente-sept ans, tous [deux] domiciliés en la commune de Sommelonne, département de la Meuse, et ledit Paul de Braux, la celle (sic) d’Ancerville. Lequel Paul de Braux m’a déclaré que la citoyenne Catherine-Françoise Dorévale, son épouse en légitime mariage, âgée de trente et un ans, est accouchée aujourd’hui, en son domicile, à six heures du matin, d’un enfant mâle, auquel il a donné le prénom de Paul-Émille (sic). D’après cette déclaration, que ledit Paul de Braux, père de l’enfant, et lesdits témoins m’ont dit être conforme à la vérité et à la représentation (sic) qui m’a été faite de l’enfant, j’ai, en vertu des pouvoirs qui m’ont été délégués, rédigé le présent acte, que lesdits comparants ont signé avec moi. Fait en la Maison Commune dudit Ancerville les jour et an avant dits. Ont signé : Paul de Braux, Charle (sic) Guyot, Debraux (sic), Gillet. (Des fautes d’orthographe, qui n’altèrent en rien le contexte de l’acte, ont été corrigées dans cette copie.) ↩
- Lettre de M. Jules Forget, Inspecteur des Forêts à Bar-le-Duc, 2 janvier 1903. « A deux kilomètres environ d’Ancerville, au lieu [lieudit] de Braux, près de la Marne, existait jadis une commanderie de l’ordre de Malte, dont l’église était sous le vocable de la Madeleine. Plus tard elle a été transformée en une ferme qui n’existe plus aujourd’hui. » (Pierson et Loiseau, Géographie du département de la Meuse, p. 77 ; Verdun, Pierson, 1862.) Voir aussi Félix Liénard, Dictionnaire topographique du département de la Meuse, article Braux. ↩
- Quoique, dans l’acte de naissance inséré ci-dessus, le prénom de Paul précède celui d’Émile, c’est ce dernier qui est le plus généralement donné au chansonnier, c’est celui qu’il se donnait lui-même le plus souvent. Il signait d’ordinaire Émile Debraux ou P.-Émile Debraux. Pour simplifier, nous laisserons donc de côté le prénom de Paul, et nous nous bornerons à dire : Émile Debraux. ↩
- Ou plutôt roises, sorte de mares où l’on fait rouir le chanvre. ↩
- Ce document, ainsi que d’autres relatifs à la famille Debraux, se trouve (1900) à Sommelonne, entre les mains de M. Jules Langros. Dans ces mêmes papiers, figure un acte de partage de biens, fait à Sommelonne le 13 février 1797, où nous relevons encore le nom de Paul de Braux ; mais, comme le père et le fils (le grand-père et le père de notre chansonnier) portent le même prénom de Paul, il est impossible de savoir duquel des deux il s’agit dans cet acte. ↩
- C’est-à-dire, en style ordinaire, 1794 ou 1795. Nous avons vu, dans l’acte de naissance de Paul-Émile Debraux, qu’en l’an IV (1796) son père exerçait encore à Ancerville ses fonctions d’huissier du juge de paix. ↩
- Si oubliée — à Ancerville, mais non à Sommelonne, — que M. le curé, comme nous venons de le constater, ignore le prénom exact de notre chansonnier : il hésite entre Achille et Émile. Son nom, il l’orthographie Debrau, sans x. Et, en ce même temps (1833), et depuis dix ou douze ans, ainsi que l’attestent les nombreux biographes cités par nous, en note, au début de cette étude, le nom d’Émile Debraux était des plus populaires à Paris, sa gloire des plus retentissantes. ↩
- L’Histoire de la Goguette d’Eugène Baillet n’a pas paru en librairie et il n’en existe pas d’édition intégrale. Elle a été publiée, en grande partie, dans le recueil Paris-Chanson (voir, à ce sujet, l’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 30 avril 1900, col. 731) ; des extraits en ont été aussi donnés par l’auteur en tête d’une édition de ses Chansons et Petits Poèmes (Paris, Labbé et Vieillot, 1885 ; in-18), et ils servent de préface à ce volume. C’est toujours à ce dernier ouvrage, bien plus facile à rencontrer et à consulter que Paris-Chanson, que j’emprunterai mes citations de cette histoire, qui, dans son intégralité, devait être très étendue, former environ, nous dit Eugène Baillet (page i), « un volume de six cents pages ». ↩
- Voir les citations de ce livre faites ci-dessus, pages 15-17. ↩
- Adieux à mon hameau natal, 5e couplet. ↩
- Loc. cit., p. iv. ↩
- « … L’exquise affabilité, l’aimable condescendance du maréchal [Oudinot], qui, toute sa vie, ne se refusa jamais à rendre service à un compatriote, quelle que pût être sa modeste situation. » (Paul Despiques, Soldats de Lorraine, p. 268 ; Paris et Nancy, Berger-Levrault, 1899.) ↩
- Et encore, ici, un scrupule nous vient, scrupule partagé par M. Jules Guinoiseau. Bien que tous les biographes, sans hésitation aucune, attribuent à Émile Debraux cette qualité d’employé à la Faculté de Médecine de Paris, ne serait-ce pas plutôt son père, Claude-Paul Debraux, qui aurait occupé cet emploi ? Les titres des Tables des thèses ne portent, comme nous allons le voir, que le nom de Debraux, sans prénom. D’autre part, peut-être estimera-t-on qu’en 1816, à vingt ans, Émile Debraux était un peu jeune pour cette besogne ou cette fonction, qui exigeait tout au moins quelque expérience. ↩
- La Littérature française, t. II, Quatrième cours (1830-1869), p. 1107 (Paris, Didier, 1870). ↩
- « Souvent il (Debraux) fut réduit à faire des copies et à barbouiller des rôles pour nourrir sa femme et ses trois enfants. » (Béranger, Chansons, note sur la chanson Émile Debraux.) ↩
- Aujourd’hui, en typographie française, il est de règle de mettre un trait d’union entre les prénoms ou leurs initiales, que ces initiales ou ces prénoms soient placés avant ou après le nom ; régulièrement il faudrait donc écrire : Paul-Émile Debraux ; P.-Émile Debraux ; P.-É. Debraux ; Debraux, Paul-Émile ; Debraux, P.-Émile ; Debraux, P.-É. ; etc. ↩
- Ci-dessous, pages 137 et suiv. ↩
- Larousse, loc. cit., art. Goguette. Eugène Baillet, loc. cit., p. xiii-xxi, parle d’une goguette parisienne, dite de l’Assommoir, qui cessa seulement vers 1858 de tenir ses séances. ↩
- L.-A. Berthaud, le Goguettier, dans les Français peints par eux-mêmes, t. II, p. 314 (Paris, Furne et Delahays, 1853). « On avait vu, à l’imitation du Caveau moderne, se former des sociétés chantantes dans la plupart des villes de France. Des sociétés rivales ou émules surgirent dans la capitale ; et, comme tout le monde ne pouvait pas être membre du Caveau, on fonda d’abord la Société de Momus, où se firent remarquer Étienne Jourdan, Casimir Ménétrier, Hyacinthe Leclerc, et, par-dessus tous, Émile Debraux, qui devait bientôt devenir le chansonnier populaire par excellence. » (Dumersan et Noël Ségur, loc. cit., p. xx.) ↩
- « Les choses en vinrent à ce point que, vers 1836, il n’y avait pas moins de quatre cent quatre-vingts sociétés chantantes à Paris et dans la banlieue. » (Dumersan et Noël Ségur, loc. cit., p. xxi.) ↩
- Georges de Dubor, loc. cit. ↩
- Loc. cit., p. 310. ↩
- Les maîtres des chants pouvaient n’être autres que les secrétaires : « … des secrétaires appelés maîtres des chants » (Eugène Baillet, loc. cit., p. v.). ↩
- Sur les attributions du « pourvoyeur » dans les goguettes, voir Eugène Baillet, loc. cit., p. xx. ↩
- Loc. cit., p. ix et suiv. ↩
- L.-A. Berthaud, loc. cit., p. 312. « La chanson rend meilleur ; elle dispose à la bonté, à l’indulgence ; il est rare que l’homme qui chante pense à mal faire », remarque Nicolas Brazier (Histoire des petits théâtres de Paris, les Sociétés chantantes, t. II, p. 189). ↩
- Eugène Baillet, loc. cit., p. v-vi. ↩
- Le comte Anglès, ministre d’État et préfet de Police, adressa, le 25 mars 1819, aux commissaires de police de Paris, une circulaire sur ou plutôt contre les goguettes, où il déclare que « ces réunions, dites goguettes, qui, toutes, prennent des titres insignifiants en apparence, sont composées d’individus animés, en général, d’un mauvais esprit ». Cette circulaire est reproduite en grande partie dans l’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 20 décembre 1908, col. 936-938. Béranger, si populaire et si « chanté » dans les goguettes, prit la défense de ses amis et riposta à la circulaire du comte Anglès par la Faridondaine ou la Conspiration des chansons, « instruction ajoutée à la circulaire de M. le préfet de Police, concernant les réunions chantantes appelées goguettes » :
- Tu sais que monseigneur Anglès,
La faridondaine,
A peur des couplets :
Apprends qu’on en fait contre lui,
Biribi,
Sur la façon de barbari,
Mon ami.
Dans son numéro du 20 janvier 1910, col. 98-104, l’Intermédiaire reproduit un autre document intéressant relatif à l’histoire des goguettes, — un « Rapport du préfet de Police au ministre de l’Intérieur », daté de « Paris, août 1827 », communiqué par M. Léonce Grasilier. Quarante-trois goguettes parisiennes s’y trouvent mentionnées, avec l’adresse du siège de leurs réunions, et, souvent aussi, avec le nombre et l’opinion politique de leurs sociétaires respectifs, le nom de leurs présidents, etc. ↩
- Tu sais que monseigneur Anglès,
- Notice historique sur Paul-Émile Debraux, en tête de l’édition des Chansons complètes de Paul-Émile Debraux (Paris, sans nom d’éditeur, rue des Grands-Augustins, 18 ; et Palais-Royal, Galerie de Valois, 185 [cette dernière adresse étant celle de l’éditeur de chansons Terry ou Roy-Terry, c’est sûrement de lui qu’il s’agit ici], 1835-1836 ; 3 vol. in-32). Bien que, par un artifice de rédaction (cf. plus loin, page 143), cette notice paraisse signée P.-J. de Béranger, il est facile de constater que Béranger n’en est pas l’auteur, et que sa signature ne s’applique qu’aux couplets cités dans le texte. Il n’est pas admissible, en effet, que l’illustre chansonnier se soit décerné à lui-même, comme on le voit dès les premières lignes, le qualificatif d’immortel : « … l’insouciance [de Debraux] si bien peinte par l’immortel Béranger dans les vers de cette notice ». ↩
- Debraux, qui était la franchise même, a parlé, dans plusieurs de ses couplets, de sa laideur physique :
- La nature, à mes vœux rebelle,
Me fit chétif, petit, mal achevé.
(Les Marche-Pieds, 2e couplet.)
Voir aussi les chansons Mon Oraison funèbre, 3e couplet, et Réponse de Lisette, 2e couplet. ↩
- La nature, à mes vœux rebelle,
- Cette scène — ou peut-être une scène analogue — se trouve étrangement racontée et travestie dans les Mémoires sur Béranger de Savinien Lapointe (page 3). Debraux aurait été rappelé à l’ordre par les goguettiers, et n’aurait obtenu son pardon et son admission qu’en déclarant « avoir fait la paix avec Béranger », et en prenant l’engagement de l’amener à une prochaine séance. A cette séance, il amena un de ses amis, « enveloppé dans une grande redingote à la propriétaire, coiffé d’un large chapeau », etc., et qu’il présenta comme étant Béranger. « On entoure ce drôle, qui était tout simplement un ancien vétéran. Il boit, chante et se grise. Il est couvert d’applaudissements, car il chantait fort bien. Après la soirée un fiacre emporta l’auteur de cette farce — c’est-à-dire Émile Debraux — et le Béranger de pacotille. » Le farceur ici n’est pas Debraux, mais très vraisemblablement Savinien Lapointe, qui a imaginé de toutes pièces cette aventure, comme il en a inventé d’autres, ainsi que le lui a véhémentement reproché Sainte-Beuve (Nouveaux Lundis, t. I, p. 167) : « … Un cordonnier-poète (Savinien Lapointe : 1812-1893), jetant l’injure à qui lui déplaisait, en même temps qu’il entonnait les louanges du maître… a osé intituler son livre Mémoires de [ou plutôt sur] Béranger… Il y donne une prétendue lettre de Béranger à mon adresse, qui est de sa fabrication et qui n’a jamais existé. » Etc. ↩
- Eugène Baillet, communication à l’Intermédiaire des chercheurs et curieux, loc. cit. ↩
- L’abbé et poète Constantin Roussel, apud Jules Troubat, Gaietés de terroir, p. 34. « Grosley, nous parlant d’un de ses amis, le joyeux abbé Courtois, dit : « Il m’admettait à partager ses plaisirs, dont la gaieté, qui lui était commune avec toutes les belles âmes, faisait le fond….. » (Sainte-Beuve, Tableau de la poésie française… La Monnoie, p. 454.) « …. La gaieté que Villars appelait l’âme de la nation. » (Id., Causeries du lundi, t. XIII, p. 89.) « … Le grand signe des forts : la joie. » (Michelet, Bible de l’Humanité, p. 192.) « Plus j’y réfléchis, plus je trouve que toute la philosophie se résume dans la bonne humeur. » (Ernest Renan, Discours et Conférences, p. 217.) Etc., etc. ↩
- Le Cimetière, 3e couplet. ↩
- Mon Oraison funèbre, 1er couplet (cf. l’édit. de 1831-1832, t. IV, p. 278 ; et celle de 1835-1836, t. III, p. 313). ↩
- Parmi les médecins qui donnèrent leurs soins à Debraux, je relève le nom — qui rappelle celui d’un des principaux personnages de la Comédie humaine de Balzac — du docteur Morel de Rubempré, auteur de nombreux ouvrages médicaux d’un genre spécial, la Médecine de Vénus sans le médecin, les Secrets de la génération ou l’Art de procréer à volonté des filles ou des garçons, etc. Ces volumes étaient édités chez Terry, au Palais-Royal, l’éditeur d’Émile Debraux. On trouve, dans l’édition des Chansons d’Émile Debraux en quatre volumes (Paris, Terry, 1831-1832, t. III, p. 303), une chanson, le Bouquet de la reconnaissance, avec cette mention : « Couplets adressés au docteur Morel de Rubempré dans un banquet donné à l’occasion de ma convalescence d’une longue maladie, dont il a su me tirer ». A la suite du refrain :
- O vous que la santé délaisse,
Allez voir le docteur Morel,
l’auteur a le soin d’ajouter en note : « Le docteur Morel demeure rue Saint-Merry, hôtel Jabach ». ↩
- O vous que la santé délaisse,
- La Comète de 1832, refrain. ↩
- Le Passage de la Bérésina, t. III, p. 203. ↩
- Voir notamment la notice de Fontan en tête de l’édition des Chansons de Debraux, 4 volumes, Paris, Terry, 1831-1832, — et l’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 22 mai 1900, col. 888, communication de M. Théophile Gonse, « dont les parents ont beaucoup connu le grand chansonnier ». ↩
- Et je puis ajouter encore : comme celui du gai et galant conteur Auguste Saulière (1845-1887), auteur de plusieurs recueils d’historiettes en vers : Leçons conjugales, Histoires conjugales, Ce qu’on n’ose pas dire, et de divers romans. ↩
- C’est très probablement pour venir en aide à la veuve d’Émile Debraux que Charles Le Page, ou Fontan, ou tel autre ami de notre chansonnier, mit en ordre et « au point » les notes que Debraux avait recueillies sur Napoléon et publia ce volume, où l’on ne reconnaît guère le style de Debraux. Il est à remarquer, en outre, ainsi que nous le verrons plus loin avec plus de détails, que, dans la Vie du duc de Reichstadt, qui fait suite à celle du Prisonnier de Sainte-Hélène, il est question d’événements postérieurs à 1831, c’est-à-dire à la mort d’Émile Debraux. ↩
- Nº du 30 août 1900, col. 731. ↩
- L’Extra-Muros fut fondé par Charles Le Page, et « il eut en peu de temps un grand nombre d’abonnés ». (Dumersan et Noël Ségur, loc. cit., p. xliii.) Une chanson de Debraux, destinée sans doute à ce journal, a pour titre Extra-Muros. (Voir le Recueil complet des chansons de P.-É. Debraux ; Paris, Terry, (1831-1832 ; t. IV, p. 234.) Ajoutons qu’il existe dans la collection de l’Extra-Muros (1830-1831 ; 2 volumes in-folio) de nombreux articles de genres divers dus à la plume d’Émile Debraux. ↩
- Sur le chansonnier Piton du Roqueray, fils d’un avoué de Coutances, et fondateur, avec Charles Le Page, de la Lice chansonnière, voir Dumersan et Noël Ségur, loc. cit., p. xliii. ↩
- Joseph Lancaster ou Lancastre, pédagogue anglais (1771-1838), inventeur ou promoteur d’un système d’enseignement mutuel, et fondateur d’écoles, dites Lancasters ou Lancastres, qui jouirent d’une grande vogue en Europe et aux États-Unis durant le premier tiers du dix-neuvième siècle. L’écrivain genevois Rodolphe Töpffer (1799-1846) parle à plusieurs reprises et avec éloges de la méthode Lancaster dans son roman le Presbytère : « … Ils (les habitants du hameau d’Allemogne, département de l’Ain) ne savent pas lire, faute de Lancasters, par rapport aux curés, qui n’en veulent pas » (page 57 ; Paris, Hachette, 1907) ; « … sachant lire, grâce à Dieu et à la Lancaster » (page 285). Etc. ↩
- Nº du 22 novembre 1900, col. 880. Communication signée des initiales Th. L. ↩
- Il a été inspecteur à Guéret en 1846, 1847 et 1848. (Lettres manuscrites, du 23 mai 1901, de M. l’inspecteur d’académie du département de la Creuse et de M. l’inspecteur d’académie du département de la Haute-Vienne.) ↩
- Lettres manuscrites du 23 mai 1901, citées ci-dessus. ↩
- Voir sa chanson l’Ermite de Courcelles. ↩
- Loc. cit., p. xx. « Ce brave et digne garçon, que nous avons connu intimement, écrivent-ils encore (loc. cit.), était d’une nature un peu rugueuse, et, chose étrange, il avait des velléités de misanthropie. Lorsque ces accès lui prenaient, il quittait Paris, se rendait à pied dans la forêt de Fontainebleau, et, là, il se livrait, pendant quatre ou cinq jours, à la chasse des papillons, passant les nuits à la belle étoile, et dormant sur l’herbe, sans craindre les vipères, si redoutables dans ces parages, mais qu’il prétendait avoir apprivoisées en chantant… » ↩
- Momus a changé ses leçons,
Suivons-le, mais sans nos chansons ;
A l’Est, où se borne Lutèce,
Sur le sol des vaines douleurs,
Il sacrifie à la tristesse ;
Etc., etc.
Au jour de l’éternel adieu,
Pour suivre une sainte parole,
Il n’a pas renié son dieu,
dit son intime ami Charles Le Page, dans la très piètre chanson qu’il lui a dédiée. (Cf. Charles Le Page, Chansons politiques et autres, Émile Debraux, 1831, p. 61-64 ; 3e édition ; Paris, Bocquet, 1841.) ↩
- Momus a changé ses leçons,
- Tome III, p. 89, art. Debraux. ↩
- Il est possible, mais peu probable cependant, que Béranger n’ait pas connu personnellement Debraux, qui, dans ses couplets, a très fréquemment parlé de lui, et presque toujours dans les termes les plus enthousiastes. Dans une chanson portant à la fois pour titre et pour dédicace A Béranger, il l’appelle « le rossignol français » ; c’est la finale du refrain :
- Ah ! rendez donc, rendez à ma patrie
Les doux accents du rossignol français !
Et il est à remarquer que Charles Le Page, le camarade de Debraux, qualifie de même Béranger de « rossignol », dans la chanson qu’il lui dédie, qui a pour titre : Le Peuple et le Rossignol, et pour refrain :
- Doux rossignol, chante encore une fois !
(Cf. la Némésis lyrique, 4e livraison, 10 février 1833.)
A son tour, Béranger a consacré à Debraux une très élogieuse chanson ; il s’est noblement entremis pour venir en aide à sa veuve, et a toujours de son mieux défendu la mémoire du « pauvre Émile ». Le 4 mars 1833, en remerciant Charles Le Page de la chanson que celui-ci venait de lui dédier et que venait de publier la Némésis lyrique, il lui écrivait : « Vous avez raison, Monsieur, c’est une dette de reconnaissance que j’ai acquittée envers la mémoire d’Émile Debraux… Ses chansons m’ont plu non seulement, mais encore ont été pour moi un sujet d’étude, parce qu’il était plus à portée que je ne l’étais moi-même d’étudier les classes auxquelles je me suis adressé si souvent. Je trouve dans ses productions si variées un reflet des sentiments populaires, et j’y ai puisé plus d’une utile leçon. Je devais donc, plus que tout autre, payer tribut à sa mémoire », etc. (Béranger, Correspondance, t. II, p. 120 et suiv.). ↩ - Ah ! rendez donc, rendez à ma patrie
- Nous avons vu que Debraux a été inhumé, non au cimetière Montmartre, mais au Père-Lachaise. ↩
- Béranger, Chansons, Mon Tombeau, 1er couplet. (Chanson faite vers 1829.) ↩
- Voir sa chanson Appel aux députés, refrain. C’est à peu près vers le même temps que le général Foy disait de notre Chambre des députés, remplie de discussions intéressées, de vénales déclamations et de scandaleux tripotages : « Ils sont là-dedans 400 qui prennent, et 30 qui comprennent ». (Cf. Gabriel Guillemot, dans le journal la Tribune, 14 août 1876.) ↩
- Le Retour de la Liberté (septembre 1825), 2e couplet. ↩
- Conférer avec ce qui est dit plus loin, pages 129 et suiv., sur l’ouvrage de Debraux, les Barricades de 1830. ↩
- Exemple, la chanson Allez baiser les pieds du roi, qui se trouve dans l’édition de 1836 (tome III, pages 305-306), et qui est signée des initiales D. et L. Certainement, dans la confection de ces couplets lourds, solennels, diffus, confus, parfois même inintelligibles, le collaborateur L., c’est-à-dire Le Page, à dû avoir la plus grande part, toute la part même : c’est bien là sa facture, et on ne voit pas trace de l’estampille claire, vive et légère de Debraux. « Charles Le Page, écrivent de leur côté les auteurs de l’Histoire de la Chanson, Dumersan et Noël Ségur (pages xx-xxi), peut revendiquer à juste titre beaucoup de chansons insérées, de son aveu, dans le recueil d’Émile Debraux. » ↩
- Invocation à Silène, 4e couplet. ↩
- Béranger, Correspondance, t. II, p. 159. ↩
- On lit, dans le journal le Cabinet de lecture, paraissant tous les cinq jours, nº du 24 mars 1831 : « Émile Debraux, auteur de la Colonne, du Mont-Saint-Jean, de Bertrand au tombeau de son général, n’a laissé que son nom pour toute fortune à sa femme et à ses trois enfants. Une souscription est ouverte en faveur de cette malheureuse famille, chez Terry, libraire, au Palais-Royal. Cette souscription est ouverte sous les auspices d’un illustre général [le général Bertrand sans doute] et de notre premier poète national, le célèbre Béranger. » ↩
- Chateaubriand, dans un passage de ses Mémoires d’outre-tombe (t. V, p. 346 ; Paris, Garnier, s. d., in-18), fait allusion à cette farce : « Philippe [Louis-Philippe] n’était pas au bout de ses épreuves…. il lui fallait encore…. venir bien des fois, au caprice de la foule, chanter la Marseillaise sur le balcon des Tuileries. » ↩
- Plus loin, Fontan déclare encore : « … Car, comme je vous l’ai dit, je ne le connaissais point, ni lui ni ses chansons. Je savais bien que son nom était populaire et ses chansons aussi ; mais c’était tout. Maintenant, je rends grâce à la marque de confiance que m’a donnée sa veuve…. » Il faut convenir que Mme Debraux aurait certes pu faire choix d’un biographe mieux éclairé et plus compétent. ↩
- De là son surnom de « Béranger du peuple », « Béranger de la classe ouvrière », « Béranger de la canaille », par opposition au vrai Béranger, au « Béranger des salons ». « On l’appelait « le Béranger de la canaille », mais toutes les chaumières, tous les ateliers ont répété ses couplets patriotiques et ses chansons à boire. » (Vapereau, Dictionnaire universel des littératures, art. Debraux). ↩
- Cf. le Moniteur universel, 23 février 1823 et 26 mars 1825. ↩
- Debraux était grand admirateur de Pigault-Lebrun, qu’il appelait « le grand maître », et c’est de lui qu’il procède dans le roman. « Les romans à la Pigault-Lebrun sont au goût du jour, il est vrai ; ce genre conviendrait bien à la gaîté de mon caractère, c’est encore vrai ; mais l’égoïste Pigault garde son secret pour lui : allez donc, après cela, faire des Barons de Felsheim, un Enfant du carnaval, un M. Botte, une Folie espagnole… Tant que le grand maître tiendra sa faucille, il moissonnera tout…. » (Voyage à Sainte-Pélagie, t. I, p. xij.) ↩
- Cf. Histoire du Prisonnier de Sainte-Hélène, préface. ↩
- Renseignement fourni par M. Jules Guinoiseau. ↩
- Je n’ai pu me procurer ce dernier ouvrage, qui n’existe pas à la Bibliothèque nationale. ↩
- Le pauvre Émile a passé comme une ombre,
Ombre joyeuse et chère aux bons vivants.
Ses gais refrains vous égalent en nombre,
Fleurs d’acacia qu’éparpillent les vents.
(Béranger, Chansons, Émile Debraux, 1er couplet.) ↩
- Le pauvre Émile a passé comme une ombre,
- Réciproquement, et ainsi que nous l’avons déjà noté, plus d’une chanson attribuée à Debraux est l’œuvre de quelqu’un de ses camarades, de Charles Le Page notamment, de François Debois, de Morize, de Brazier, Faivre, etc. Voici ce que nous contait un jour, à ce sujet, Eugène Baillet, et ce qui éclaire la question : « L’éditeur Roy-Terry, au Palais-Royal, galerie de Valois (à l’angle du passage aujourd’hui voisin de la Direction des Beaux-Arts), payait à Debraux cinq francs par chanson ; Debraux avait la vogue, et, seules, les chansons signées de son nom se vendaient bien. Aussi, plusieurs de ses amis lui remettaient-ils souvent des chansons composées par eux, qu’il signait et donnait à Roy-Terry, moyennant ces cent sous. Voilà pourquoi l’on trouve dans les recueils du temps nombre de chansons signées de Debraux, et qui ne sont pas de lui, ou même des chansons signées de Debraux, et qui se retrouvent ailleurs avec la signature de Le Page, de Debois, de Brazier, etc. Mais il est facile de remarquer la différence qui existe entre les chansons de Debraux et celles qui émanent entièrement de son plus habituel collaborateur, celles, en d’autres termes, que Charles Le Page a faites seul et publiées après la mort de Debraux. Quant à François Debois, dont la collaboration avec Debraux est bien plus rare, c’était un calligraphe distingué. Il mourut, vers 1858, victime d’un accident ; il fut écrasé par une voiture devant la Morgue, et l’on n’eut qu’à y transporter son corps. » On trouvera d’intéressants renseignements sur Charles Le Page (ou Lepage), — qui était ouvrier, ouvrier menuisier, je crois, et originaire de Laon, — dans l’Histoire de la Chanson de Dumersan et Noël Ségur, en tête des Chansons nationales et populaires de France, pages xlii et suivantes ; mais il y est traité avec beaucoup trop de complaisance ; on l’y qualifie de « un de nos plus spirituels chansonniers », quand c’est justement, au contraire, l’esprit et la verve qui manquent le plus à Charles Le Page. ↩
- C’est le portrait qui est reproduit en frontispice du présent volume. ↩
- Comme nous l’avons expliqué ci-dessus (pages 57-58, note 1), il y a là, par suite de la tournure de la phrase, une confusion, voulue ou non : la chanson seule est de Béranger, la notice est anonyme. ↩
- A tant d’esprit passez la négligence :
Ah ! du talent le besoin est l’écueil.
(Béranger, Chansons, Émile Debraux, dernier couplet.) ↩
- A tant d’esprit passez la négligence :
- Cf. ci-dessus, p. 121-122, note 1. ↩
- Il y a une chose qui nous froisse particulièrement chez lui, c’est de l’entendre mêler, sinon sa propre mère, du moins la mère de tel ou tel de ses personnages aux scabreuses aventures et farces que ceux-ci nous débitent. On trouvera des exemples de cette choquante faute de goût dans les chansons intitulées Eustache (1er et 2e couplets), Aux Femmes (1er couplet), Fanfan la Tulipe (1er couplet), le Souffleur (1er couplet), etc. ↩
- Cette chanson, qui fait partie du recueil de 1822 (page 50), manque dans l’édition des Chansons complètes de 1836. ↩
- Amis, je le dis hautement :
Si, quelque jour, à force de naufrages,
J’atteins ce mont des auteurs envié,
De Béranger les sublimes ouvrages
M’auront servi de marche-pied.
(Émile Debraux, les Marche-Pieds, 1er couplet.)
Nous avons vu (p. 100-101, note 1) qu’à son tour Béranger non seulement savait apprécier les chansons d’Émile Debraux, mais encore faisait d’elles « un sujet d’étude », et qu’il y a puisé « plus d’une utile leçon », principalement parce que Debraux était plus au courant que lui des mœurs populaires. ↩
- Amis, je le dis hautement :
- Cf. ci-dessus, p. 97. ↩
- « Fanfan la Tulipe est le type de la vraie chanson populaire, et Debraux s’est entièrement révélé dans cette œuvre, remarquable tant au point de vue du cadre que des sentiments qui y sont exprimés ; elle eut une immense vogue. » (Eugène Baillet, Histoire de la Goguette, p. iv-v.) ↩
- Cf. le Passage de la Bérésina (t. II, p. 101) : « A deux portées de fusil de mon village s’élève le moulin de Mathelin…. Dix ans plus tard, l’Europe envahit la France ; Mathelin mourut en défendant sa chaumière, son moulin disparut, et des monceaux de pierres indiquent seulement la place où il exista jadis. J’ai revu ce monceau de pierres, une larme m’est échappée…. » ↩
- Le parc de Jean-d’Heurs, alors propriété du maréchal Oudinot. ↩
- Compliment des habitants du département de la Meuse à la brave garnison de Bar-le-Duc, le 18e de ligne prussien (1818). Cette chanson figure dans l’édition de 1822 (page 243) ; elle manque dans l’édition de 1835-1836. ↩
- Cf. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II, p. 401 (article sur le Procès de Jeanne d’Arc) : « Sachons seulement que tout le dix-huitième siècle adorait cette Pucelle libertine [de Voltaire], que les plus honnêtes gens en savaient par cœur des chants entiers…. M. de Malesherbes lui-même, assure-t-on, savait sa Pucelle par cœur. » Etc. Voir aussi Edmond et Jules de Goncourt, la Femme au dix-huitième siècle, p. 157 : « La Pucelle traînait sur les tables, et les femmes qui se respectaient le plus ne se cachaient pas de l’avoir lue, et ne rougissaient pas de la citer. » ↩
- Cité par Larousse, loc. cit., art. Collé. ↩
- « … Gai, sensible, prenant philosophiquement sa misère, plaignant celle d’autrui, Émile Debraux est une figure essentiellement démocratique », dit fort bien M. Paul Ginisty, dans un article du Journal des Débats du 8 février 1907, où, après MM. Pol Chevalier, Jules Guinoiseau, Émile Massard, Quentin-Bauchart, Joseph Ménard et nous-même, il demande au Conseil municipal de Paris de donner à une de nos rues le nom, jadis si populaire et si parisien, d’Émile Debraux. ↩