Souvenirs de l’émigration
(Conférence d’Albert Cim(ochowski) à la Société des Artistes polonais)
Lorsque votre dévoué président a bien voulu me demander de vous entretenir de mes souvenirs sur l’émigration polonaise, j’ai accepté sans me faire prier. A mesure qu’on avance dans la vie, et surtout quand on dévale le revers de la colline, on aime à se rappeler nombre de braves gens qu’on a connus, à évoquer l’image de tant de bons amis ou de grands et généreux esprits disparus, et à les faire revivre devant soi. C’est, mesdames et messieurs, ce que je vais essayer de faire aujourd’hui devant vous.
Remarquons tout d’abord qu’une des fatalités et infirmités de notre nature, c’est de n’apprécier vraiment les choses et les gens que quand nous les avons perdus, en sorte que nous n’avons plus que des regrets et des larmes à offrir à ceux que nous avons le plus aimés. Ils ne sont plus là, hélas ! pour nous entendre.
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Mon père était originaire des environs de Suwałki et d’Augustów, sur les confins de la Prusse. Il prit part à l’insurrection de 1831, combattit sous les ordres du général Chlapowski, fut blessé, durant un engagement, près de Grochów, par un biscaïen[1] qui l’atteignit au bas de la jambe, blessure dont il souffrit cruellement toute sa vie, surtout aux changements de temps. Lors de la défaite des troupes polonaises, il réussit à s’échapper, à gagner l’Allemagne, puis la France, où il arriva en mars 1832.
Il séjourna plusieurs années dans le Midi, notamment, dans les Landes, à Mont-de-Marsan, à Dax, à Saint-Sever, où il connut le général Lamarque et sa famille. C’est à cette époque que, pour annoncer l’écrasement de l’insurrection polonaise, le ministre Sébastiani prononçait à la Chambre ces abominables paroles, demeurées célèbres : « L’ordre règne à Varsovie. »
Le général Lamarque ne demandait, lui, qu’à voler au secours de la Pologne, et son nom, selon le mot d’un grand historien, de Louis Blanc, mérite d’être gravé dans le cœur de tout bon Polonais.
Il est certain que si on l’avait écouté, lui et son parti, si le gouvernement de Louis-Philippe, aussi bien d’ailleurs que ceux qui lui ont succédé, n’avait pas obéi à une étroite, égoïste et mercantile politique, nous ne verrions pas actuellement toutes les horreurs auxquelles nous assistons.
Mon père garda toujours un pieux souvenir du général Lamarque et des siens.
En 1835, je ne sais pour quelle cause, il quitta les Landes pour se rendre à l’autre bout de la France, à Bar-le-Duc. Le chef-lieu du département de la Meuse, aujourd’hui si éprouvé par les bombes allemandes, aux trois quarts saccagé et presque désert, est une jolie et très pittoresque ville, entourée de collines, et en partie construite sur le flanc d’un de ces coteaux : c’est la ville haute ; la ville basse occupe le fond de la vallée, que baigne l’Ornain.
Quand mon père, encore tout ébloui par le clair soleil et la chaude verdure du Midi, descendit de ces hauteurs et pénétra dans cet entonnoir, il se dit que jamais il ne resterait là, et songea tout de suite à déguerpir. Il devait passer à Bar-le-Duc toute sa vie, près de quarante ans, s’y établir et y mourir.
Il faut avoir vu, comme je l’ai vu, et comme nombre d’entre vous l’ont vu, certainement, ce que c’est que l’exil, combien est douloureux le mal du pays, l’arrachement au sol natal et aux affections de la famille, pour se rendre compte du long martyre de nos pères, et comprendre aussi ce que signifie le mot « patrie ».
Je vous disais tout à l’heure qu’une de nos tristes infirmités, c’est de ne bien apprécier les choses que quand nous ne les possédons plus. C’est sans doute pour cela, mesdames et messieurs, que les Polonais aiment tant leur patrie, l’aiment, il est permis de le dire, plus qu’aucun autre peuple n’aime la sienne. La patrie, Ojczyzna nasza[2], c’est tout, absolument tout, pour le Polonais.
O bien qu’aucun bien ne peut rendre !
O patrie ! ô doux nom que l’exil fait comprendre !
s’exclame un poète qui a plus d’une fois célébré la Pologne, Casimir Delavigne.
« Que l’exil fait comprendre ! » Voilà le vrai mot. Et c’est parce que les Polonais sont, depuis tant d’années, proscrits par milliers et millions, jetés çà et là à travers le monde, sans compter les déportés en Sibérie, c’est parce qu’ils ont tant peiné pour cette patrie, tant et tant souffert et tant et tant versé de sang pour elle, qu’ils l’aiment d’un si profond amour.
Mon père n’avait pu rentrer en relations avec ses parents de Pologne, ni même obtenir de leurs nouvelles. Non seulement ses lettres étaient interceptées, mais de fausses lettres, des lettres destinées à compromettre tel ou tel de ses frères ou de ses compatriotes, lui étaient adressées : c’était comme des pièges qui lui étaient tendus, à lui ainsi qu’à quantité d’autres émigrés. Mieux valait s’abstenir, et de longues années s’écoulèrent avant qu’il réussît à se renseigner sur le sort des êtres chéris qu’il avait laissés en Pologne. Tout comme les Allemands d’aujourd’hui, les Russes d’alors s’entendaient à merveille à espionner, molester, persécuter et martyriser leurs victimes.
Mais jamais l’espoir de la délivrance, la certitude du « rétablissement » de la Pologne, du retour dans cette patrie bien-aimée, n’a déserté le cœur des Polonais. « C’est là-bas, dans la terre nationale, que reposeront nos os fatigués ! » Tel a toujours été leur vœu, leur conviction à tous, — et que de fois je l’ai entendu pousser, ce cri suprême !
Pour se consoler et se réconforter, les Polonais, en général très fervents chrétiens, ont toujours fait appel à la protection divine. De toutes les contrées du globe, ils ont élevé leurs voix vers Dieu : Wołają do ciebie z głębi Kopalni Syberyjskich i ze śniegów Kamczackich i ze stepów Algierskich, i z brzegów nowego świata… « Ils crient vers toi, Seigneur, du fond des mines de la Sibérie, du sein des neiges du Kamtchatka, et des déserts de l’Algérie, et des rivages du nouveau monde. » — de partout ! Vous connaissez l’admirable prière pour la patrie, composée par Mickiewicz ? Mais Dieu est si loin, si haut !
Mon père, non seulement était croyant et pieux, mais encore il appartenait à une célèbre secte religieuse polonaise, le Towianisme ou Messianisme.
André Towiański, né en Lithuanie en 1799, et qui avait été magistrat à Vilna, vint en France en 1841, pour annoncer à ses compatriotes la mission dont il était ou se croyait chargé par l’ordre de Dieu.
Cette mission peut se résumer en un mot ; c’est, — d’après la succincte définition donnée par notre érudit compatriote, le professeur Fortunat Strowski, — c’est la doctrine du sacrifice. La Pologne, nation privilégiée entre toutes, est destinée à expier par ses souffrances, non seulement ses fautes à elle, mais celles des autres peuples, à servir de victime expiatoire, de Messie, à tout le genre humain. Je ne m’étendrai pas davantage sur cette mystique et ténébreuse question, les arcanes du Towianisme.
Bien que j’aie passé mon enfance et une partie de ma jeunesse parmi les plus zélés adeptes de cette secte, je n’en fais pas partie, et je n’ai jamais vu son fondateur, celui qu’on appelait « le Maître », « le serviteur de Dieu », André Towiański, qui a exercé, il n’y a pas à en douter, une très puissante influence sur tous ceux qui l’ont approché. C’est au point, assure-t-on, que notre grand poète Mickiewicz disait que si Towiański lui ordonnait de se jeter du haut en bas des tours de Notre-Dame, il n’hésiterait pas une seconde. Ainsi vous voyez !
Tant il y a que les Towianistes ont trouvé, dans leurs mystérieuses croyances, un très fort appui, une aide morale considérable. J’ajoute que tous les Towianistes que j’ai connus, et j’en ai connu et fréquenté beaucoup, étaient de très beaux caractères, de très nobles cœurs, des natures d’élite. Et encore à présent, le successeur ou représentant de Towiański, M. Attilio Begey, avocat à Turin, vient de donner la plus éclatante preuve de ce dévouement et de cette abnégation. Il nous a donné son fils unique, qui, dès le début de la guerre, s’est engagé dans les rangs des alliés, pour la défense du droit et de la liberté des peuples, et est mort pour la plus sainte des causes : je salue pieusement la tombe de ce jeune héros.
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Vers 1860 ou 1865, nombre de Towianistes se rendaient chaque année à Zurich, où résidait « le Maître » qui, comme je viens de vous le dire, exerçait autour de lui un incontestable empire. C’était un charmeur. Parmi ces visiteurs se trouvait le plus intime ami de mon père, Théophile Paszkiewicz, originaire de la même contrée que lui et son frère d’armes. Paszkiewicz était professeur de calligraphie à Paris, et il profitait chaque année des vacances scolaires pour effectuer ce pèlerinage et s’arrêter chez nous. C’était fête à la maison quand il arrivait. Il était bien le plus aimable, le plus charmant et le meilleur homme du monde. Toujours en mouvement, toujours se démenant, déambulant et courant avec ses longues jambes ; toujours gai et jovial, vrai boute-en-train ; toujours prêt aussi à obliger, à se dévouer, — un cœur d’or.
Et comme il l’aimait, lui aussi, sa chère Pologne !
Ce professeur d’écriture, de calligraphie, était, dans sa partie, un véritable artiste, un maître. Avec sa dextre, il accomplissait des prodiges, faisait tout ce qu’il voulait, de mirifiques paraphes, de prestigieux dessins à la plume. Durant un soulèvement qui éclata à Varsovie, du temps du grand duc Constantin, le jeune Paszkiewicz, qui avait pris part à ce mouvement, fut arrêté avec plusieurs de ses complices, et, comme il venait d’adresser une lettre au grand duc pour lui exposer sa situation et faire appel à sa justice, celui-ci, en dépliant la feuille, saisi, émerveillé par cette admirable écriture, s’exclama :
« Mais on ne peut pas condamner à mort un homme qui écrit comme cela ! Ce serait de la folie ! un crime ! »
Et il accorda non seulement la vie, mais la liberté à Théophile Paszkiewicz, qui, d’ailleurs, ne voulut accepter cette double grâce qu’à la condition qu’elle s’étendrait aux autres prisonniers, ses complices, ce à quoi Constantin, qui était sans doute dans un de ses bons jours, daigna consentir.
En 1863, dès les premiers symptômes de l’insurrection, alors qu’il touchait à la soixantaine et entrait dans la vieillesse, Paszkiewicz n’hésita pas à abandonner la brillante et lucrative position qu’il occupait à Paris, à sacrifier tout ce qu’il possédait, pour s’élancer au secours de la patrie. Toujours, vous le voyez, la doctrine du sacrifice, — la doctrine et aussi la pratique.
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Bien avant cette époque, mon père s’était lié avec un Polonais qui résidait près de Bar-le-Duc, dans la petite ville de Ligny-en-Barrois, le colonel Adam Mieroslawski, père du général. Vous savez tous à combien de soulèvements et de combats prit part le général Louis Mieroslawski, le grand rôle qu’il occupa dans la Révolution de Prusse en 1848, et combien mouvementée fut son existence. Il collabora, en outre, à la défense de la France en 1870, et écrivit de nombreux ouvrages ayant tous trait à la politique et aux événements de Pologne : Histoire de la révolution de Pologne, De la nation polonaise dans l’équilibre européen, etc. Lorsque le colonel Adam Mieroslawski mourut à Ligny en 1837, c’est mon père que le général Mieroslawski, retenu au loin, chargea de l’inventaire des biens paternels et de la liquidation de la succession. J’ai été à même de rencontrer le général Mieroslawski en 1870, et je le revois encore : il était de petite taille, mais très bien pris, râblé et solide, une figure énergique et intelligente, et une superbe barbe de cosaque.
J’ai aussi connu, à Bar-le-Duc, un petit tailleur polonais, émigré de 1848, qui avait la spécialité de travailler en journée dans les familles où l’on avait des raccommodages à effectuer. Il s’appelait Wieczorkiewicz, — ce que nous traduirions en français par M. du Soir, — Franz ou François Wieczorkiewicz. Il ne savait ni lire ni écrire, et venait plusieurs fois par semaine voir mon père, pour avoir des nouvelles de la politique, des nouvelles de la Pologne surtout, et, à l’occasion, entendre la lecture de quelque article du Siècle, le journal le plus répandu à cette époque, et auquel nous étions abonnés de seconde main.
Le petit Franz, le petit tailleur polonais, comme on le désignait dans la ville, jouissait de l’estime générale ; il a vécu à Bar-le Duc de longues années, et il y est mort à plus de quatre-vingts ans.
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A l’âge de sept ans, je fus envoyé à l’Ecole polonaise, et en partie confié à ce bon, ce cher et excellent Paszkiewicz, dont je ne saurais dire trop de bien, qui m’a servi de père durant plusieurs années, et que je ne puis nommer sans sentir s’éveiller en mon âme les plus douces souvenances et les plus profonds sentiments de gratitude.
Là, à l’Ecole des Batignolles, j’eus l’occasion de voir notre illustre poète national, Adam Mickiewicz : c’était en 1855, comme il s’apprêtait à partir pour Constantinople, où il allait trouver une mort si inopinée et prématurée. Je l’aperçois encore au milieu de la grande cour de l’Ecole, et ce qui me frappa le plus en lui et m’est le mieux resté dans la mémoire, c’est sa forte et puissante tête couronnée d’une forêt de cheveux blancs. Deux des fils de Mickiewicz, Alexandre et Jean, ont été mes condisciples, et c’est avec Alexandre que j’ai pris mes premières et à peu près mes seules leçons d’escrime.
Un autre éminent poète polonais, Séverin Goszczyński, lui aussi disciple de Towiański, était bibliothécaire de l’Ecole. J’ai lu jadis les poésies de Goszczyński, que M. le docteur Bugiel comparait un jour devant moi très justement à Byron. Une d’elles, l’Enfant polonais, ou du moins une strophe de ce poème, ne s’est pas tout à fait envolée de ma mémoire, et comme c’est à peu près tout ce qui me reste de mes lectures polonaises, je vous demande la permission de ne pas la laisser perdre et de vous la citer :
Hej narody ! Czy wy wiecie
Co to znaczv Polskie dziecię ?
Jest to orzel juz w pielusze ;
W dziecku widzisz starq duszę.
« Eh nations ! Savez-vous ce que c’est qu’un enfant polonais ? C’est un aigle dans ses langes, dans son berceau. Dans un petit enfant, tu vois une grande âme, un grand courage. »
Autres Towianistes : Rustejko, professeur de langue polonaise ; puis, en dehors de l’Ecole, le colonel Charles Różycki, chef de l’insurrection de 1831 en Volhynie ; Louis Nabielak qui, comme Séverin Goszczyński, avait pris part au coup de main du 29 novembre 1830, était un Belvédérien, et Mme Nabielak, l’abbé Duński ; Jérôme Bońkowski, traducteur interprète auprès du tribunal de la Seine ; tous amis de mon père et de Paszkiewicz.
Beaucoup de ces Polonais, et d’autres, aussi, se réunissaient fréquemment alors, et même bien plus tard, vers 1875 et 1880, au café de la Régence, près du Théâtre Français.
J’ai eu aussi comme professeur, à l’Ecole des Batignolles, où plutôt comme maître d’études et surveillant, un Polonais dont je n’ai connu que longtemps après les étonnantes et dramatiques aventures et l’héroïsme. C’était Rufin Piotrowski, le seul Polonais qui, depuis le fameux et légendaire Beniowski, ait réussi — jusqu’à cette époque, 185o ou 1860 — à s’échapper de Sibérie. Mais, tandis que Beniowski, au xviiie siècle, avait effectué son évasion par le point extrême oriental de la Sibérie, par le Kamtschatka, où il était d’ailleurs relégué, Piotrowski, lui, avait dirigé sa fuite vers l’ouest, des alentours de la ville d’Omsk vers l’Europe, vers le port d’Arkhangel. Il ne put s’y embarquer, dut gagner Pétersbourg, puis la frontière prussienne, d’où il rentra en France.
Les Souvenirs d’un Sibérien, dont une excellente traduction a jadis paru à la librairie Hachette, traduction aujourd’hui épuisée, je crois bien, sont un des ouvrages les plus intéressants et les plus émouvants qu’on puisse lire. Nul, si ce n’est le livre de Michelet sur la Pologne martyre, ne nous renseigne mieux sur les supplices et les tortures de toute sorte infligés par les Moscovites à nos infortunés compatriotes déportés dans les neiges sibériennes.
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Après les professeurs, je vous parlerai des élèves, ou du moins de quelques-uns de mes condisciples de l’Ecole polonaise.
Je vous ai cité tout à l’heure deux des fils d’Adam Mickiewicz. Vient maintenant Séverin Nabielak, qui avait pour parrain le compagnon d’armes de son père, le poète Séverin Goszczyński. Séverin Nabielak a été l’un de mes plus intimes amis. Il est entré à l’Ecole Centrale, en est sorti ingénieur et est mort peu après la trentaine.
Gorecki, le futur docteur et ophtalmologiste, a été aussi un de mes bons camarades.
J’ai eu comme moniteur à l’Ecole Venceslas Gasztowtt, devenu plus tard professeur, et qui a consacré toutes ses forces et toute sa vie à faire connaître et aimer la Pologne, et il ne pouvait choisir une plus noble tâche.
Nombre d’autres élèves, comme Drozdowicz, comme Zagrodzki, avec qui j’ai été très lié à l’Ecole, ont disparu de ma route. Mais il en est un, Gronostayski, que je devais retrouver dans l’administration des Télégraphes, où il devint chef de bureau et où j’étais bibliothécaire, et avec qui j’ai entretenu de longues et très cordiales relations. Le pauvre Gronos ! Il avait une manie, il ne pouvait souffrir qu’on le désignât par l’abréviatif de son nom, Gronos, au lieu de Gronostayski. Quand c’était un camarade comme moi, il ne s’en formalisait nullement ; mais qu’un subalterne, un simple commis ou gardien de bureau se permît cette familiarité, il protestait et se fâchait. Or, beaucoup d’agents de l’administration l’entendant toujours appeler M. Gronos étaient persuadés que tel était son vrai nom.
Un matin, le chef du personnel, ayant besoin d’un renseignement urgent, chargea son secrétaire, un tout jeune rédacteur, d’aller voir M. Gronos, le chef du 2e bureau, et de lui demander pourquoi il avait rédigé sous cette forme le présent état de proposition. Le rédacteur prend la feuille, se rend dans le 2e bureau, et est introduit auprès du chef de ce service. Il le salue et lui expose le motif de sa visite.
« M. le Chef du personnel désirerait savoir pourquoi vous avez inscrit ces chiffres dans cette colonne ?
— Je vais vous l’expliquer, dit Gronos. Ici, se trouvent les dépenses prévues pour cette année ; là, dans cette autre colonne, les dépenses effectuées : vous voyez bien ?
— Oui, monsieur Gronos.
— … Tayski ! ajoute l’autre aussitôt. Cette troisième colonne est destinée aux dépenses de l’année dernière ; la quatrième aux économies possibles ; c’est bien clair ?
— Parfaitement, monsieur Gronos.
— … Tayski ? J’ai relaté, d’ailleurs, tout cela dans un rapport joint à cet état. Vous l’avez, ce rapport ?
— Oui, monsieur Gronos.
— … Tayski ! Tayski ! »
Quand le jeune rédacteur eut pris congé de M. le Chef du 2e bureau, il rencontra dans les couloirs, à quelques pas de là, un de ses amis et collègues, appartenant au service de Gronos, et il lui demanda :
« Qu’est-ce qu’il a donc, ton chef ? Je viens de le voir pour un renseignement… Il est maboul !
— Maboul ?
— Il est malade, si tu aimes mieux. Il fait continuellement : « Taski ! Taski ! » comme s’il éternuait.
— Mais pas du tout ! Je ne sais ce que tu veux dire ! C’est toi qui l’es, maboul ! »
Ce n’est que plusieurs mois plus tard, que le jeune rédacteur, secrétaire de M. le Chef du personnel, eut le mot de l’énigme, découvrit que M. le Chef du 2e bureau s’appelait de son véritable nom Gronostayski, et qu’il n’aimait pas qu’on tronquât ce nom, qu’on l’appelât Gronos tout court.
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J’ai encore connu à l’administration des Postes et des Télégraphes un commis principal, Zuchowiecki, qui avait toutes les caractéristiques, toutes les qualités, les chevaleresques qualités d’un vrai Polonais, la vaillance, la générosité, l’enthousiasme, l’exaltation, l’abnégation.
« D’instinct, me disait-il un jour, je suis et serai toujours avec les faibles contre les forts, avec les martyrs contre les bourreaux. Je me serais fait huguenot au temps des dragonnades et, tout républicain que je suis, j’aurais été royaliste sous la Terreur. »
Inutile de vous dire, après cela, quelle adoration, quel culte, Zuchowiecki avait voué à notre Pologne.
Sous le pseudonyme de Joseph Maranze, en commémoration de sa ville natale, Marans, dans la Charente-Inférieure, Zuchowiecki a publié une dizaine de volumes destinés à la jeunesse : Une Héroïne de seize ans, le Capitaine Cœur d’Or, le Tour du Monde en famille, Souvenirs d’une Jeune Fille, etc., et ces volumes, il ne se contentait pas de les écrire, il les illustrait lui-même, et ces dessins ne manquaient ni d’originalité ni de saveur.
Et non seulement Zucho écrivait et dessinait, mais encore il inventait, rêvait de nouveaux instruments, des perfectionnements de toutes sorte. Entre autres inventions, il imagina un appareil de sauvetage pour les matelots et les passagers, qui lui valut l’approbation du Ministre de la Marine et les encouragements de toute la presse. Le Ministre mit à sa disposition un sous-marin, chargé d’aider ses expériences dans l’avant-port de la Rochelle, et ce sont, hélas ! ces expériences qui causèrent la mort de cet intrépide Zucho. On était au mois de mars, et la température était encore très fraîche ; au lieu d’attendre, comme le lui conseillait instamment le commandant du sous-marin, un peu plus de beau temps et de chaleur, il se mit à la nage plusieurs fois dans l’eau glacée, et ces immersions prolongées déterminèrent une double congestion qui l’emporta en quelques semaines. On peut dire de ce noble et vaillant compatriote, qui était si bien le prototype du Polonais, qu’il est mort au champ d’honneur, mort pour la France et pour la civilisation.
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Je terminerai, mesdames et messieurs, par la commémoration d’un Polonais qui a joué en France un grand rôle, a été président du Conseil municipal de Paris, député de la Seine, et a failli devenir ministre, Sigismond Lacroix, de son vrai nom Krzyżanowski : M. de la Croix. Son père, au début de l’émigration, avait été en rapports avec le mien. J’ai beaucoup connu Lacroix, je l’ai longtemps et quotidiennement fréquenté, à l’époque où il était un des principaux rédacteurs du Radical et où j’étais chargé, dans ce même journal, de la Revue littéraire. Ah ! il n’était pas Towianiste, lui ! Pénétré des idées du xviiie siècle, des théories rationalistes de Diderot et de d’Alembert, il ne s’occupait jamais de mysticisme et de révélation. « La croyance à l’incompréhensible, au surnaturel, est toujours un indice d’infériorité » : c’était son criterium et sa devise. Il était très estimé et très apprécié dans le Parlement, où tout le monde rendait hommage à son grand sens politique, à la sûreté et à la loyauté de son caractère, à la netteté et à la fermeté de son jugement. Je me rappelle qu’un jour, M. de Freycinet venant d’être nommé président du Conseil, offrit à Lacroix de le prendre dans son ministère, et Lacroix répondant : « C’est l’Intérieur que je veux ! Je veux l’Intérieur ou rien ! »
Avec toutes ses très remarquables qualités, son esprit supérieur, peut-être Lacroix était-il un peu trop dépourvu de ce don, si goûté des Grecs d’autrefois, la grâce, le charme. Il se montrait parfois peu conciliant, sec, rigide, violent même : il avait, comme on dit, les défauts de ses vertus.
En tout cas, il n’a cessé d’être profondément dévoué à la cause polonaise, toujours fidèle à notre Pologne, et tous les compatriotes qui ont eu recours à lui étaient toujours certains d’être cordialement accueillis.
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Je m’arrête, mesdames et messieurs, et je ne saurais mieux conclure qu’en constatant une fois de plus qu’une nation qui a produit des poètes comme Mickiewicz, comme Goszczyński, Słowacki, Krasiński, des romanciers comme Kraszewski, et Sienkiewicz, des musiciens comme Chopin, des peintres comme Mateyko, et tant d’éminents citoyens, tant d’admirables patriotes, cette nation-là ne peut pas périr. Tant qu’il existera des Polonais sur terre, — et vous savez que notre race est une des plus fécondes, des plus prolifiques, — ils auront le droit de lancer au monde notre imprescriptible protestation, notre immortel et retentissant défi : Jeszcze Polska nie zginęła, kiea’y my zyjemy ![3]
Albert Cim(ochowski)
Association des anciens élèves de l’école polonaise, Bulletin polonais littéraire, scientifique et artistique ; Paris, nº 358 (15 mai 1918).
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, (pp. 162-172).