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Mot-clé : « Baile (rue du) »

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XIV. Troisième déception

L’œil triste, les sourcils froncés, l’air renfrogné, sombre et par instants courroucé et exaspéré, M. Hémon venait de sortir de chez lui et de tra­verser, d’un pas à la fois incertain et saccadé, la place Reggio dans toute sa longueur.

« Irai-je ? N’irai-je pas ? » semblait-il se demander.

Il tenait une lettre à la main, et, de temps à autre, s’arrêtait pour y jeter les yeux, en relire quelques passages, et, aussitôt, l’expression de sa physionomie s’obscurcissait et se contristait davantage.

« Le drôle ! murmurait-il. Ah ! les enfants ! les enfants ! »

A l’extrémité de la place, il tourna à gauche, se dirigea vers la rue du Bourg, puis vers la place de la Couronne, et commença à gravir la côte Gilles-de-Trèves, plus communément appelée alors côte des Prêtres.

« Il faut bien que j’y aille ! continuait-il à se dire mentalement. Il le faut bien ! Seul, M. Van Parys peut me renseigner… »

Et il soupirait de plus belle, hochait la tête plus douloureusement et furieusement.

C’était son fils Daniel qui lui causait tout ce tourment et le mettait ainsi hors de lui.

Il y avait de quoi.

Désespéré de ne pouvoir suivre sa vocation, se livrer librement à son amour pour la peinture, s’étant en vain efforcé d’inspirer à son père d’autres résolutions à son égard, de lui persuader que l’École polytechnique n’était nullement son fait, qu’il n’avait aucune aptitude, absolument aucune, pour les mathématiques, ne sachant que faire, à qui recourir, qui implorer, n’ayant plus auprès de lui son ami Willem, son guide, maître et mentor, Daniel Hémon ne s’était-il pas avisé d’aller le retrouver en Hollande, ne venait-il pas de se sauver de chez lui !

« Ah ! les enfants ! quels ingrats ! Il n’a que sa peinture en tête, celui-là ! Artiste ! Monsieur veut être artiste ! J’ai eu beau dire, beau essayer de lui faire entendre raison… Tout ce qu’il y a de plus précaire ! Un métier de meurt-de-faim !… Je ne peux cependant pas le laisser s’engager dans cette impasse… pas plus que je ne peux le laisser là-bas, à la Haye, comme cela, seul, sans ressources… Ah ! le garnement ! »

Et, de rage, M. Hémon froissa entre ses doigts la lettre par laquelle Daniel l’instruisait des motifs de sa fuite et du lieu de sa résidence, et implorait son pardon.

Homme de sens pratique, négociant expert, pénétré dès son jeune âge d’une unique préoccupation, celle des transactions commerciales, toujours et invariablement cantonné dans le domaine du doit et avoir, M. Hémon n’éprouvait nul attrait pour les artistes et n’était pas en état de les juger équitablement.

« Des farceurs ! Des crève-misère ! »

Ainsi résumait-il sur eux son opinion.

« Il ne pouvait s’ouvrir à moi, c’est évident ! Il n’a pas osé parler, poursuivait-il en lui-même tout en montant la côte des Prêtres. Sachant que je ne céderais pas, il n’a plus rien dit… Il avait tant insisté déjà, tant supplié ! Mais c’est dans ton intérêt, dans ton intérêt seul, que je résistais, petit malheureux ! Peintre ! Ah ! là là là là ! Pour un qui réussit, par hasard ! des milliers et des milliers végètent, échouent piteusement… Encore un qui trompe mes espérances ! Encore un ! Et c’est le troisième !… Ah ! les enfants ! »

Et M. Hémon poussa un gros soupir et porta sa main tremblante à ses yeux prêts à se voiler de larmes.

« C’était cependant pour leur bonheur… Je n’avais en vue que leur succès, leur avenir… J’ai fait tout ce que j’ai pu… Vraiment, c’est jouer de malheur ! L’un, professeur de gymnastique ; l’autre, peintre… Il ne me manque qu’un musicien ! Oui, et ce sera complet ! La vocation ! La vocation ! C’est très joli, mais c’est bien souvent un mot, rien de plus ! Que j’interroge Frédéric sur son goût, il me répondra qu’il veut être pêcheur à la ligne comme ce Jean le Sauvage… Raisonnablement je ne peux pas les laisser faire ! Je ne peux pas ne pas m’opposer de toutes mes forces à de pareilles fantaisies !… C’est à mon devoir de père, à mon affection pour eux uniquement, que j’obéis… Cependant si… si Daniel le veut, s’il ne démord pas de sa peinture, ne vaudrait-il pas mieux m’incliner, accepter ce que je ne puis empêcher, et le guider encore, le soutenir et le surveiller… de façon qu’il en résulte le moins de mal possible ! Ah ! que faire ? que faire ? »

Tout en ratiocinant de la sorte, M. Hémon avait atteint le sommet de la côte, et il longeait à présent le pied de la haute muraille qui soutient les terrasses de l’ancien château ducal.

A quelques pas de là, à l’entrée même de la rue du Baile, s’élevait la petite maison, précédée d’une courette et suivie d’un jardinet en déclive sur le versant du coteau, où demeurait le professeur de dessin, M. Walter Van Parys.

M. Hémon tira le pied de chevreuil adapté à la tringle de fer de la sonnette, et, presque aussitôt, de petits pas rapides et sautillants retentirent sur les dalles de la courette.

« Té ! c’est vous, monsieur Hémon ! Ah ! couquinn’ dé sort ! quel bon vent vous amène ? » s’écria la loquace et joviale Mme Rosalie Van Parys, née Cabriac, dès que la porte fut ouverte.

« Je désirerais parler à M. Van Parys.

— Il n’est pas encore là, et j’en suis étonnée… Bien sûr, il va apparaître… Entrez donc, monsieur Hémon, entrez, je vous en prie ! »

Et elle introduisit le visiteur dans une pièce servant de salon et qui donnait de plain-pied d’un côté sur la courette et de l’autre sur le jardin.

« Et alorsss ? reprit Mme Van Parys. La santé, elle est toujours bonne, monsieur Hémon ?

— Oui, merci bien, madame. »

Mais l’intarissable bavarde n’avait pas attendu la réponse à sa demande, et elle poursuivait, avec sa vivacité et sa volubilité coutumières :

« Ah ! vous aviez, l’autre jour, — c’était pas plus tard qu’avant-hier, — de bien jolis articles en montre à la Parisienne ! des indiennes claires, pointillées bleu et rose… tout à fait ravissantes ! Je regardais cela en passant… Ah ! couquinn’ dé sort ! Je brûlais d’envie d’entrer !… D’autant plus que ce n’était pas cher : 1 fr. 15 le mètre… Et, justement, comme par un fait exprès, j’ai une jupe d’alpaga qui irait très bien, une ancienne jupe encore très mettable… Je n’aurais besoin que du caraco : cela me ferait un gentil petit costume d’intérieur…

— Tout à votre service, madame… Vous pensez que M. Van Parys ne…

— Oui, un petit caraco bleu et rose irait à merveille…

— … va pas tarder ?

— Certainement, monsieur Hémon, certainement ! Il n’est qu’à deux pas de chez nous… là, au couvent : c’est son jour de leçon chez les Dominicaines… tous les mercredis et les samedis. Il devrait être de retour déjà : je ne m’explique pas que… Couquinn’ dé sort ! S’il se doutait que vous êtes ici !… Mais je l’entends, je crois… Oui, je reconnais son pas… Tenez, c’est lui ! »

En effet, la porte de la rue venait de se rouvrir, et le long, froid, grave et solennel M. Van Parys s’apprêtait à traverser la cour et à se diriger vers un escalier construit sous un auvent, quand sa femme l’appela :

« Walter ! Il y a là M. Hémon, de la Parisienne, qui t’attend… Viens vite, mon ami ! Tu es en retard !

— C’est vrai. Mme la supérieure m’a retenu… Excusez-moi », dit M. Walter Van Parys en saluant M. Hémon.

Mme Rosalie Van Parys aurait sans doute et sûrement continué très volontiers à jacasser, mais son mari, qui la connaissait, profita de ce qu’elle avait fait quelques pas à sa rencontre dans la cour, et se trouvait derrière lui, presque sur le seuil du salon, pour fermer la porte, la lui fermer au nez.

« Je suis tout à vos ordres, monsieur », dit-il à M. Hémon.

Celui-ci d’exposer alors le motif de sa visite et de donner lecture de la lettre de Daniel.

« Vous voyez, ajouta-t-il, c’est auprès de votre neveu qu’il s’est réfugié. C’est pourquoi j’ai recours à vous… Je sais que votre neveu a demeuré plusieurs années à Chanteraine, qu’il en est parti il y a quelques mois seulement… »

M. Van Parys acquiesça d’un signe de tête.

« Mais je ne le connais pas personnellement. Il est, je crois, plus âgé que mon fils Daniel.

— De quatre ou cinq ans.

— Malgré cette différence d’âge, ils étaient très liés ensemble. Votre neveu avait l’obligeance de diriger Daniel dans ses études de dessin et de peinture ; il a pris peu à peu sur lui, tout me le fait présumer, un grand ascen­dant…

— Mon neveu Willem n’a bien sûrement pas encouragé votre fils à vous quitter, protesta avec énergie M. Van Parys.

— Oh ! je n’aurais garde de l’accuser ! fit M. Hémon.

— Permettez-moi d’aller au-devant du reproche, — précisément à cause de cette intime liaison, et de cette différence d’âge qui donnait à mon neveu une certaine autorité… — de repousser une telle accusation, avant même qu’elle ne soit formulée. Je réponds de Willem comme de moi. Si votre fils Daniel, pour qui j’ai beaucoup d’estime et à qui je porte un vif intérêt, monsieur : c’est mon meilleur élève, un élève hors ligne… »

M. Hémon s’inclina courtoisement, non sans se dire, en son âme et conscience, qu’il aimerait mille fois mieux que Daniel fût moins fort en dessin et plus « ferré » en mathématiques, en physique, en histoire, en n’importe quelle autre matière.

« Si votre fils Daniel, arrivé à la Haye, reprit M. Van Parys, avoue à mon neveu que c’est sans votre assentiment, subrepticement, qu’il a déserté la maison paternelle et effectué ce voyage, mon neveu ne se fera certainement pas complice de cette dissimulation et de cette fugue. Il nous préviendra, nous écrira sur-le-champ, à vous ou à moi, j’en ai la conviction.

— Je vous crois, monsieur, et, encore une fois, je n’accuse personne… personne que mon fils, ajouta M. Hémon avec l’expression d’un insurmontable chagrin. Je m’étais bercé d’illusions à son sujet, je comptais le voir terminer régulièrement et complètement ses classes, conquérir son diplôme de bachelier… Je le destinais à l’École polytechnique : c’est de ce côté que j’aurais voulu l’aiguiller… Ah ! nous voilà loin de compte ! »

En présence de cette douleur, M. Van Parys gardait un respectueux silence.

« Je sais bien qu’il faut avoir égard aux goûts des jeunes gens, ne pas rester sourd à leur vocation… c’est évident ! Mais encore faudrait-il être sûr qu’il y a vocation, vocation réelle, qu’il ne s’agit pas d’un caprice passager, et que l’enfant ou le jeune homme ne regrettera pas plus tard qu’on l’ait laissé s’engager dans une voie qui n’était pas la sienne. Je ne voudrais pas faire naître des regrets de ce genre dans l’esprit de Daniel ; je ne voudrais pas qu’il pût se dire un jour, comme nombre de gens, et de mes amis, que j’ai entendus : « Mon père aurait dû jadis opposer sa raison et sa volonté d’homme à mon inexpérience juvénile ; il aurait dû ne pas me laisser me gouverner à ma guise. Comme je me trouverais bien aujourd’hui de cette énergie et de cette contrainte ! » Voilà ce que j’appréhende, monsieur, le remords que je veux m’épargner. »

De nouveau, M. Van Parys courba la tête, en témoignage d’acquies­cement.

« Si véritablement Daniel a le goût des arts, la passion de la peinture, ne vaudrait-il pas mieux… — je me le demande ! je cherche une so­lution ! — ne vaudrait-il pas mieux, au lieu de m’obstiner… oui, qu’il restât où il est, en Hollande, auprès de votre neveu, qui le guiderait, le ferait travailler, comme il faisait ici, qui le surveillerait !

— Je crois fermement, monsieur, que Daniel a ce goût et cette passion, et qu’il est des mieux doués pour réussir, dit M. Van Parys ; mais je sens bien aussi que ma parole peut vous sembler suspecte ; je suis le professeur de Daniel…

— Je comprends vos scrupules, interrompit M. Hémon ; ils font honneur à votre délicatesse ; cependant à qui recourir, en pareille conjoncture, qui interroger et consulter, sinon vous ?

— C’est vrai ; aussi je vous donne mon opinion telle qu’elle est, absolument sincère, quitte à laisser supposer que j’exagère les mérites de mon élève et me complais dans mon œuvre… mon œuvre partielle, rectifia M. Van Parys, car Daniel s’est surtout formé lui-même.

— Dans mon embarras, ma pénible perplexité, j’en arrive à me dire, reprit M. Hémon : Si nous essayions ? Si je laissais Daniel suivre son penchant ? Il resterait où il lui a plu d’aller, chez votre neveu, ou près de lui… Nous nous entendrions pour le prix des leçons… des leçons et de la pension : autant que possible, je voudrais que Daniel, qui n’a encore que dix-sept ans, ne fût pas abandonné à lui-même, dans une ville étrangère, qu’il vécût en famille… Si cet arrangement pouvait convenir à votre neveu, j’en serais content.

— Je puis lui écrire, si vous le désirez. D’avance, je vous avoue que je ne prévois aucun obstacle. L’affection qui lie votre fils à mon neveu est réciproque : Willem sera donc enchanté d’avoir Daniel près de lui, et de continuer à la Haye les leçons qu’il lui donnait ici. Il est maître de dessin et de peinture dans plusieurs établissements scolaires de la ville…

— Je le sais ; Daniel me l’a dit. Il nous a souvent parlé de lui.

— J’ai la certitude, monsieur, que vous n’aurez qu’à vous louer de votre détermination.

— Eh ! détermination bien forcée ! riposta M. Hémon. Si ce vaurien ne s’était pas sauvé, je ne me serais jamais avisé de l’envoyer là-bas ! Non ! Mais… puisqu’il y est !

— Cette fuite vous prouve toute la puissance de sa vocation.

— C’est ce que je me dis aussi, c’est le raisonnement que je me tiens. Pour s’être ainsi enfui de chez nous, lui d’ordinaire plutôt timide, qui nous est profondément attaché, qui n’a cessé jusqu’ici de se montrer doux et docile, respectueux et affectueux envers sa mère comme envers moi, il a fallu qu’il fût poussé par une irrésistible force. Convaincu que je ne céderais pas à ses désirs et que je m’obstinais à lui imposer ma volonté, il a cherché à se dérober… Eh ! mon Dieu ! c’est peut-être moi qui avais tort ! Je le souhaite, monsieur Van Parys, je le souhaite de tout mon cœur ! Puisse cet enfant ne jamais se repentir de ce qu’il vient de faire et de ce qu’il m’oblige à faire ! Puisse-t-il ne jamais maudire l’adhésion que je donne aujourd’hui à ses projets et à ses rêves ! »


Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre XIV (pp. 161-172).

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