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Mot-clé : « Colisée (Le) »

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XXII. A Sienne

Dès son entrée en Italie, Daniel Hémon s’était dirigé vers Rome. Il avait hâte de voir la Ville Éternelle, doublement et incomparablement re­nommée, et par les vestiges de l’antiquité latine, et comme capitale de la chrétienté.

Si, par ses vastes proportions, la basilique de Saint-Pierre le frappa d’admiration, elle ne lui inspira pas ces sentiments de respect et de recueillement que provoquent les plus humbles églises de nos villages. C’est que l’art gothique, cet art, caractérisé par l’ogive, et dont les cathédrales de Reims, de Chartres, de Rouen, d’Amiens, de Paris, de Bourges, nous offrent les plus magnifiques spécimens, lui avait toujours semblé le mieux approprié aux élans de la prière et à la majesté des rites, le seul même qui fût en complète harmonie avec la piété et le culte, A ses yeux d’enfant de la France du Nord, l’art de Bramante et de Michel-Ange, de Maderna et du Bernin, était un art païen, art somptueux et superbe, mais bien plus apte à éblouir les sens qu’à élever ou apaiser l’âme.

Le Colisée, en revanche, cette ruine énorme et grandiose, ce « colossal » amphithéâtre, — d’où vient son nom, — produisit sur lui la plus vive impression. Il le parcourut dans toutes ses substructions et jusqu’à ses plus hauts gradins, visita de même à plusieurs reprises le Forum, que des équipes de terrassiers ne cessent de déblayer, le mont Palatin, avec ses masses de pierres, jadis palais, théâtres ou temples, et la roche Tarpéienne, bien déchue de son antique renom.

Puis vint le tour des autres basiliques ou églises, de Saint-Jean-de-Latran et de Sainte-Marie-Majeure, de Saint-Paul-hors-les-Murs, Saint-Laurent, Sainte-Marie-du-Peuple, Sainte-Sabine, Sainte-Agnès, le Gesù, etc. ; — on en compte plus de trois cents ; — puis des musées, du Vatican surtout, des villas et jardins, et de la campagne romaine, notamment de la Via Appia, toute bordée de tombeaux.

Mais, décidément, il y avait trop de débris, trop de fragments de statues et de chapiteaux, trop de vieilles pierres à Rome ; il s’en dégageait partout, — sauf peut-être du verdoyant sommet du Pincio ou des promenades et terrasses du Janicule, — un air de désolation et de mort.

Après trois semaines employées à repaître ses yeux et son esprit des splendeurs de Rome, Daniel s’achemina vers Naples, puis vers Sorrente, que le docteur Charoy lui avait spécialement recommandée. Là, dans cette petite ville, bordée d’un côté par une mer d’un bleu de saphir, entourée de l’autre par des jardins plantés d’orangers et de citronniers, il s’établit à demeure. Il prit pension chez une dame veuve, qui occupait une rustique maison, à l’extrémité d’une rue, dans un site délicieux, et bientôt, les premières excursions faites, le pays reconnu, il ressaisit ses pinceaux et se remit au travail.

Il resta tout l’hiver à Sorrente, où sa santé ne tarda pas, en effet, à s’améliorer très sensiblement. Il était complètement rétabli, tout à fait valide et dispos, quand revinrent les beaux jours. Pour surcroît de bonheur, il avait noué des relations avec un richissime Américain installé à proximité de Sorrente, dans l’île de Capri, et ce Crésus de Chicago, qui était doublé d’un Mécène, s’était épris du talent de Daniel, et lui avait acheté deux de ses toiles, deux Scènes d’intérieur napolitain, qu’il lui avait royalement payées.

Ainsi, le gousset bien garni, le corps en bon point et solide, l’esprit alerte, ouvert, fureteur, impatient de tout voir, d’admirer toutes les splendeurs naturelles et les merveilles artistiques que l’Italie offre à foison, Daniel se remit en marche, et, après avoir visité Amalfi, Salerne et les temples de Pœstum, passa en Sicile, où il séjourna un mois.

Il regagna ensuite Rome, qu’il ne fit que traverser, et, se dirigeant toujours vers le nord, s’arrêta à Florence, puis à Bologne, à Ravenne, et enfin à Venise.

Par ses musées et ses monuments, comme par sa superbe situation et ses charmants environs, Florence l’avait séduit ; aussi s’empressa-t-il d’y retourner en quittant Venise, Il comptait y demeurer un assez long temps, plusieurs mois, et remonter ensuite vers l’Allemagne, visiter Munich, Nuremberg, Dresde, Berlin, Cassel, et contempler et étudier tous les chefs-d’œuvre que possèdent les pinacothèques de ces villes.

Ainsi peu à peu il complétait son instruction artistique, formait et affinait son goût, éclairait son jugement.

L’art hollandais et flamand, d’une observation si attentive et si intense, si empreint d’exactitude, ayant uniquement pour caractéristique et pour symbole la vérité, avait toujours eu ses préférences et lui avait jusqu’ici fait méconnaître les artistes italiens. A présent qu’il avait vu ceux-ci de près et par lui-même, il les appréciait tout autrement. Eux aussi, les Botticelli, les Gozzoli, les Ghirlandajo, les Pinturicchio, les Vinci, les Pérugin, les Raphaël, les Titien, les Véronèse, e tutti quanti, avaient eu le souci de la vérité ; eux aussi s’étaient efforcés d’exprimer sur leurs toiles ou dans leurs fresques ce qui existait autour d’eux, les sites qu’ils apercevaient, les types qu’ils coudoyaient. Cela est si vrai que nous les retrouvons encore vivants, ces personnages, ces modèles, dont ils se sont plu à faire, dans leurs tableaux, des saints ou des Vierges ; nous les rencontrons et les croisons, à chaque pas, dans les rues de Venise, de Ferrare ou de Bologne, dans les champs de la Romagne ou de l’Ombrie, de même que nous entrevoyons et contemplons encore, dans quelque gorge des Apennins, sur le bord de tel lac ou au pied de telle cascade, le fond de paysage de telle Descente de Croix ou telle Pietà, de telle Annonciation ou Assomption. D’une façon générale, on peut dire que les artistes italiens et les peintres flamands et hollandais ont été animés du même souci de la ressemblance, de la même ardente passion de la vérité, et que les différences qu’on constate dans leurs procédés et leurs œuvres proviennent presque exclusivement des différences de contrées, de climats et de physionomies. Le Nord, qui ne possède ni la même végétation, ni la même faune, ni les mêmes types que le Midi, ne peut évidemment fournir les mêmes artistes que lui.

De Florence, Daniel ne manquait pas d’excursionner, dès que ses travaux lui en laissaient le loisir. Pise, Prato, Faenza, Vallombreuse le charmèrent. L’Ombrie, avec ses vieilles cités où revit le moyen âge, Pérouse, Assise, Foligno, Montefalco, Spolète furent pour lui des révélations. Mais une ville l’intéressa entre toutes et le ravit ; ce fut Sienne, dont les palais, la cathédrale, les églises, les musées contiennent tant d’œuvres admirables. Et puis la ville même, sa pittoresque situation au centre et sur les flancs de trois collines, ses environs, ses points de vue, ses rues proprettes, étroites et escarpées, sa belle place del Campo, tout l’attira, l’enthousiasma.

Ce fut au point qu’au lieu de passer l’hiver à Florence, ainsi qu’il l’avait projeté, il vint se réfugier dans cette très curieuse et captivante cité de Sienne, qui se trouve en dehors des grandes voies ferrées, et que les touristes n’envahissent guère. Là, dans le calme et la retraite, logé à proximité de l’église Saint-Dominique, au-dessus des pentes verdoyantes de la fontaine Branda, il ne se lassait pas d’étudier les œuvres si caractéristiques de l’école siennoise, « une école riante, au milieu d’un peuple toujours gai », a-t-on dit, et de savourer cette existence si particulière, si intellectuelle, à la fois pleine d’art et d’intimité, de rêveries, d’évocations, d’enseignements et d’enchantements. Il vivait ainsi dans une atmosphère de sérénité et de beauté nouvelle pour lui, qu’il avait commencé à entrevoir et à respirer à Florence, puis à Pérouse, à Spolète, dans tout ce coin de l’Ombrie, et dont il goûtait à Sienne l’absolue plénitude et l’enivrement.

Et cette atmosphère s’étendait sur toute cette région divine et l’imprégnait ; partout autour de lui régnait ce puissant sentiment de l’Art, cette passion du Beau. Les enfants mêmes, les bambini et ragazzi qu’il rencontrait dans les églises, étaient aptes à lui servir de ciceroni, connaissaient le nom et la biographie des peintres, aussi bien que les qualités et l’importance des tableaux et des fresques.

Et, aux alentours de Sienne et de ses collines, que d’excursions intéressantes, que d’impressionnantes curiosités ! San Gimignano d’abord, « la ville aux belles tours », perchée sur son roc comme un nid d’aigle, avec ses ruelles sombres et abruptes, ses antiques palais tout noircis par le temps, ses murs d’enceinte, ses portes fortifiées, ses nombreuses tours à créneaux surtout ; — cité étrange, à l’air farouche et menaçant, remplie encore du souvenir de Dante et des querelles et des crimes des Guelfes et des Gibelins. Puis Monte Oliveto, le célèbre couvent de Bénédictins, avec ses fresques de Luca Signorelli, construit au milieu d’un désert, au-dessus de vertigineux précipices. Et l’abbaye de Saint-Eugène, et le couvent de l’Observance, la chartreuse de Pontignano, la villa de Cetinale et sa « Thébaïde », ses magnifiques jardins, le manoir de Belcaro et ses points de vue superbes.

Dans toutes les lettres que Daniel adressait à son père ou à son frère Alexis, il ne cessait de leur dépeindre sa joie, son ravissement, et aussi de les rassurer au sujet de sa santé, qui était excellente.

Mais toute médaille, toute chose en ce monde, a son revers. L’inconvénient de ce lieu de délices et de ce paradis, c’était sa température hivernale. Si, par suite de son altitude, Sienne n’a pas à redouter d’aussi fortes chaleurs que Florence, Pise ou Rome, en revanche, le froid qui y règne de novembre à avril est souvent très rigoureux, et il n’est pas rare d’y voir tomber de la neige au printemps.

Cette année-là, l’automne fut particulièrement sec et devint vite glacial. Daniel recommença à tousser. Il eût été prudent alors de descendre au plus tôt de ces hauteurs et de regagner Naples ou Sorrente, ou même simplement Pise, qui n’est qu’à deux ou trois heures de Sienne. Mais il se trouvait si commodément et agréablement installé dans cette maison de la rue di Fontebranda, où il avait pris à la fois pension et logement chez un ex-professeur du collège, M. Rinaldi, qu’il ne pouvait se décider à partir.

« Ce ne sera rien, se disait-il en songeant à sa toux. Cela va se passer… »

Au lieu de cette guérison qu’il attendait, qu’il escomptait, une aggra­vation survint : la fièvre se déclara, une fièvre bientôt si intense que le malade ne pouvait plus quitter son lit, à plus forte raison changer de résidence.

Le médecin qui le soignait ne dissimulait pas ses inquiétudes à M. Rinaldi, et il ne tarda pas à lui conseiller de prévenir les parents de ce jeune Français.

Daniel, en causant avec son hôte, avait eu souvent occasion de lui parler d’Alexis, de l’affection qui l’unissait à ce frère aîné, et aussi du rôle qu’Alexis avait été peu à peu amené à prendre dans la famille, de l’influence qu’il y exerçait.

C’est donc à lui plutôt qu’à M. Hémon que M. Rinaldi expédia sa lettre.

Consterné par ce coup imprévu, Alexis se mit en route aussitôt.

« Moi qui le croyais guéri ! Que s’est-il donc passé ? se demandait-il à tout instant, pendant que le train roulait vers la Toscane. D’où provient cette rechute ? Quelle imprudence a-t-il pu commettre ? Lui, dont toutes les dernières lettres sont si gaies, qui répète sans cesse qu’il se porte on ne peut mieux ! Et dans quel état vais-je le trouver ? »

Malgré l’ardente fièvre qui le dévorait, Daniel reconnut immédiatement son frère : par une sorte d’intuition, les sens étant sans doute plus affinés chez les malades que dans l’état normal, il avait même pressenti son arrivée, l’avait annoncé au moment où il pénétrait dans le corridor et montait l’escalier :

« Voici Alex… Je l’entends… Je le devine… C’est lui ! »

Et comme Alexis, après l’avoir serré dans ses bras, contraignait ses larmes, étouffait ses sanglots :

« Ne pleure pas, mon bon… Ne te désole pas sur mon sort, murmura-t-il. La vie m’a été douce… J’ai vu de si belles choses ! »


Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre XXII (pp. 269-276).